Entretien : des jeunes défavorisés à l’esprit de défense…
Aujourd’hui président de la Fondation de la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur, qui agit pour les jeunes élèves défavorisés, l’ancien Chef d’état major des Armées estime qu’opposer Égalité et Mérite « n’est plus d’actualité » : « Tout le monde comprend bien qu’une société est d’autant plus performante et juste, qu’elle permet à chacun de voir ses talents reconnus ». Il répond aussi à nos questions sur «l’esprit de défense», dilué : «ce qui porte atteinte à l’esprit de défense, déclare-t-il, ce n’est pas la disparition du service militaire mais la disparition du sentiment d’appartenance à une collectivité, à une nation. »
La REVUE CIVIQUE : Quels sont les objectifs de la Fondation « Un avenir ensemble », que vous présidez en tant que Grand Chancelier de la Légion d’Honneur et qui est tournée vers le mérite des jeunes élèves défavorisés ?
Général GEORGELIN : La Fondation a été créée par mon prédécesseur Jean-Pierre Kelche. L’objet de la Fondation est que des jeunes élèves méritants puissent être parrainés, de la classe de Seconde à leur premier emploi, par les décorés de la Nation et de leur fournir ainsi une aide qu’ils ne trouveraient pas nécessairement dans leur environnement. Cette aide n’est pas seulement financière, elle offre aussi un accompagnement humain, exigeant pour les parrains.
Pour les décorés – de la Légion d’Honneur et de l’Ordre national du Mérite – le parrainage consiste à donner de l’attention et du temps à ces jeunes, de leur ouvrir leurs réseau x. Un lien est ainsi établi, entre les personnes favorisées et les autres, qui méritent un soutien dans la durée : c’est un peu un parcours du combattant pour ces jeunes qui ont obtenu de premiers bons résultats et doivent trouver une place dans la société à la hauteur de leurs talents. Il apparaît normal que ceux que la Nation distingue par ces grandes décorations apportent, en retour, quelque chose à ces jeunes. C’est en quelque sorte une transmission des valeurs du mérite.
Pour les décorés, est-ce une obligation ou un acte de volonté ?
Cela se passe sur la base du volontariat. Nous invitons les décorés des deux ordres et de la Médaille militaire à parrainer de jeunes boursiers repérés par l’Éducation nationale.
Parmi les décorés, qui se porte volontaire au parrainage ?
C’est très variable : toutes les activités du pays se trouvent chaque année représentées parmi les parrains. La Fondation a lancé son activité de parrainage il y a 4 ans et les résultats sont encore modestes. La Légion d’Honneur représente au total 94 000 citoyens, le Mérite 189 000 personnes, la Médaille militaire, c’est 173 000 décorés. Nous avons aujourd’hui 518 personnes qui se sont manifestées pour être parrains. Nous avons devant nous une forte marge de progression. Signe encourageant : nos appels aux dons ont eu un taux de retour sensiblement supérieur aux résultats habituels en matière de « fundraising ». Notre action est perçue comme pertinente, crédible, fondée aussi sur des garanties et des valeurs que la Grande Chancellerie de la Légion d’Honneur porte.
Ces jeunes qui veulent s’en sortir
Et quel est le profil de ces jeunes soutenus par votre Fondation ?
Ce sont des élèves de Seconde ou de Première, qui ont eu une mention Bien ou Très Bien au Brevet des collèges ou une note de vie scolaire favorable, c’est-à-dire des jeunes motivés, impliqués dans la vie du collège, qui respectent les règles de vie en société et qui veulent «s’en sortir».
Comment percevez-vous la reconnaissance(ou non) du mérite, en général, dans notre société ?
Les décorations ont pour rôle, précisément, de sanctionner un mérite de première importance. Tout au long de l’histoire de la Légion d’Honneur, il y a eu conflit entre le principe d’égalité républicaine et le principe de distinction des mérites, d’une élite. Par exemple, en 1848 et en 1870, certains députés et responsables politiques (dont Jules Ferry en 1870) proposaient la suppression de la Légion d’Honneur. Aujourd’hui, ce débat entre Egalité et Mérite n’est plus d’actualité. Chacun a pris conscience qu’il y a nécessité, pour chaque être humain, d’être reconnu dans ce qu’il fait dans ses efforts et ses réussites, que chacun doit obtenir la juste récompense de ses mérites. Les critiques que l’on peut entendre, par exemple concernant la Légion d’Honneur, ne touchent plus son principe mais les critères qui président à sa remise. Tout le monde comprend bien qu’une société est d’autant plus performante et juste qu’elle permet à chacun de voir ses talents reconnus.
Le monde de l’éducation prend-il en compte suffisamment cette distinction des mérites, dans son approche honorifique ?
Oui. Je peux même vous dire que la compétition qui prévaut pour, dans le monde éducatif, obtenir les Palmes Académiques vaut largement celle qui prévaut pour la Légion d’Honneur… Y compris dans le monde éducatif, la Légion d’Honneur est devenue un marqueur de l’identité nationale française. Un certain nombre d’institutions, quoi qu’on en dise, comme la Légion d’Honneur ou l’Académie Française sont emblématiques de notre patrimoine culturel et historique. Cela fait partie d’un héritage, qui n’est pas fondamentalement contesté.
Comment définissez-vous l’honneur ?
L’honneur est une valeur qui appelle le dépassement de soi, le risque de sa vie parfois, l’engagement pour une grande cause, le mouvement en avant qui attire le respect de soi-même et la considération d’autrui. La sensibilisation à l’honneur doit sans doute trouver une place importante dans le cadre de l’Éducation Nationale. Cela renvoie à la notion de civisme, à la volonté de servir, en tant que citoyen, sa communauté nationale, son pays, sa patrie. Quand on remet la Légion d’Honneur, c’est qu’on reconnaît qu’une personne, dans l’honneur, s’est dépassée et a apporté quelque chose à son pays. C’est le cas, bien sûr, pour des actions militaires et d’éclat. C’est le cas aussi dans beaucoup d’autres activités, par exemple dans le domaine de la recherche où nous avons beaucoup de méritants trop méconnus. De la même manière, un jeune sportif qui décroche une médaille d’or aux Jeux Olympiques, après des années d’efforts, et qui fait retentir la Marseillaise en Mondiovision, mérite les honneurs de la nation.
Pour des chanteurs de variété, n’est-ce pas plus contestable ?
Quand, dans le domaine culturel, par son travail et son talent, un artiste contribue au rayonnement de la France et à transmettre du bonheur aux autres, pourquoi ne pourrait-il pas être distingué ? Avec moi, un Conseil de l’Ordre de la Légion d’Honneur, composé de seize personnalités, est amené à comparer les mérites dans les divers champs d’activités. Contrairement à ce qu’on croit parfois encore , la Légion d’Honneur récompense les différents champs d’activités de la nation et pas seulement les mérites militaires. La vertu du militaire peut rejoindre celle du musicien, du chercheur, de l’agriculteur, du médecin, du sportif… dans la reconnaissance de services éminents rendus au pays. Cette universalité de la reconnaissance des mérites a été conçue dés l’origine de la Légion d’Honneur, en 1802 Napoléon disait : « je veux honorer mes soldats et mes savants ». Napoléon a par exemple tenu à remettre la Légion d’Honneur au peintre David. On ne peut comparer un chanteur de variété et un combattant qui a mené une section d’infanterie à l’assaut au péril de sa vie. Mais la Légion d’Honneur est faite pour, dans des domaines très différents, donner des exemples à la nation.
Que pensez-vous du lien, qui peut sembler distendu aujourd’hui compte tenu de la professionnalisation des Armées, entre les citoyens et les questions de Défense ?
La professionnalisation des Armées a répondu à une nécessité. Et on peut observer, pour répondre aux nostalgiques de la conscription (qu’on n’a d’ailleurs pas beaucoup entendu au moment de la suppression du service national…), que la nation s’est constituée sans le service militaire, apparu bien après l’édification de la France en tant qu’Etat-nation : sous la Monarchie, les Armées étaient professionnelles.
L’OTAN a évité de terribles attaques terroristes
La relation citoyens-Défense ne passe pas largement par le service militaire, même si celui-ci a pu la faciliter. Il y a esprit de défense quand il y a conscience d’appartenir à une communauté solidaire qu’est une nation et une volonté de la défendre contre des menaces que l’on perçoit comme telles. Ce qui porte atteinte à l’esprit de défense, tel que vous le mentionnez, ce n’est pas la disparition du service militaire mais la disparition du sentiment d’appartenance à une collectivité et à une nation, conscience d’autant plus affaiblie qu’il n’y a plus une perception claire d’une menace qui pèse sur une nation en tant que territoire. Pendant longtemps, au x 19ème et 20ème siècle, la menace était clairement identifiée, c’était l’Allemagne, puis l’Union Soviétique. Avec le succès de l’Union Européenne, plus personne n’imagine une menace de guerre inter-étatique en Europe.
Il y a pourtant de nouvelles menaces…
Oui. Et pourtant en Europe, en dehors de la France, ces dix dernières années les budgets de Défense ont été globalement réduits de 10%, alors qu’ils ont augmenté de 50% partout ailleurs dans le monde. Il y a par ailleurs un certain paradoxe : l’image des Armées en France n’a jamais été aussi bonne que ces dernières années. C’est une institution qui, comparée à d’autres, est appréciée par nos concitoyens.
On voit néanmoins que le soutien de l’opinion à nos opérations extérieures (en Afghanistan par exemple) est relatif, fragile même, c’est un problème, non ?
Il existe en effet une distorsion nette entre l’image extrêmement positive que l’opinion publique a de nos armées et le soutien qu’elle apporte à nos opérations, notamment en Afghanistan. Pour l’opinion publique assez largement, l’armée reste attachée à la défense du territoire national. Or, aujourd’hui, où nous n’avons plus de menace directe à nos frontières, conséquence heureuse de l’édification de l’Union européenne, c’est à l’extérieur que nous devons aller défendre nos intérêts et notre sécurité. Nous avons pour cela transformé en 1996 notre armée de conscription en une armée professionnelle qui a vocation à être déployée loin de nos frontières – ainsi en Afghanistan où nous combattons Al Qaïda à sa racine. C’est cette vérité là que nous devons inlassablement répéter.
Les positions, aujourd’hui, sont-elles en général plus responsables qu’hier sur ces sujets ?
Plus responsables en général oui, qu’il s’agisse des responsables politiques, des élites intellectuelles ou médiatiques, et donc, je pense, de l’opinion plus globalement. Tout le monde sait bien que les combats en Afghanistan ont permis de faire face à la plus grande menace terroriste jamais connue, Al Qaïda. Et sans doute d’éviter en Europe, et en France, des attentats meurtriers.
Si la France avait occupé la rive gauche du Rhin en 1934, personne n’aurait sans doute su, et dit, que cela aurait évité la tragédie de la seconde guerre mondiale. C’est la même chose aujourd’hui. Sauf que les Etats-Unis et l’OTAN, en intervenant à la source en Afghanistan, ont évité de terribles attaques terroristes dans nos pays. Les opérations extérieures ont eu cette immense vertu de nous protéger. Même s’il est vrai que, dans l’opinion, ces enjeux de défense ne sont pas forcément toujours très présents dans les esprits.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°6, Automne 2011)
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