Philippe Cayla

Philippe Cayla est Président d’Euronews, chaîne de télévision internationale d’information en continu, lancée en 1993 près de Lyon. Lors de sa création, cette chaîne entendait représenter la « première expérience de chaîne d’information multilingue au monde ». Aujourd’hui, Euronews est reçue par 350 millions de foyers, répartis dans 155 pays. Cette chaîne « transnationale » est unique en son genre, elle vit les réalités européennes et de la mondialisation. Cette expérience singulière nous a incité à interroger son Président sur les enjeux de la mondialisation appliquée à l’activité télévisuelle, les luttes d’influence à l’échelle mondiale, la crise qui frappe l’Europe et les leçons qu’on peut en tirer. Philippe Cayla est aussi Président de l’association « Européens sans frontières » : il avance des propositions visant à démocratiser les institutions européennes et à ouvrir un horizon civique aux citoyens européens.

La REVUE CIVIQUE : On présente souvent Euronews comme « LA » chaîne « européenne », alors que vos frontières sont bien plus larges… La mondialisation, c’est votre domaine, non ?
Philippe CAYLA :
Nous sommes en effet une chaîne d’information internationale qui ne se limite pas à l’Europe, une chaîne qui parle de l’actualité mondiale avec un « focus » sur l’Europe certes, mais en aucune manière une chaîne qui transmet un « message » sur l’Europe.
Nous sommes particulièrement en pointe sur le multilinguisme, qui nous permet de toucher 53 % de la population mondiale et de couvrir 80 % des territoires du monde.
Notre mission est de faire de l’intégration culturelle en véhiculant des informations et des messages communs dans plusieurs pays, ceci dans des langues différentes, permettant de diffuser dans des pays très divers, dans le monde entier. Nous avons 21 actionnaires et, parmi ceux-ci, certains ne représentent pas l’Union européenne : nous avons ainsi la Turquie, la Russie, la Suisse, « l’Europe de voisinage » comme on dit à Bruxelles… Cette diversité de notre actionnariat nous impose de ne pas avoir de vision « européenne » de l’actualité, de rester neutre et factuel.

Pour autant, nous avons évidemment aussi un lien particulier avec l’Europe. L’Union européenne nous a rapidement identifiés comme la seule véritable chaîne à vocation plus particulièrement européenne, car non-nationale. Par conséquent, nous avons rapidement tissé des liens avec la Commission européenne et le Parlement européen, et 30 % de notre financement provient aujourd’hui de Bruxelles, avec des programmes qui traitent spécifiquement de la vie européenne et des grands évènements européens. C’est une spécificité suffisamment rare pour être soulignée.

Un désintérêt pour « le pays d’à côté »

À ce propos, l’actualité européenne n’a jamais été aussi centrale que ces derniers mois, de la crise grecque aux négociations pour le sauvetage de la zone euro. on sait qu’en grande partie la résolution de la crise passera par la capacité des états européens à agir, ou non, ensemble, par la manière dont ils sauront, ou non, s’entendre pour trouver, à l’échelle européenne, un poids suffisant pour peser bien plus efficacement dans la mondialisation des échanges. et pourtant, comme depuis déjà des années, les médias français parlent peu – ou mal – des enjeux européens, que les politiques ne veulent pas voir non plus mis en avant : comment appréciez-vous ce « sous traitement » médiatique et politique de l’Europe ?
Les médias télévisuels ont tendance à suivre tout simplement les principales attentes des téléspectateurs. Or, ceux-ci s’intéressent d’abord à leur village, à leur clocher, pas ou peu aux pays voisins. S’intéresser à d’autres nations que la sienne suppose un effort intellectuel qui n’est pas spontané. Les médias pourraient ou devraient nous stimuler pour que nous fassions cet effort, mais ils ne le font pas et préfèrent aller à la facilité.

Ce désintérêt pour « le pays d’à côté » et cette forme de paresse médiatique se constatent à peu près partout en Europe : en Allemagne, en Espagne, en Italie… ce n’est malheureusement pas qu’un problème français. On préfère toujours parler de soi, plutôt que de faire l’effort de comprendre et de parler de l’autre !
Il y a par ailleurs une difficulté à savoir ce que l’on entend par « actualité européenne » : c’est à la fois ce qui se passe à Bruxelles, la vie institutionnelle, etc. mais c’est aussi ce qui se passe dans chaque pays de l’Union, dans tous les domaines, économiques, sociaux, culturels. Or, autant l’actualité bruxelloise – celle des institutions européennes – est souvent austère, complexe à décrypter, autant l’actualité nationale des États membres pourrait intéresser les téléspectateurs car, dans ce cas de figure, on leur parle de la vie des gens, du quotidien de citoyens européens qui leur ressemblent forcément un peu.

L’absence d’identité européenne

Mais on a quand même l’impression, que quand on parle de nos voisins, c’est un ailleurs déjà lointain…
Oui, on se heurte là à un autre écueil : les téléspectateurs européens ne font pas vraiment la différence entre ce qui se passe dans le pays à côté de chez eux et ce qui se passe sur un autre continent. Je caricature mais je pense sincèrement que pour un téléspectateur français, ce qui se passe en Allemagne ne l’interpelle pas davantage que ce qui se passe en Chine.
Il suffit d’ailleurs de regarder ce que fait la presse écrite : à quelques exceptions près, il n’existe pas de pages « Europe » spécifiques, mais des pages « France » et des pages « Monde » : dans ces pages « Monde », l’Allemagne et la Chine sont souvent mises sur le même plan…
Tout ceci provient, au fond, de notre absence d’identité européenne, de l’absence de « sentiment d’appartenance » à une communauté de valeurs et à une communauté de destin.

Près de 70 ans après la seconde guerre mondiale et tous les efforts de construction européenne, il n’y a donc toujours pas de sentiment d’appartenance à l’Europe… il y a même des forces ultranationalistes et séparatistes, qui gagnent en vigueur avec la crise. Est-ce aussi la raison pour laquelle, avec votre association « européens sans frontières », vous avez décidé d’utiliser une nouvelle disposition juridique européenne pour tenter de lancer une initiative visant à renforcer « la citoyenneté européenne » ?
 Nous nous attachons, avec cette association, à porter l’attention sur la dimension démocratique que doit absolument renforcer l’Union européenne. Nous avons élaboré une initiative citoyenne européenne (ICE) visant à donner le droit de vote à tous les ressortissants européens pour toutes les élections, quel que soit le pays de résidence.
L’objectif de l’ICE est de renforcer le sentiment d’appartenance européenne en donnant aux « citoyens européens » les mêmes droits politiques qu’aux nationaux. En effet, il y a actuellement trop peu d’Européens vivant dans un autre pays européen : seulement 12 millions, c’est-à-dire 0,2 % de la population européenne. Ce n’est qu’en développant les droits attachés à la citoyenneté européenne qu’on facilitera la mobilité et le sentiment d’appartenance en Europe.

Avez-vous d’autres pistes de réflexion pour améliorer le fonctionnement démocratique de l’Europe, permettant de susciter un nouvel élan européen ?
J’ai fait le constat suivant : il n’existe pas, aujourd’hui, d’institution démocratique spécifique pour la zone euro et ses 17 pays. Il y a simplement un Parlement pour l’Europe à 27. Or, cette Europe là est une Europe en panne…
Pourquoi donc ne pas envisager deux Parlements, un peu comme une Chambre haute et une Chambre basse ? Une assemblée pour les 27, une autre pour les 17 qui ont fait le choix de l’intégration économique, cette dernière étant chargée d’approfondir et d’accélérer l’union européenne ? Une chambre pour l’élargissement, une autre pour l’approfondissement.
Ce serait un moyen, à la fois de démocratiser l’Europe, et de la sortir de l’ornière dans laquelle elle risque de tomber.

Une lutte d’influences

La crise sur le (et du) « Vieux Continent », reste à résoudre, ou en tout cas à surmonter ces prochains mois et prochaines années. Mais qu’en est-il, pour vous, des autres puissances du globe, vues d’Euronews ?
Du strict point de vue de l’activité télévisuelle, je suis frappé par l’agressivité que déploient certaines puissances pour imposer leurs contenus et barrer la route aux autres. En clair, je veux parler du protectionnisme télévisuel de quatre grandes puissances mondiales : les États-Unis, la Chine, l’Inde et le Brésil.
Ces pays bloquent l’accès à leur réseau de diffusion. Par exemple, dans les bouquets américains, vous ne trouverez aucune chaîne européenne, tandis que dans tous les bouquets européens vous trouvez toujours une quinzaine de chaînes américaines, CNN, NBC Discovery, National Geographic, etc.
Sur le sol américain, vous ne trouverez des chaînes européennes que dans les bouquets dits « ethniques », c’est-à-dire à diffusion réduite. C’est le cas pour Euronews.
Faites l’expérience : si vous allez dans n’importe quel hôtel américain, vous ne trouverez que des chaînes de télévisions américaines. À l’inverse, en Europe, au nom de la concurrence pure et parfaite, tout le monde vient, tout le monde diffuse, tout le monde est content, toutes les chaînes de ces pays « protectionnistes » sont accueillies à bras ouverts !
Cela pose un certain nombre de questions, en matière d’influence, de mondialisation, de géopolitique télévisuelle, et donc culturelle ! L’Europe, de ce point de vue, apparaît bien naïve.

Cela pose la question d’une régulation télévisuelle internationale, qui n’existe pas à ce jour…
Vous avez raison. Prenons l’exemple d’Euronews. Nous respectons les règles du CSA, car nous relevons du droit français. Lequel CSA ne peut contrôler que nos contenus en langue française, mais pas ceux que nous diffusons ailleurs en langues étrangères car le CSA ne dispose pas des moyens adéquats. C’est donc à nous, en interne, d’exercer ce droit de contrôle (d’autocontrôle) pour vérifier que tous nos contenus, qu’ils soient en français, en arabe, en anglais ou en toute autre langue, sont bien en conformité avec nos principes et notre déontologie.

Pour une régulation des contenus

Mais d’autres chaînes n’ont pas ce même souci de cohérence et d’éthique : je sais par exemple qu’Al Jazeera en anglais ne présente pas l’actualité de la même manière qu’Al Jazeera en arabe… La version anglaise est « présentable », « respectable », la version arabe l’est beaucoup moins…
Or, est-ce qu’il existe une instance européenne qui se soucie de savoir ce que dit et diffuse Al Jazeera en arabe, alors même qu’elle est diffusée dans toute l’Europe ? Pas que je sache. Il n’existe pas de contrôle systématique des diffusions télévisuelles et c’est regrettable.

La diffusion par la chaîne Al Manar (du hezbollah libanais, allié de l’Iran) de fictions s’inscrivant dans la pire dérive antisémite avait pourtant fait scandale, à juste titre, il y a quelques années. Une régulation des productions télévisées en Europe, au nom des valeurs de tolérance et de la lutte contre les intolérances, était mise en discussion. Cela n’a donc eu aucune conséquence ensuite ?
On a en effet en tête cette affaire « Al Manar », qui a mobilisé beaucoup de monde en France et ailleurs il y a quelques années. Mais pour arriver à cette mobilisation, il a fallu qu’il y ait une énorme protestation.
Pour le reste, on peut simplement constater un abyssal déficit de régulation internationale, même à l’échelle européenne pour commencer, en matière audiovisuelle.
Prenez ces pays arabes qui brouillent certains satellites quand les contenus des chaînes ne leur plaisent pas… Cela a, par exemple, été le cas pour Euronews en Iran : ces mêmes pays n’ont bien sûr aucun scrupule à envoyer en Europe leurs chaînes, leurs contenus, qui eux ne seront ni brouillés, ni sanctionnés ni même visionnés par aucune instance de régulation. C’est un sujet dont devraient s’emparer les institutions européennes.
La question de la régulation des contenus audiovisuels ne peut plus, aujourd’hui, revenir seulement à un « gendarme » national. Cela a aussi à voir avec la mondialisation et la lutte d’influence en cours pour imposer des modèles culturels. Pour nous, Français et Européens, c’est un enjeu essentiel dont nous ne mesurons pas suffisamment l’importance, c’est une question de valeurs pour le monde de demain dans lequel nous voulons vivre et évoluer. C’est un sujet de débat, public et civique, qu’il est important d’évoquer.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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