Entretien avec Laurent Joffrin: « On n’est pas profs »

Laurent Joffrin : «on n’est pas prof !»

 

Le Directeur de Libération, Laurent Joffrin, a été interrogé par la Revue Civique, sur le rôle et  la responsabilité des médias, notamment en ce qui concerne les représentations collectives. «Notre matière première n’est pas le savoir établi. C’est l’événement, quelque chose qui change, qui est neuf, surprenant » dit-il, souhaitant distinguer le travail des journalistes de celui des professeurs qui, eux, ont « un public captif ». Les lecteurs, argumente-t-il, «il faut les convaincre de rester, en étant séduisant, étonnant, drôle, dramatique, dans l’émotion. On doit aussi jouer là-dessus ». Pour lui, la question de la fiabilité des informations est bien sûr essentielle mais « la presse est l’une des compositions de la démocratie, qui est un régime imparfait par nature, et fort heureusement. Car les régimes parfaits en général sont dictatoriaux ! ».
– LA REVUE CIVIQUE: les médias ont un rôle social et une responsabilité, d’ordre civique, dans la représentation des événements, des sujets qui forgent la conscience collective… Quel rôle doivent, ou non, tenir les acteurs médiatiques en terme de responsabilité?
– Laurent JOFFRIN : Il y a tout d’abord une responsabilité juridique. Des textes de loi édictent à la fois un principe – la presse est libre – et son exception – elle répond de l’abus de cette liberté. Les abus de la liberté sont prévus par le droit et, le cas échéant, sanctionnés par les tribunaux.
– Oui, et il y a d’ailleurs des spécificités françaises en ce domaine.
– Oui, il y a une liste d’exceptions à la liberté d’expression comme l’incitation à la haine et à la violence, le racisme, l’antisémitisme, le négationnisme, le sexisme et l’homophobie. Il y a également la diffamation ou l’injure à l’égard des religions même si, sur ce sujet, il y a débat devant les tribunaux. On peut bien sûr critiquer et même caricaturer la religion. Mais est-ce que critiquer le judaïsme revient à critiquer les juifs ou être antisémites ? Non, bien sûr.  Est-ce que critiquer l’islam, revient à être «islamophobes» (comme disent certains) ou racistes ? Non, bien sûr. L’interprétation est heureusement large en matière liberté de la presse et d’expression. L’exemple des caricatures de Mahomet l’a montrée : Charlie Hebdo a gagné en justice.
– Au-delà du droit, y-a-t-il une responsabilité civique des médias ?
– Au-delà du droit, il y a des règles professionnelles qui, en principe, devraient s’appliquer à tous les journalistes. Ce sont des règles de bon sens. Par exemple, on ne peut pas mettre en cause quelqu’un sans lui demander sa «version», on ne doit pas diffuser de fausses nouvelles, on doit faire des vérifications, des recoupements, on doit respecter la vie privée aussi, etc.…
– Pensez-vous que la tradition française de la presse, qui protège la vie privée, va résister longtemps, «peopolisation» faisant, aux pratiques anglo-saxonnes qui est de ne pas avoir de limites en ce domaine ?
– Le critère est le suivant: quand la vie privée a une incidence politique manifeste, alors nous pouvons l’évoquer. Si le Président de la République divorce, nous allons en parler, car il est le symbole de la Nation et cela concerne tout le monde. A l’inverse, en cas de rumeur sur sa vie de couple,  comme récemment, nous avons refusé d’en parler et avons expliqué pourquoi. Cela n’avait aucune incidence sur la vie politique.
– Il y a un champ d’influence des médias sur la représentation qu’ont les citoyens de la vie publique. Qu’en pensez -vous ?
– Le rôle des journalistes est d’abord de trouver des informations et de les publier. Si à chaque fois ils se demandent quels effets vont en découler, ils seront limités de manière excessive. On se pose tout de même la question de l’effet de sens, même involontaire, de tel titre ou telle manchette. Par exemple, en ce qui concerne les privilèges des hommes politiques, nous faisons attention à ne pas accréditer l’idée que tous les hommes politiques sont «pourris». Notre principal rôle est de sortir des informations, ensuite, le cas échéant, de les mettre en perspective.
– En ce qui concerne les «affaires politico-judiciaire», il y a parfois des emballements, des facilités médiatiques. Une course, des reprises, sans recul parfois. On l’a vu avec «l’affaire Alègre», qui avait mis en cause à tort Dominique Baudis, présenté comme grand criminel, avec quelques conditionnels perdus sous de grands titres… Des journalistes politiques se posent aussi des questions sur la manière de traiter la politique, la représentation qui en est donnée.  De très petits sujets, parce qu’ils sont croustillants, écrasent d’autres approches. Et la rapidité du traitement peut avoir des effets pervers…
– Quand on se trompe oui.
– Quand ils s’emballent, les feuilletons des « affaires » ne masquent-ils pas des sujets plus importants ?
– Je ne crois pas trop à cela. Qu’est-ce qu’un sujet important ? On va nous dire que nous parlons trop de la Coupe du monde alors que le chômage est en hausse. Comme le chômage est une chose grave, on devrait en parler tous les jours ? Parfois, on juge les journalistes comme s’ils étaient des enseignants, en pensant qu’ils ont un rôle pédagogique à tenir.
– Sur de grands  sujets, les médias n’ont pas de rôle pédagogique à tenir ?
– Le métier de journaliste et celui de professeur sont très différents. Notre matière première n’est pas le savoir établi. Notre matière première, c’est l’événement, quelque chose qui change, qui est neuf, surprenant. D’autre part, les professeurs ont un public captif. Si les étudiants ne participent pas aux cours, ils risquent de rater leur examen. Nos lecteurs ne sont pas obligés de rester… c’est la différence. Il faut les convaincre de rester, en étant séduisant, étonnant, drôle, dramatique, dans l’émotion. On doit jouer là-dessus aussi. Nous procédons par induction, c’est-à-dire que l’on part d’un fait précis, puis on remonte aux causes, aux analyses et au contexte. On ne part pas du contexte.

«Il faut aussi avoir l’honnêteté du démenti »

– L’emprise de l’émotionnel, par la télévision notamment, n’est-il pas plus fort aujourd’hui qu’auparavant ?
– Non, je ne crois pas. Il n’y a pas «d’âge d’or» ! Dans la presse de la fin du XIXème siècle, il y avait des faits divers, surexploités médiatiquement. Les journaux les plus «sérieux» ne traitaient pas ce genre d’affaires mais la presse populaire, si. Elle jouait déjà sur l’émotion et bien plus qu’aujourd’hui, car il y avait moins de rigueur dans les traitements. Ils inventaient beaucoup de choses, ils diffusaient des crimes complètement bidons ! L’affaire Stavisky, par exemple, est un fait divers, une escroquerie. Elle a pris une ampleur démesurée et a joué énormément sur l’émotion. Les partis s’y sont mis et cela a fini par la manifestation de février 1934, sur la Place de la Concorde, qui a failli renverser la République ! Et c’est la presse qui a lancé cela ! C’était bien pire qu’aujourd’hui.
Une dernière chose concernant le traitement des informations : on nous reproche d’aller beaucoup trop vite dans la diffusion mais prenons un exemple, le drame du 11 Septembre 2001. Les gens voulaient tout savoir dès le lendemain, pas le 13, ni le 14 ! Nous ne pouvions pas attendre d’avoir un panel d’informations complètes ! Pour un quotidien, ce n’est pas possible. Encore plus pour les télés ou radios. Nous avions donc très peu de temps pour relayer l’information, compte-tenu du décalage horaire avec les Etats Unis. Les islamistes ont été rapidement mis en cause, mais au début sans réelle certitudes. Nos seules sources étaient américaines, selon lesquelles douze passagers de profil semblable auraient été vus sur les bandes vidéos des caméras de l’aéroport. Or, cela aurait bien pu être un groupe d’extrême droite !  Par nature, nous devons aller vite ! Et nous sommes obligés de faire la part des choses entre «vitesse» et «exactitude» sans pouvoir finalement être à tous moments exacts, même si pour le 11 septembre cela a été le cas. Notre savoir n’est pas un savoir établi, comme je l’ai dit. Nous diffusons des vérités qui doivent être aussi exactes que possible, c’est pour cela que nous procédons par approximations successives, avec recoupements et, le cas échéant, démentis. Il faut aussi avoir l’honnêteté du démenti.
Mais si j’entends bien les censeurs, il ne faudrait pas parler de quoi que ce soit sans connaître exactement tous les détails et les faits précis. Par « substance », nous devons réagir à l’événement. Je ne dis pas que c’est toujours bien, au contraire… mais c’est comme ça. La presse est l’une des compositions de la démocratie, qui est un régime imparfait par nature, et fort heureusement. Car les régimes parfaits en général sont dictatoriaux !
– Le poids actuels de l’image accentue néanmoins l’approche spectaculaire de l’information…
– Un journal télévisé est un bande annonce. Ce n’est pas un film. Et c’est normal, ils ne peuvent pas faire des sujets de dix minutes car il n’aurait plus d’audience… Les réalités télévisuelles que vous décrivez sont là. Mais je pense que ceux qui croient que le pouvoir de l’image est énorme ont tort. Pour ma part, je conteste ce pouvoir. Les sociologues qui ont travaillé sur la question aussi. Bien sûr, je préfère l’écrit, qui donne de la distance et davantage à réfléchir. Avec les images on ne réfléchit pas, on n’a pas le temps…Mais je ne suis pas sûr que l’écrit soit aujourd’hui « écrasé » car, avec Internet, il a repris beaucoup d’influence.
– La défense de l’écrit n’est-elle pas aujourd’hui devenue une cause civique essentielle ?
-Si, tout à fait. La défense de l’écrit est surtout liée à des problèmes économiques. Chaque média a son propre langage, son propre mode de diffusion de l’information. Internet regroupe les mots, les images et le son. Internet est un peu comme une agence, une énorme chaîne d’informations. Ce qui est nouveau, c’est qu’Internet réunit absolument tout. Derrière la défense de l’écrit, il y a la question qui revient, de l’influence des médias sur la société. Une question très complexe qui est étudiée depuis bien longtemps.
Il y a deux écoles principales là-dessus. L’une pense qu’effectivement l’influence des médias est très forte, proche de la manipulation. L’autre pense que la question se discute, car au final les gens ont des convictions, des préjugés ou des prédéterminations qui font aussi qu’ils reçoivent les médias d’une certaine manière. Ce qui est le bon sens même ! Si vous dîtes aux militants de l’UMP que Nicolas Sarkozy est une horrible personne, cela n’aura pas beaucoup d’impact ! (rires) Plus sérieusement, ce qui marche, c’est l’événement. Ce sont les événements qui comptent, qui influencent les gens. Les médias ne font que les répercuter.
La question qui se pose aux médias écrits est d’ordre économique. Les journalistes ont besoin de temps, de disponibilité d’esprit, de matériel adéquat pour travailler. Dans une rédaction, pour faire un compte rendu à peu près honorable et complet de l’actualité mondiale, il faut au moins une centaine de personnes. Il faut donc un système économique qui permette de payer ces personnes correctement. Les radios et télévisions ont un modèle économique à peu près viable. Ils ne sont pas constamment en train de perdre de l’audience. Tel n’est pas le cas des journaux, quotidiens en particulier, qui pourtant emploient la majorité des journalistes qui font le travail. Alors effectivement, si les gens cessent de lire la presse écrite quotidienne, l’étau économique se resserre. Et de ce fait, la qualité de l’information baisse. Voilà le danger !

« L’option de l’opinion n’est pas suffisante pour un journal»

– Pour la défense de l’écrit, il y a eu notamment un moment de mobilisation avec les Etats Généraux de la Presse. Pensez-vous que cela a été une bonne chose ?
– Oui, cela a permis d’augmenter les aides à la presse écrite, à la reconversion des imprimeries, au portage. L’évolution du marché des médias fait aussi que la vente en kiosque souffre car il y a la concurrence des journaux gratuits. Le temps médiatique s’est accéléré, et l’espace médiatique étendu. Aujourd’hui, dès que l’on se lève le matin, nous avons accès aux chaînes d’information en continu à la TV, en plus de la radio et d’Internet. Alors, en se rendant au kiosque, on a le sentiment de retrouver ce que l’on a déjà entendu ! Tout au long de la journée, à tout moment, y compris sur notre portable, nous avons accès en permanence à l’information en boucle. Cela prend une dizaine de secondes. L’information a envahi la plupart des espaces.
– Comment en sortir pour un journal comme le vôtre, Libération ? L’avenir est-il au « marquage idéologique », à une identité faite sur l’opinion ?
– L’identité d’opinion est une option, mais elle n’est pas suffisante. Il faut que chaque journal ait sa propre personnalité. Mais il faut aussi – surtout – qu’il reste fiable, qu’il ne sacrifie pas l’information en se transformant en support de propagande !
– Oui les lecteurs décrochent vite quand la propagande ou les préjugés tiennent lieu de ligne…
– Oui, sur certains aspects, l’image que l’on a de Libération est assez mauvaise. En l’ouvrant, les gens se disent tout de suite qu’ils vont lire des horreurs sur Sarkozy… Cet aspect prévisible est mauvais.
– Le lecteur apprécie les effets de surprises…
– Oui ! Et le lecteur aime aussi y retrouver ses propres idées, c’est compliqué… Il faut marquer des points sur plusieurs tableaux. Nous avons fait la nouvelle formule afin que, tous les jours, quatre à cinq sujets d’actualité différents soient développés sur au moins deux pages. Si les gens achètent Libération, ils ont l’assurance d’avoir un contenu substantiel sur les sujets d’actualité. Le reste du journal ne contient pas des nouvelles brutes mais des thèmes travaillés. Cela passe du portrait au billet d’humeur, des choses qui ont une valeur ajoutée journalistique. Nous travaillons là-dessus et ça marche. Du moins, nos chiffres de vente baissent moins que ceux des autres. Le contexte n’est pas facile. Par exemple, Le Monde est en grande difficulté alors qu’ils ont fait de gros efforts. A Libération, nous avons un atout : un ton ironique, distancié, sarcastique : c’est notre grammaire !

Propos recueillis par Georges-Léonard TEMOIN, avec Fanny CANISIUS. (Octobre 2010)
Crédit Photo: Babelio