Enseignant à Sciences Po, fondateur de l’agence W, Denis Gancel fait ici l’apologie originale de l’éclectisme, de la curiosité et des polyvalences, celles du « ET ». Aux vertus bien supérieures à l’hyper-spécialité du « OU », écrit-il. A l’ère du digital, tant sur le plan professionnel que personnel, la force et l’art du « ET » tendent à s’imposer, observe-t-il.
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« Tu fais trop de choses ! » Quel est l’étudiant qui n’a pas entendu ses parents ou ses professeurs l’inviter à « approfondir », à ne faire qu’une seule chose à la fois, à ne pas se disperser ? C’est que le ET n’a jamais eu bonne presse. Les 40 ans du Centre Georges Pompidou nous ont rappelé les sévères polémiques suscitées par un lieu qui « mélangeait tout » prétendant être un musée, une bibliothèque, un centre de recherche, un restaurant, un belvédère… Que dire des décathloniens qui pourtant sont, au dire d’Usain Bolt, les sportifs les plus accomplis et pratiquent leurs 10 disciplines dans l’anonymat le plus total. Le fait est qu’ils sont moins performants que les « spécialistes ». Ces fameux experts de la discipline qui ne font que ça et le font mieux. Hélas, quand les adeptes du ET attirent la méfiance, la suspicion, ceux du OU remportent la palme.
Il faut admettre, comme pour le cholestérol, qu’il y a le bon et le mauvais ET. Rien de comparable entre l’étudiant double formation 1er prix de conservatoire, avec le « touche-à-tout » qui a tout commencé sans rien terminer ! On le traite d’ailleurs injustement de « Charlot » sans savoir que Charlie Chaplin a été sans doute le plus grand artiste du ET, lui qui était producteur, auteur, réalisateur, interprète ET compositeur de ses films !
Mais il y a aussi les dérives du OU et sa culture de spécialiste, qui ont transformé nombre d’entreprises en moulin tant on y trouve de silos, aussi fiers de leur verticalité, qu’inaptes à la transversalité. On y rencontre ces cadres supérieurs, experts, isolés et perdus, siégeant au sein de multiples comités de OU désunis.
Ceux qui se sont moqués du « En même temps » d’Emmanuel Macron auraient mieux fait de réfléchir. Dans la vie tout est ET. La biodiversité nous apprend que si la nature est cyclique elle est aussi foisonnante. Le printemps nous rend spectateurs émerveillés des feuilles ET des fleurs ET des chants d’oiseaux ET des odeurs ET de la lumière… Les neurosciences nous révèlent les capacités extraordinaires de notre cerveau à faire mille et une choses en même temps. Les chefs d’orchestre ne parviennent-ils pas à diriger d’un seul regard les 40 parties différentes d’un orchestre et d’un choeur ? Vous me direz tout le monde n’est pas Charlie Chaplin ou Barenboim. Précisément, ce qui est nouveau c’est que tout le monde a désormais vocation à le devenir.
Car la révolution digitale, elle, ne connaît que le ET. Elle vient percuter le règne crépusculaire du OU. Le management par expertise est désarçonné par un mouvement qui vient casser toutes les certitudes nées de la spécialité. La faute à un système éducatif qui a imposé la spécialité après la seconde, banni les changements de couloirs, développer une méritocratie à oeillères, rejetant les contrevenants à profil atypique, avec pour seule mention : « original, difficile à cadrer, fait trop de choses ».
Le changement de pied est violent. Contrairement aux générations du OU, la génération des millennials est issue de la matrice de l’hybride (de Ibrida, 1596) : « bâtard de sang-mêlé, qui provient de deux espèces différentes »*. Comment ne pas être émerveillé depuis dix ans par les magnifiques profils du master Communication, médias ET industries créatives de Sciences Po Paris, Consultant Et Créatif, HEC ET Arts déco, historien ET les Gobelins, danseur ET ingénieur, prix de conservatoire ET Sciences Po… Tous sont à jour de notre époque qui place l’attention au monde, à tous les mondes (si chère à Simone Weil) comme la valeur cardinale.
Nous entrons donc tout doucement dans l’époque du « ET management ». Elle impose à chacun de sortir de son expertise, de se décentrer, de révéler son jardin secret et de réunir enfin les deux hémisphères de son cerveau pour le bien de tous. Partout dans l’entreprise de nouveaux rites et de nouveaux rythmes s’installent. La lutte à mort que livrent les pirates de business model impose à l’entreprise de renverser la table… en la supprimant. Déménagements et aménagements deviennent un des leviers stratégiques majeurs pour casser le OU mortifère et libérer les talents, les énergies et les audaces du ET, afin qu’ils fassent école et deviennent un art à cultiver.
DENIS GANCEL
Enseignant à Sciences Po Paris
Président cofondateur de l’agence W
(juin 2017)