
Le 5 mars dernier, Claude Malhuret prononça devant le Sénat un discours à l’impact fulgurant, en France mais aussi Outre-Atlantique. Il débutait ainsi : « L’Europe est à un tournant critique de son histoire. Le bouclier américain se dérobe, l’Ukraine risque d’être abandonnée, la Russie renforcée. Washington est devenu la Cour de Néron. Un empereur incendiaire, des courtisans soumis et un bouffon sous kétamine chargé de l’épuration de la fonction publique. C’est un drame pour le monde libre mais c’est d’abord un drame pour les États-Unis. »
Passons rapidement sur le « bouffon sous kétamine », allusion à Elon Musk dont on sait qu’il est effectivement dépendant de cette drogue ; chargé du fumeux DOGE (« Department of Government Efficiency »), pas vraiment un ministère, il a en quelques semaines lancé des licenciements massifs dans diverses agences fédérales. Sa propre personnalité, son idéologie, l’attelage constitué avec Donald Trump dont on lit maintenant qu’il va rapidement prendre fin, pourraient être matière à d’autres articles. L’actualité semblant se dérober sous nos pieds depuis le début de la nouvelle administration américaine, relevons déjà que le Néron destructeur en matière géopolitique est passé au second plan depuis début avril : tout le monde voit maintenant un démolisseur de l’ordre économique mondial fondé sur le libre échange ; constate la chute brutale des marchés financiers ; et se demande jusqu’où ira la « guerre économique » déclenchée par le mégalomane aux commandes à la Maison Blanche.
« L’empereur incendiaire » auquel le sénateur Malhuret a fait allusion est celui d’une légende noire, racontée à l’origine par différents auteurs romains mais qui n’étaient pas tous d’accord entre eux ; les historiens semblent plutôt dire que Néron ne fut ni le responsable du gigantesque incendie de Rome, ni d’une barbarie singulière par rapport à d’autres. Mais Trump partage avec lui des traits caractéristiques des populistes à travers les siècles : politique spectacle ; manipulation « du peuple » ; et, corollaire inévitable, attaques contre « les élites », les Sénateurs de Rome à l’époque ; tout « l’establishment » américain d’aujourd’hui: médias, intellectuels, hauts fonctionnaires mais aussi – et cela pourrait lui coûter cher – chefs d’entreprises.

« Faire » l’événement au quotidien, tout ramener à lui, à ses paroles comme un vulgaire camelot sur le marché…
Mais ne faut-il pas dépasser ce personnage historique pour un autre, celui-là mythologique ? Narcisse était d’une grande beauté : on sourit aussitôt en pensant au physique du président américain, très gros, aux cheveux teints en roux et dont la peau cuivrée reflète toutes les heures passées sur des terrains de golf. Selon le mythe qui lui est associé, il vit un jour son reflet dans l’eau et en est tombé amoureux ; il resta de longs jours à se contempler et à désespérer de ne jamais pouvoir rattraper sa propre image ; et il mourut de ne pas pouvoir assouvir sa passion. Là pourrait s’arrêter la comparaison : l’amour fou éprouvé par Donald Trump pour sa propre personne ne semble bridé, pour le moment, par aucun obstacle.
Et si, justement, la formidable vanité de celui qui ébranle tout l’ordre mondial était une clé pour décrypter sa personnalité et, par voie de conséquence, toutes ses actions ? « Faire » l’évènement au quotidien, surprendre, tout ramener à lui et à ses paroles comme un vulgaire camelot sur un marché, voici le mauvais film que nous vivons avec lui, puissants comme simples citoyens, séduits ou horrifiés.
Vendredi 4 avril 2025, on aura appris deux nouvelles d’ordres bien différents mais qui disent beaucoup sur sa personnalité. D’abord, son refus d’assister au rapatriement des dépouilles de quatre soldats morts lors de manœuvres en Lituanie : il estimait avoir mieux à faire dans un championnat de golf, à Palm Beach. Ensuite, sa présentation à bord de l’avion présidentiel « Air Force One », de la nouvelle « gold card » portant son effigie, et destinée aux nouveau immigrants fortunés : pour 5 millions de dollars, elle autorise leur entrée et leur fournit même une résidence ! Vanité écœurante mais aussi cynisme total, alors que des millions de futurs retraités venaient de voir leurs retraites dangereusement menacées par la chute des cours à la Bourse.
« Sa signature en forme de herse évoque de l’agressivité »
Egotisme, égoïsme, surestimation de soi, autant de traits de caractère qui sautent aux yeux quand on entend ou on lit Donald Trump, et que l’on peut déjà deviner en voyant sa signature, qui avait été analysée par RTBF ici. Extraits : « La signature en forme de herse évoque de l’agressivité et de la combativité. Cette signature est tracée presque d’une traite. Donald Trump ne lève la plume qu’une fois, ce qui révèle un esprit tenace et peu enclin à changer d’avis, ou à se laisser influencer (…) Donald Trump met neuf secondes à tracer sa signature. Un temps qui parait infiniment long. Le geste est solennel, il n ‘y a aucune spontanéité (…) il prend visiblement plaisir à écrire son nom, sous le regard des autres de surcroît. »
Comment ne pas avoir été frappé, dès le soir de son investiture, par les dizaines de décrets signés à la chaine, et leur présentation face caméra ? Pilier d’un spectacle dont il est à la fois le scénariste et le seul acteur, il ravit ses supporters ; et peu importe au moment de son « show » les suites moins glorieuses comme les nombreux textes retoqués par des contre-pouvoirs heureusement toujours présents, juges fédéraux, Cour Suprême, et peut-être même Sénat et Chambre des Représentants si des Républicains font défection.
Le journaliste Michael Wolff, auteur de « All or Nothing : How Trump Recaptured America » (« Tout ou rien : Comment Trump a reconquis l’Amérique »), a été interviewé par le journal israélien « Haaretz ». J’en ai publié la traduction sur mon propre compte X. Il a ce propos, assez optimiste : « Sa stratégie est de dominer le cycle des nouvelles en se surpassant constamment. En amplifiant les titres à la Une – chaque jour un nouveau, chaque jour faisant quelque chose de plus absurde que la veille –, cela finit par s’effondrer sur lui-même. On ne peut pas aliéner tout le monde, ce qu’il semble être en train de faire, et s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de conséquences. »
Comment ne pas y voir le lien direct avec le show télévisé, « métier » qui l’a rendu célèbre aux Etats-Unis, bien au-delà de sa réussite – relative car il a connu des déboires – dans les affaires et en particulier dans l’immobilier ? Producteur et animateur de l’émission de téléréalité « The Apprentice » de 2004 à 2015, on le voyait recevoir des candidats s’affrontant pour obtenir un poste de cadre supérieur dans l’une des sociétés de son groupe. La formule accompagnant les perdants, « you are fired » (« vous êtes viré »), est devenu une rengaine pour le Trump politique, repris par exemple l’été dernier à l’encontre de sa rivale démocrate, Kamala Harris. On se souvient aussi de sa sortie ahurissante sur « les migrants qui mangent les chats et les chiens » : propos absurde mais qui le mettait au centre des commentaires et faisait oublier sa faiblesse lors du débat avec la vice-Présidente des Etats-Unis devenue candidate. Comme le souligne Philippe Moreau-Chevrolet, « plus un candidat populiste est au centre de l’attention médiatique, plus cela suscite des conversations positives à son sujet, renforçant ainsi son capital de sympathie et son influence ».

Antoine Vitkine est également membre du conseil éditorial de la Revue Civique.
Le remarquable documentaire d’Antoine Vitkine, « Opération Trump, les espions russes à la conquête de l’Amérique »
Ce trait de caractère est, peut-être aussi, une clé pour expliquer sa (possible) manipulation par la Russie et cela avant même la chute de l’URSS. Dans son documentaire remarquable « Opération Trump, les espions russes à la conquête de l’Amérique » diffusé par France TV, Antoine Vitkine fait parler un ex-agent du KGB. Il dit qu’il ciblait ses proies avec la question : « l’arrogance, l’ambition et la vanité font-ils partie des traits de caractère du sujet ? » Ce journaliste ne s’avance pas à dire que le Président américain est un agent du Kremlin mais il note quand même avec précision que tout ce qu’il fait sert les intérêts russes. Il y aurait beaucoup à dire sur la relation personnelle nouée par le Président américain avec Vladimir Poutine : admiration pour un dictateur qu’il considère comme « un grand leader » ; mépris des démocraties, et surtout de l’Union Européenne conçue « pour entuber les Etats-Unis » ; espoir bien naïf de « conclure un deal » rapide sur la guerre en Ukraine, avec comme ambitions successives le délai d’une journée, puis « dans les trois mois », puis maintenant un cessez-le-feu flou et sans date précise… Une étrange anecdote rapportée notamment par Politico nous apprend que Poutine serait allé dans une église prier pour Trump, après l’attentat raté contre lui. Mieux encore, selon Steve Witkoff, émissaire spécial de la Maison Blanche, il aurait aussi commandé un portrait de son ami américain, qu’il lui aurait offert.
Une vanité au-delà de toutes limites, de tout surmoi, alimente donc largement les annonces désastreuses que nous avons vues défiler en l’espace de trois mois. Elle explique aussi comment ont été systématiquement éloignés les talents existant dans les rangs républicains. Si Marco Rubio, ex-rival malheureux lors des primaires, tient pour le moment une ligne sans trop d’excès à la tête de la diplomatie, que dire du consortium de médiocres choisis pour « Trump saison 2 » ? On se souvient par exemple du scandale du « Signal Gate », quand on a appris qu’une réunion sécuritaire avait intégré dans une boucle non sécurisée un journaliste du média « The Atlantic » avec, entre autres, le conseiller à la sécurité nationale Mike Waltz, la cheffe du renseignement américain Tulsi Gabbard et le chef du Pentagone Pete Hegseth. On a lu ensuite que les coordonnées personnelles de plusieurs d’entre eux étaient accessibles sur Internet. Quelle fut la réaction de Donald Trump ? Aucune sanction contre les intéressés, aucune action corrective annoncée, mais des insultes contre le journal (« Personne ne le lit »), et contre le journaliste Jeffrey Goldberg (« Un très mauvais journaliste »). L’inspecteur général du Pentagone, instance indépendante, va mener une enquête mais on peut déjà prévoir qu’il aura droit à des insultes.
Ainsi donc, le Néron dénoncé par le sénateur Malhuret est d’abord un Narcisse. Pour prendre une référence littéraire plus récente, il fait penser à Père Ubu, personnage imaginaire d’Alfred Jarry : oui, l’ivresse du pouvoir rend parfois fou, et comme le disait Michaël Wolff précité, « Sa motivation, je pense, est d’être Donald Trump. Pour rester Donald Trump, il doit se présenter à la présidence ou être président. Sinon, il risque que quelqu’un d’autre prenne le contrôle du Parti républicain. » Sinistre Ubu de notre siècle, il avait déjà refusé le verdict des urnes en 2020, lançant ses supporters à l’assaut du Capitole. Et il rêve tout haut à un troisième mandat, alors que la Constitution l’interdit formellement.
Jean CORCOS, chroniqueur, membre du conseil éditorial de la Revue Civique
(09/04/25)