Début 2016 et l’opinion : l’évidence Juppé, l’évidence Valls…

En matière de popularité, les deux champions de l’opinion publique sont nettement confirmés, en ce début 2016, année de tous les échauffements pour la grande course présidentielle. Alain Juppé et Manuel Valls, dans leur camp respectif, sont en surplomb. Le premier domine le chef du parti, Nicolas Sarkozy, le second domine le chef de l’Etat, François Hollande, la situation étant peut-être plus difficile à gérer, pour l’hôte de Matignon.

Cette tribune de JP Moinet a été publiée aussi sur HuffPost (9/01/16) : www.huffingtonpost.fr

Côté Juppé, quelles sont ces qualités qui le font, du point de vue de l’opinion depuis plus d’un an (et contre certains pronostics, notamment des sarkozistes du premier cercle), persister et même progresser dans sa cote de confiance et de popularité ? Mais aussi dans les intentions de vote – devenues majoritaires en sa faveur – mesurées par divers instituts, en vue de la primaire programmée de la droite et du centre ?

Quatre atouts majeurs apparaissent comme durablement porteurs pour l’ancien Ministre des Affaires étrangères (et de la Défense) qu’a été le Maire de Bordeaux. L’autorité et la constance d’abord, l’alliance de ces deux vertus étant productive d’effets dans son cas. Dans un monde en rapide et constante évolution, l’opinion, particulièrement troublée en France par la mondialisation des échanges, cherche sans doute davantage des valeurs sûres et rassurantes, que des profils aux idées incertaines ou au caractère vibrionnant. Malgré les efforts de Sarkozy, qui n’a rien à prouver en matière d’autorité, la constance de ses positions politiques n’est pas perçue comme sa qualité première… On peut reprocher ici ou là à Juppé, avec son dernier livre « Pour un Etat fort » (JC Lattès), de faire un virage à 180 degrés vers la droite. Mais à y regarder de près, et en se souvenant de loin, les positions qu’il y affirme, sur la sécurité ou l’immigration, ne sont pas éloignées de celles qu’il portait quand il présidait le RPR, puis l’UMP, tout le monde semblant avoir oublié qu’en 2002, c’est bien lui qui, après le « choc » du 21 avril, a été le Président-fondateur de la formation de droite et du centre (François Bayrou étant alors bien seul à s’y opposer).

La fraîcheur du « produit »

réformateur bordelais

Mais au-delà du couple autorité-constance, il y a chez Juppé cru 2016 un autre alliage, original et apparemment paradoxal pour une personnalité de cette génération, très opérant en terme d’opinion : à 70 ans, l’ancien Premier ministre a poussé l’exploit d’image en portant à la fois le sentiment d’une certaine fraicheur – de la personnalité, de la psychologie qui l’accompagne – et, à défaut du parcours politique, de l’esprit réformateur qu’il revendique, et dont tout le monde voit bien, à gauche comme à droite, qu’il doit s’imposer fortement en France, pour sortir de multiples difficultés. Arrêtons-nous quelque peu sur ce sentiment de fraicheur, au sens du « produit » politique : alors que Sarkozy porte comme un fardeau le double poids du bilan (ses cinq ans à l’Elysée) et de la fonction partisane (qui est plus que jamais dépréciée), Juppé échappe à tout procès en bilan. Sous la présidence S   arkozy, ses fonctions régaliennes – notamment de Ministre des Affaires étrangères – ont fait que, comme Laurent Fabius ou Jean-Yves Le Drian aujourd’hui, il a échappé aux controverses politiciennes et aux effets réducteurs du clivage gauche-droite. Cette hauteur a produit, pour lui, une fraicheur marketing. Le tour de passe-passe est d’autant plus performant que « sa tentation de Venise » (décrocher de la politique) le relie à une forme de droiture mais aussi à l’héritage Chirac, lui-même apparu, avec le temps, bien plus positif qu’il y a une dizaine d’années… Sarkozy avait fait son succès sur la « rupture » avec Chirac, Juppé construit le sien sur une forme de retour aux sources gaullo-chiraquienne, matinées de giscardisme : modernité canadienne et ouverture girondine en prime !

Alain Juppé rassure, tout en étant réformiste. Il a creusé l’écart.

Sur le fond, Juppé apparaît aussi plus rénovateur ou réformateur que bien des jeunes pousses néo-conservatrices françaises, dont l’un des archétypes est Laurent Wauquiez, devenu de fait numéro deux du parti Les Républicains, Nathalie Kociusko-Morizet ayant été « dégagée » pour délit d’opinion (et de lèse majesté) sur la stratégie sarkoziste mise en œuvre avec le succès qu’on sait concernant le Front National. A l’aise pour pousser méthodiquement les feux des réformes économiques et sociales, au point de pouvoir attirer à lui la tendance Emmanuel Macron de la gauche au pouvoir, Juppé apparaît orthodoxe, sans choquer quiconque, en matière de sécurité. A droite sur ce terrain, il apparaît même plus crédible que certains anciens Ministres de l’Intérieur, qu’il s’agisse du sarkoziste décrédibilisé Claude Guéant ou du roboratif Brice Hortefeux, qui n’a pas su convaincre grand monde – c’est un euphémisme – sur les effets lumineux de son action place Beauvau. C’est ainsi, et même si un Bruno Lemaire a tout loisir de prôner le renouvellement et d’afficher la jeunesse, en matière de réformisme, Juppé a réussi à faire passer dans l’opinion une chose finalement assez simple: le plus jeune, et le plus réformiste, n’est pas forcément celui qu’on croit.

La hiérarchie Président-Premier ministre

est inversée dans l’opinion

Côté Valls, la cote de popularité qui le porte depuis des mois malgré toutes les difficultés de son camp, fait plus d’un envieux à gauche. Le binôme Président-Premier ministre, cette « dyarchie au sommet » selon la formule du Général de Gaulle, est aujourd’hui nettement à la faveur du subordonné, le Premier ministre, alors que le poste est traditionnellement exposé, sous la Vème République, à toutes les protestations et impopularités. Dans les difficultés de la famille socialiste, le couple politique est dans l’obligation de rester uni, le Premier ministre n’est plus un fusible de surchauffe contestataire, François Hollande profite du bouclier populaire Valls. Mais jusqu’à quand ?

En tout cas, Manuel Valls incarne aussi, dans l’opinion, cette vertu très prisée par les temps qui courent, de l’autorité. Une autorité qui, en matière de sécurité publique particulièrement, est devenue un atout majeur même si on le lui reproche encore ses dérives sécuritaires au PS, reproches plus répandus chez les écologistes et à la gauche de la gauche. Comme Sarkozy, Valls a occupé les fonctions de Ministre de l’Intérieur, où sa combativité – autre qualité qu’il incarne, plus nettement d’ailleurs qu’un Juppé – a été mise à l’épreuve et où il a pu manifester des capacités, un certain talent même, reconnu à gauche comme à droite ou au centre. Comme Juppé, Valls empiète sur le territoire « adverse ». Sur l’économie, il était déjà le droitier du PS lors de la primaire qui l’avait propulsé sur le devant de la scène. Sur le terrain des 35 heures et du droit du travail notamment, il est concurrencé par le brillant Emmanuel Macron. Quant à la sécurité et à l’immigration clandestine, Valls impose le cap d’une fermeté, qui pose des problèmes à son camp mais ne lui en pose pas du point de vue de l’opinion publique.

Manuel Valls dépasse François Hollande, son candidat potentiel

Comme Juppé, Valls transcende le clivage gauche-droite, ratisse assez large en terme de popularité et dépasse le « chef » en ce qui concerne les intentions de vote – théoriques, en ce moment, en son cas – pour l’élection présidentielle de 2017. Le débat sur une primaire à gauche a été ouvert mais plutôt sur un ton moderato, aucun poids lourds socialiste n’ayant osé s’exposer sur ce sujet à la foudre du Président de la République en exercice. C’est bien sûr le principal obstacle pour Valls. Il est perçu, par tous les instituts de sondage, comme plus attractif et plus performant, comme candidat de la gauche au premier et au second tour de la prochaine présidentielle. Mais tout indique, pour l’instant, qu’aucune primaire ne sera organisée côté gauche en 2016, tout le monde semble se ranger à l’idée qu’elle ne peut avoir lieu que si l’hôte actuel de l’Elysée, qui n’a évidemment pas dit son dernier mot, décidait de ne pas renouveler sa candidature. Hollande est ainsi, ce qui n’est pas le cas à droite pour Sarkozy, maître du calendrier et de la décision.

Cet obstacle Hollande est bien sûr de très grande taille pour le Premier ministre. S’il était levé – l’hypothèse est fortement improbable mais il serait imprudent de l’exclure – il est clair que Valls n’aurait pas une concurrence très solide, ni très crédible, pour accéder à la candidature présidentielle. Ce qui pourrait redistribuer certaines cartes politiques, notamment du côté des électeurs du centre.

A droite, la posture Sarkozy

devient trop risquée électoralement

Quant à Juppé, quelles sont les grands obstacles sur sa route, en tout cas sur celle des primaires ? Sarkozy ? Même si les choses peuvent changer d’ici novembre, des élus LR commencent à être plus nombreux considérer tout haut que la posture Sarkozy devient trop risquée ou incertaine électoralement, pour que l’ancien chef de l’Etat puisse arriver en position de force dans la vraie campagne présidentielle, celle qui ne démarrera vraiment qu’en janvier ou février 2017. L’âge ? Sauf problème imprévu, mais comme bien d’autres, on a vu que Juppé a réussi à en faire, pour l’instant, un atout, celui d’une expérience qui est loin d’avoir été usée. L’équipe, les réseaux, l’organisation ? Tout cela ne semble pas faire peur dans l’entourage du Maire de Bordeaux, où on ironise : « on n’a pas le pétrole (le parti et son budget), mais on a les idées ».

Une autre objection récurrente, à l’inexorable victoire de Juppé, mérite aussi l’analyse. Sarkozy, lui, est une « bête de campagne ». Un peu comme Valls d’ailleurs, dont l’art oratoire sait enflammer une salle, un auditoire, une audience télévisuelle aussi. Sarkozy peut-il redevenir « Sarko », avec son énergie légendaire, sa fougue sidérante, des formules qui font mouche, des emportements tripaux et langagiers qui lui sont pardonnés ou qui peuvent même le re-créditer, en période de campagne hyperactive ?

Juppé, lui, est dans la retenue, dans une réserve d’éducation, de culture aussi, qui peut devenir une faiblesse, entend-on, quand le match va réellement commencer, quand les coups seront non seulement permis mais demandés par un public qui, en France, aime la bagarre politique. La hauteur et la retenue, marque de fabrique Juppé, pourront-elles résister à l’épreuve brutale d’une campagne où il ne faudra pas seulement se livrer, personnellement et programmatiquement, mais aussi livrer bataille ?

Juppé le sait très bien. L’opinion est volatile, versatile parfois, elle peut se retourner comme une crèpe. Des événements inattendus peuvent faire irruption, changer la donne. L’histoire des élections est chargée d’exemples. Alors, ne pas faire vibrer les salles, ne pas forcément émouvoir un public – il l’a pourtant fait lors de l’émission « Des paroles et des actes » sur France 2 – peut être le tendon d’Achille de Juppé. Face à cette interrogation, qui les parcourt aussi, les membres du cercle juppéiste préfèrent, pour certains, botter en touche : l’hyper-présence médiatique de Sarkozy a fait son temps, les acrobaties démagogiques aussi, elles ont fini par lasser l’opinion, celle des sympathisants de droite compris, l’heure serait à la sobriété, au sérieux, à la solidité du projet, à la crédibilité de la démarche… bref, toute une série de choses, où l’émotion et la mise en scène (formules, estrades, coups théâtraux) ont peu de place.

L’année 2016 sera longue pour réfléchir aux ingrédients d’une bonne campagne. Juppé se prépare bien sûr à l’idée d’entrer dans l’arène. Mais comme pour Valls, rien ne pousse le Maire de Bordeaux à précipiter le combat, tout semble même indiquer, vue sa confortable assise de popularité, qu’il n’a pas à lâcher ses chevaux-vapeurs trop tôt, tout en se rapprochant de la cible des sympathisants de droite et du centre. Quant aux coups, il a peut-être la faiblesse de croire, en « meilleur d’entre nous » -du point de vue de l’opinion aussi- que ce sera désormais au challenger de les porter contre lui.

Jean-Philippe MOINET,

directeur conseil à l’institut Viavoice,

auteur et fondateur de la Revue Civique.

(9/01/16)