Dans cet entretien, le journaliste et producteur Emmanuel Chain évoque la perception par l’opinion, les politiques et les médias, de l’économie et de la mondialisation. Cette figure de l’audiovisuel, créateur du magazine Capital et fondateur du Groupe Éléphant, veut rester optimiste : « l’opinion prend en compte les réalités de l’économie lorsqu’on les lui expose clairement », « les Français sont prêts à entendre un discours de vérité, qui repose sur des faits ». En revanche, nos politiques, qui « ont une culture très hexagonale », « sentent que leur pouvoir d’influence diminue et préfèrent trop souvent la démagogie à la pédagogie : attiser les peurs, simplifier les problématiques plutôt qu’expliquer les enjeux… » Quant aux médias, il évoque les évolutions en cours mais regrette que ces sujets restent « sous traités par les médias, et notamment le plus puissant d’entre eux, la télévision, comparés aux enjeux qu’ils représentent et aux attentes du public ».
LA REVUE CIVIQUE : En France, la prise en compte des réalités de l’économie et de l’entreprise semble plus difficile qu’ailleurs. Pourquoi ?
Emmanuel CHAiN : Prise en compte par qui ? Pas par l’opinion en tout cas ! Les Français sont très lucides. Ils ont compris que l’économie est devenue une grille de lecture d’un monde qui change et impacte leur quotidien. En particulier la jeune génération !
Ils savent que la vie des entreprises les concerne, qu’il s’agisse de leur emploi, leur salaire, les produits qu’ils consomment ou consommeront demain. Ils ont une soif de connaissance, de découverte et de décryptage forte sur ces sujets, comme en témoigne depuis 20 ans sur M6 le succès de Capital, l’une des émissions préférées des Français. Comme en témoigne aussi la popularité de François Lenglet sur France 2, qui a été la révélation de la dernière campagne présidentielle en brillant par sa pédagogie et la qualité de ses interviews sur les sujets économiques.
Notre classe politique, en revanche, ne prend pas suffisamment en compte ces réalités. Par une méconnaissance culturelle du monde de l’entreprise, d’abord. Le nombre de nos élus qui ont travaillé dans des entreprises ou qui ont été confrontés aux réalités du marché est très faible.
Par démagogie ensuite, nos représentants, à droite comme à gauche, préférant trop souvent faire des entreprises et de la mondialisation des boucs émissaires faciles de leur impuissance à donner du sens et de la perspective dans un monde nouveau.
Ce décalage explique pour beaucoup, selon moi, le fossé qui se creuse chaque jour entre les Français et une classe politique, trop souvent jugée démagogue et éloignée des réalités sur ces sujets.
Comment faire davantage évoluer les mentalités en France, sur l’économie et les entreprises ? En abordant les sujets de façon concrète, sans en faire une question de morale ou d’idéologie. En racontant ce monde qui change à travers ce que vivent les hommes et les femmes, confrontés aux environnements nouveaux. Trop souvent, ces questions sont abordées de façon idéologique, alors que l’économie est une matière vivante, concrète, qui passionne les Français si on leur montre la réalité telle qu’elle est, en mettant en perspective les enjeux. Prendre en compte le réel, c’est la meilleure des pédagogies ! Les sujets sont infinis car la vie des entreprises, des marques, des produits fait qu’ils se renouvellent en permanence.
Les cours doivent s’inspirer de la réalité
Les cours d’économie au collège et au lycée doivent s’inspirer de la réalité. La théorie, c’est bien et c’est utile mais la théorie, on la comprend à travers des histoires et des situations concrètes. Le nombre de fois où j’ai entendu des jeunes, de tous milieux, me dire « grâce à Capital, j’en ai appris 10 fois plus qu’à l’école sur le fonctionnement de l’économie » ! Les médias aussi ne doivent pas avoir peur d’aborder ces sujets de façon plus systématique et, là aussi, de façon moins idéologique. Pendant la dernière campagne de l’élection présidentielle, à gauche comme à droite, les enjeux de la mondialisation et de l’Europe sont apparus très secondaires dans les débats, alors qu’ils sont au cœur des problèmes à résoudre. Comment appréciez-vous les termes du débat public en France ?
Il y a eu un point très positif lors de la dernière campagne présidentielle, c’est que la pédagogie de la dette et de l’urgence à régler les déficits publics a été bien faite et comprise par l’opinion. Cette question figure aujourd’hui parmi les principales préoccupations des Français, qui sont même 72 % à considérer que la crise économique ne justifie pas de reporter l’effort de réduction de la dette !
C’est dire que l’opinion prend en compte les réalités de l’économie lorsqu’on les lui expose clairement et que les Français sont prêts à entendre un discours de vérité, qui repose sur des faits.
Il est vrai, néanmoins, que les enjeux de la mondialisation et de l’Europe n’ont pas été abordés à la hauteur de ce qu’ils sont. La peur domine alors que nous avons, en France et en Europe, de vrais atouts dans les enjeux liés à la mondialisation.
À quelques exceptions près, comme Christine Lagarde, nos politiques ont une culture très hexagonale. Ils sentent que leur pouvoir d’influence diminue et préfèrent trop souvent, sur ces sujets, la démagogie à la pédagogie : attiser les peurs, simplifier les problématiques plutôt qu’expliquer les enjeux et se confronter à la réalité. On mesure le résultat : les partis extrêmes gagnent du terrain et les partis de gouvernement, qui font aussi de la démagogie sur ces thématiques, perdent chaque jour de la crédibilité.
Qui sait que dans certains domaines, 70 % des lois votées en France sont désormais le résultat d’une transposition des directives européennes ? Et pourtant, personne ne parle et ne raconte ce qui se passe en Europe. L’Europe est abordée, non pas à travers les réalités concrètes, mais à travers des débats généraux, globalisants, stigmatisant et stériles. Il y a là un véritable déficit démocratique !
Les médias n’ont-ils pas une part de responsabilité, dans le traitement (ou non traitement) des sujets liés à l’Europe, l’économie, la mondialisation ?
Mais bien sûr que si ! Ces sujets sont encore sous traités par les médias, et notamment le plus puissant d’entre eux, la télévision, comparés aux enjeux qu’ils représentent et aux attentes du public.
Sujets sous traités par les médias
À tort, les journalistes pensent que ces sujets n’intéressent pas les Français. Parce qu’ils ne s’y intéressent pas eux-mêmes, souvent par méconnaissance, ils ne savent pas comment y intéresser le public.
Il faut dire que la culture des journalistes en France a longtemps été celle du journalisme politique. Comme l’a longtemps été celle des dirigeants de médias. C’était la culture « noble ». À la différence des journalistes et médias anglo-saxons qui ont une culture économique forte. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de très grands journalistes en France issus de cette culture !
Si le monde change, les sujets politiques imprègnent pourtant et encore trop les médias. Certains journalistes restent fascinés par le pouvoir en France. Ou la représentation qu’ils s’en font… ! Et ils s’intéressent alors à des sujets qui n’intéressent plus leur public. D’où le vieillissement des audiences et des lectorats. D’ailleurs, quand je recrute un jeune journaliste, c’est un critère absolu. Si je sens qu’il sera plus curieux des batailles d’hommes et d’appareils au sein d’un parti qu’à la révolution du commerce, aux problématiques de la mondialisation ou ce qui se passe dans les pays émergents, l’entretien ne fait pas long feu.
Mais je veux être optimiste. Les choses vont changer. Lentement mais sûrement. Les dirigeants des médias seront de plus en plus issus du monde économique. Ils sont au fait de ces réalités et de l’intérêt que le public leur porte. Le meilleur exemple est Nicolas de Tavernost, qui fut le premier à avoir eu l’audace (il y a 20 ans !) de mettre l’économie en prime-time sur M6. Alain Weill, véritable entrepreneur, a une culture de l’info « à l’anglo-saxonne » sur BFM, et les résultats sont là.
Les dirigeants de l’Information de France Télévisions et TF1, Thierry Thuillier et Catherine Nayl, sont sensibles à ces enjeux. Et puis, il y a de très bons journalistes qui s’intéressent à ces sujets. La culture « économique » se diffuse dans les émissions ou débats « politiques », comme « C dans l’air », avec le travail remarquable d’Yves Calvi.
Ce n’est pas un hasard si l’un des meilleurs journalistes, si ce n’est le meilleur pour son indépendance aux pouvoirs, son exigence, sa curiosité, la qualité de son regard et son humanité, Erik Izraelewicz, avait compris depuis longtemps l’intérêt de ces sujets. Ils le passionnaient et il savait les rendre passionnants. Erik est parti beaucoup trop tôt et trop brutalement mais le fait qu’il avait été choisi pour diriger Le Monde est bien le signe d’une époque. Une époque qui impose plus que jamais aux médias d’évoluer, d’être à l’écoute de ses publics, et de répondre aux attentes des citoyens.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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