Isabelle Giordano : un journalisme différent

Journaliste de radio et de télévision, actuelle directrice générale d’UniFrance, Isabelle Giordano porte un regard aigu et original sur les médias: « en France, nous nous contentons assez souvent d’un journalisme d’accusation avec aussi une pointe de sarcasme ou de cynisme en prime ; nous manquons d’un journalisme de compréhension, d’analyse, de propositions, qui apporte non seulement des éclairages mais qui contribue à apporter des solutions » nous déclare-t-elle. À ses yeux, les médias cultivent trop « un climat à la fois émotionnel et anxiogène »: « cette manière d’écarter ce que certains appellent, avec dédain, le journalisme des bonnes nouvelles est, pour moi, difficile à expliquer ». Et d’ajouter: « Je pense ne pas être seule à penser qu’il faudrait un journalisme un peu différent. Je suis peut-être un peu la voix des citoyens qui perçoivent le caractère anxiogène des médias ».

La REVUE CIVIQUE: Vous vous interrogez sur le rôle des médias, les attentes du public. Et vous déplorez que le « journalisme de dénonciation » l’emporte souvent – la plupart du temps, ne pourrait-on dire ? – sur le « journalisme de compréhension ».

Isabelle GIORDANO : Cela peut paraître étrange de réfléchir ainsi au rôle des médias, alors que nous avons bien vu le rôle salutaire joué par Médiapart dans l’affaire Cahuzac. Loin de moi l’idée de critiquer ce type de média d’investigation, utile dans toutes les démocraties. Ma position est simplement la même depuis des années. Je suis assez frustrée, en tant que journaliste et en tant que citoyenne consommatrice d’information, car il y a un certain manque: en France, nous nous contentons assez souvent d’un journalisme d’accusation avec, parfois aussi, une pointe de sarcasme ou de cynisme en prime ; nous manquons d’un journalisme de compréhension, d’analyse, de propositions, d’un journalisme qui apporte non seulement des éclairages mais qui contribue à apporter des solutions. Qu’il s’agisse d’un problème de corruption, d’un problème de société, d’un problème économique.
De mon côté j’ai essayé de me battre, notamment avec l’équipe de l’émission Service Public sur France Inter, pour concevoir des débats qui permettent d’éclairer le citoyen, de lui donner à comprendre la complexité du monde et de ne jamais sortir d’un débat sans une liste de propositions et de solutions.

Vous ne versez pas dans le genre de débats, où on s’entredéchire (pour faire de l’audience) ou on organise « la rigolade » (dans le même but), sans apporter le moindre « plus » de compréhension pour le public…
En tout cas, j’observe simplement que, en France, quand les médias parlent d’OGM, de gaz de schiste ou des laboratoires pharmaceutiques, nous avons tendance à pointer un doigt accusateur, à désigner les « bons » et les « méchants », ce qui permet les postures de « grande moralité », mais sans aller plus loin… Or, ce « plus loin » est important. Et, là, on se heurte nécessairement, mais c’est en cela intéressant, à la complexité des sujets, à la compréhension globale des problématiques, qui sont souvent évitées. On nous présente plus rarement encore un catalogue de solutions, concrètes, qui peuvent changer ou améliorer les choses.

Le « civic journalism » à l’américaine

Je sais que la question en fait bondir plus d’un mais est-ce qu’il est possible d’envisager, en France, un journalisme citoyen ? Lorsque l’éditeur Laurent Beccaria et le journaliste Patrick de Saint-Exupéry ont osé parler de « journalisme utile », nous avons eu l’impression que cela choquait en France. Alors qu’aux États-Unis par exemple, le « civic journalism » n’est pas un gros mot ! Je trouve par exemple très intéressant et original le modèle du site américain ProPublica, lancé par Paul Steiger qui, grâce à un financement de mécènes, mène des enquêtes indépendantes, fouillées et de très grande qualité, sur des sujets d’intérêt général.

Il y a aussi un autre phénomène, accentué par les médias: la place réservée à la raison n’est pas privilégiée, il y a même une tendance médiatique à faire de tous débats publics un enjeu de passions. Cette tendance à l’émotionnel, au passionnel, qu’on a vu se développer autour des « affaires » judiciaires ou encore du « mariage pour tous », ne s’est-elle pas aggravée ? Avec, notamment pour les chaines d’information en continu, ce penchant à alimenter en permanence une dramaturgie, si possible par du « spectaculaire » (qui dure un jour ou deux, en boucle)…
Effectivement, nous sommes dans un climat à la fois émotionnel et anxiogène, et nous avons tendance à mettre toujours de côté ce qu’il y a de positif. Le traitement de l’actualité est, de ce point de vue, assez symptomatique. Ainsi les centaines de milliers d’emplois créés dans le numérique sont pas ou peu évoqués alors que les projecteurs sont braqués sur les emplois, certes trop nombreux, supprimés dans l’industrie automobile. Il y a une sorte de tri systématique d’informations qui écarte les bonnes nouvelles sur l’économie, les créations d’emplois, les innovations, etc.

Cette manière d’écarter ce que certains appellent, avec dédain, le « journalisme des bonnes nouvelles » est, pour moi, difficile à expliquer. Car, du point de vue journalistique, il faut bien prendre le contexte dans lequel nous vivons tel qu’il est: avec ses bonnes et ses mauvaises nouvelles. Pourquoi ne prendre que les mauvaises, sous prétexte que les gens ne s’intéresseraient qu’aux trains qui n’arrivent pas à l’heure ? Ce qui reste à démontrer.

Déprimisme et cynisme

En France, nous baignons dans un climat morose, anxiogène même, nous allons toujours montrer ce qui ne va pas. Par exemple, il y a une expression qui revient souvent dans les médias: « la souffrance au travail ». Elle est réelle même si elle est souvent caricaturée, car cantonnée à certaines industries alors que nous savons qu’il y a autant de suicides dans les commissariats que dans les grosses entreprises qui ont fait « l’actu » sur ces sujets. Le bien-être au travail, lui, avec les bonnes pratiques favorisées par certaines entreprises, est très peu évoqué. Pourquoi ? Le travail est pourtant, parfois le seul lieu d’épanouissement des personnes. Je ne veux pas voir que le côté positif des choses, mais il est dommage, et même assez anormal, de ne pas refléter les deux faces de la médaille.

Par exemple, au moment de l’affaire Cahuzac, il était assez frappant de voir qu’il n’y avait quasiment pas de sujet qui nous expliquait l’actualité de la démocratie dans d’autres pays, qui positivait un peu, par exemple dans le domaine de la participation des citoyens, de son avenir en France, ce qu’est que « l’empowerment ». Tout le monde avait tendance à aller dans le même sens.

Comment expliquez-vous cette tendance française aussi, les études le montrent (comme celle de l’institut Viavoice sur « la marque France », évoquée plus loin), à « l’auto-flagellation » ?
Il y a, on le sait, un penchant français au « déprimisme »: la société est déprimée, les journalistes sont déprimées,… Et une pointe de cynisme rajoute à la morosité ambiante. Les causes sont difficiles à cerner et sans doute multiples. Il faut constater que la paupérisation des journaux, avec la crise, ajoutent des contraintes: dans les rédactions, moins de personnes peuvent prendre le temps d’enquêter en profondeur ou de prendre des distances avec les événements immédiats, il y a davantage de « juniors » sous-payés, de stagiaires… Cela donne moins de place au journalisme d’investigation ou de compréhension. À mes débuts, j’ai beaucoup appris auprès d’Hervé Chabalier, fondateur de l’agence CAPA. Il disait: « la base du métier, c’est écouter, regarder, rendre compte ». Aujourd’hui, les journalistes n’ont plus toujours le temps d’écouter, de regarder et de rendre compte.

Un regard positif sur le monde

Ce devoir de recul et d’approfondissement, cela ne devrait-il pas être la mission principale du service public de l’audiovisuel ?
Tout à fait ! Dans le contexte général d’accélération de l’information, cela devrait être « sa » mis sion. L’arrivée des chaînes d’information continue et des médias sur Internet ont bouleversé le paysage et la « mise en scène » de l’information. Je ne veux surtout pas être donneuse de leçon mais je pense qu’il y a des lieux où une place est heureusement donnée à l’explication, à la pédagogie, par exemple sur les plateaux de C dans l’air, de Des paroles et des actes ou dans le JT de France 2, par exemple avec les interventions de François Lenglet.

Les médias étrangers ont-ils des approches plus « positives » ? Quand nous voyageons, où lisons la presse étrangère, nous pouvons constater qu’ils ont souvent une autre manière d’appréhender l’information: beaucoup de reportages y excitent la curiosité. Ainsi dans le Guardian ou le New York Times il y a très souvent des « reportages d’exploration » comme je les appelle. Le journalisme est aussi fait pour cela: une exploration du monde. Ce qui permet de donner à voir, des explications sur le monde, de l’enthousiasme aussi. Tout ceci n’est pas très présent dans les médias en France. Quand une personne comprend mieux le monde, elle est moins anxieuse. C’est l’une des explications (pas l’unique) au « déprimisme » français.

Je ne suis pas donneuse de leçons mais je pense ne pas être toute seule à penser qu’il faudrait un journalisme un peu différent. Je suis peut-être aussi un peu la voix des citoyens qui perçoivent le caractère anxiogène des médias. Et apprécieraient aussi, de temps en temps, un regard positif posé sur les événements, sur le monde et sur les gens.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
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