Dominique Schnapper : les médias et leur responsabilité

Dominique Schnapper (© Photo Catherine Helie/Gallimard)

Dominique Schnapper, sociologue, écrivain, membre honoraire du Conseil Constitutionnel et membre du comité de parrainage de la Revue Civique, est intervenue en mai dernier, lors d’un colloque « Médias et Numérique, une chance pour le bien commun ? », concluant deux années de recherches dirigées par Henri Pigeat pour le Collège des Bernardins. Elle s’y est exprimée sur la question médiatique, et les risques de dérives qu’elle perçoit dans la société démocratique d’aujourd’hui.

Elle estime ainsi : « Le journaliste, s’il est fidèle à son rôle, est capable d’analyser, présenter, relativiser, prendre de la distance. Dans la confusion actuelle, tout le monde peut jouer le rôle de tout le monde. (…) Il me semble que cette confusion des genres nourrit ce risque de l’indistinction générale de nos sociétés, qui risque d’aboutir à ce que toutes les opinions soient également valables, à ce que toutes les opinions de gens incompétents soient considérées comme aussi importantes que celles de gens compétents. »

Elle exprime par ailleurs ses réserves à propos de la non régulation d’Internet : «c’est un instrument extraordinaire de liberté d’expression, mais il me semble qu’il est toujours inquiétant de voir apparaître des espaces totalement dépourvus de contrôle social (…) L’histoire l’enseigne : tout ce qui n’a pas été contrôlé par l’État de droit a débouché sur l’état de nature, c’est-à-dire la loi du plus fort, du plus violent, aux dépens du plus fragile.   » Voici de large extraits de son intervention. 

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En essayant de comprendre la société dans laquelle nous vivons, on ne peut pas ne pas prendre en compte les médias. Voici quelques réflexions générales issues de mon livre « L’esprit démocratique des lois » (Gallimard), qui essaie de pointer les risques de dérives de la société démocratique.

Les médias sont des instruments essentiels de la démocratie, dans la mesure où la démocratie s’efforce de résoudre les problèmes par les mots, c’est-à-dire par les négociations, et non pas par la violence et les massacres. Il est clair que les médias sont, d’abord, porteurs de mots. Même sans suivre absolument le philosophe Habermas et l’idée que la démocratie se définit par le débat rationnel dans l’espace public, il est vrai que les médias sont porteurs des débats publics. Nous les critiquons de manière constante dans la mesure même où nous critiquons, de manière constante aussi, la démocratie. Cela fait partie de l’essence même de la démocratie que d’être critiquable et abondamment critiquée. Des médias et de la démocratie, nous attendons beaucoup, c’est pourquoi nous en faisons les objets de constantes critiques.

Les médias et la démocratie
donnent de grands espoirs

Les médias annoncent beaucoup et la démocratie donne aussi de grands espoirs. Rappelez-vous que la Constitution américaine dit qu’elle veut répandre le bonheur et que les premières constitutions françaises se donnaient aussi comme but le bonheur de tous les citoyens. Les médias prétendent organiser et, jusqu’à un certain point, ils contribuent à organiser effectivement les débats démocratiques. Alors, bien entendu, les uns et l’autre nous déçoivent parce que la démocratie ne suffit pas pour assurer le bonheur, elle n’est jamais complète, elle trahit ses propres principes, elle est toujours limitée, comme les médias ne sont pas les organisateurs du débat raisonnable et argumenté dont rêvent les philosophes.

Les médias sont l’expression de la société démocratique dans laquelle nous sommes, mais, par leur action propre, ils tendent à renforcer les risques de dérive qui la caractérisent, ils renforcent le risque que, sous l’effet de sa propre dynamique, elle passe de la démocratie « réglée » à la démocratie « extrême », selon les termes empruntés à Montesquieu. Dans ce danger du passage de la démocratie « réglée », qui protège les grands principes démocratiques, à une démocratie « extrême », les médias apportent leur efficacité propre. Je voudrais en donner deux exemples : 

1 – La discordance des temporalités 

Le rythme des décisions politiques est conditionné par la temporalité électorale. C’est en fonction des élections que se prennent nombre de décisions. Or, beaucoup de décisions – économiques, sociales, politiques ou démographiques – relèvent d’une temporalité qui dépasse de loin la temporalité électorale. Cette discordance rend difficile d’adopter les décisions structurelles, c’est-à-dire celles qui pourraient engager le pays tout entier et l’avenir de la collectivité. À cause du rythme imposé par les élections, il existe le risque constant que les gouvernants répondent à l’immédiateté des réactions des gouvernés, aux émotions du moment, aux besoins de l’instant, sans formuler les projets qui pourraient dépasser le rythme haché des échéances électorales.

La vie des hommes politiques est organisée autour des campagnes électorales, ce qui est légitime, mais le fait que la politique soit ainsi concentrée autour de l’élection, et encore plus de la ré-élection, rend difficile de prendre en compte les autres temporalités. Notre démocratie est menacée parce qu’il devient difficile que les hommes politiques prennent la distance nécessaire à l’égard de l’immédiat ; la distance nécessaire à la réflexion, à l’analyse, qui permet de prendre des décisions dépassant le cap de la prochaine échéance électorale.  Il est clair que l’immédiateté qui caractérise les médias, la personnalisation qu’ils font de la plupart des problèmes et la «  spectacularisation  » qu’ils tentent de faire des événements, ne peuvent que renforcer ce phénomène.

« Inévitablement les médias
font des choix »

Il faut qu’ils donnent les informations plus vite que leurs concurrents, les médias sont aussi des entreprises. Ils sont tentés de raconter les petites histoires, celles qui tournent autour des personnes et non les analyses des enjeux politiques. J’ai toujours été frappée par le fait qu’à la conférence de Yalta, un des grands moments qui a conditionné l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, se résume souvent par la photo des trois principaux chefs politiques qui s’y sont retrouvés. Inévitablement les médias font des choix. Chaque année, la première chute de neige donne lieu aux mêmes images et aux mêmes commentaires au journal télévisé, ils ne contribuent guère ainsi à ouvrir le débat argumenté par lequel la démocratie pourrait se conforter. Autre exemple, les inondations qui apparaissent anecdotiques, alors qu’elles posent le problème du réchauffement climatique et des décisions qui pourraient être prises. On pourrait avoir une distance réflexive sur ce que signifient les inondations. Or, on a toujours une « mémé », pour laquelle j’ai beaucoup de sympathie, que l’on voit sauvée par un bateau de secouristes : on est passé très vite à l’anecdote. Prenons encore l’exemple de la libération de Florence Cassez : les médias, en tout cas à la télévision, ont été encombrés par une description de sa chevelure, qui a beaucoup occupé l’actualité, alors qu’à travers cette libération se posait une série de problèmes importants, celui de la justice mexicaine, des relations entre la France et le Mexique, des relations entre un cas particulier et une politique générale de relations avec un autre État. Il y aurait eu de quoi nourrir beaucoup de réflexions, il n’y a eu, par les télévisions, qu’un traitement anecdotique.

2 – Le risque de l’indistinction générale

Les médias risquent de renforcer la confusion des ordres des personnes et des valeurs qui est l’une des dérives possibles de la démocratie. La confusion généralisée constitue une dérive de l’aspiration à l’égalité. Les démocraties ou les démocrates ont tendance à refuser toutes les formes de catégorisation et de distinction, à juger les différences comme des inégalités et les inégalités comme des discriminations.

De leur côté, les médias contribuent à mêler des événements divers, à s’inscrire dans cette confusion généralisée, ils ont tendance à dire que tout est dans tout, et réciproquement. Parce que c’est plus simple, ils mettent mécaniquement sur le même plan toutes les nouvelles. Dans le même journal télévisé, on a les otages, l’Ukraine et les résultats du tournoi de tennis sans qu’il y ait la moindre mise en perspective. Cette actualité met sur le même plan des phénomènes qui sont dans des temporalités extrêmement différentes mais aussi dans des significations très différentes puisqu’elle évacue les évaluations, les comparaisons, les délibérations, la réflexion.

La confusion des genres
nourrit l’indistinction générale

Une des illustrations de cette tendance, c’est le rôle accru que jouent les auditeurs dans les radios. Le journaliste, s’il est fidèle à son rôle, est capable d’analyser, présenter, relativiser, prendre de la distance. Dans la confusion actuelle, tout le monde peut jouer le rôle de tout le monde. Je suis également assez choquée par ces émissions où les hommes politiques deviennent des amuseurs et où les amuseurs jouent aux hommes politiques, comme chez Michel Drucker le dimanche après-midi ou bien par les humoristes de France Inter. Il me semble que cette confusion des genres nourrit ce risque de l’indistinction générale de nos sociétés, qui risque d’aboutir à ce que toutes les opinions soient également valables, à ce que toutes les opinions de gens incompétents soient considérées comme aussi importantes que celles de gens compétents.
Tocqueville disait déjà que dans la démocratie tout est opinion. Évidemment, les médias risquent de renforcer cette caractéristique. Il faut ajouter que les médias ont leurs propres héros qui ne sont pas nécessairement, ni les plus respectables, ni les plus utiles à la société. Je me souviens encore du temps qui a été consacré à la disparition de Leon Zitrone, et qui pouvait paraître légèrement disproportionné…

3 – Quelques réflexions sur le pouvoir des journalistes

Il me semble que nous arrivons à un renversement de situation aujourd’hui : ceux qui ont la prétention, fondée ou non, de se consacrer à une activité intellectuelle « lente et profonde », pour reprendre l’expression de Tocqueville, ont le sentiment que les journalistes ne leur font pas de place, ne les écoutent pas, que les journalistes ont un pouvoir bien supérieur au leur et que la démocratie favorise davantage ceux qui transmettent que ceux qui créent.

Je vous fais part d’un sentiment que j’ai eu au moment de « l’affaire Baudis », les médias n’ont pas eu le courage de reconnaître à quel point ils s’étaient conduit d’une manière redoutable et injuste. Je pense notamment au journaliste qui avait décrit Baudis en sueur, en suggérant ainsi qu’il s’agissait d’un signe de culpabilité. Mais si on vous accusait de ce dont on accusait injustement Dominique Baudis devant des millions de téléspectateurs, qui aurait pu rester calme et détendu ?! En tout cas, pas moi… Être en sueur devant une caméra ne veut évidemment pas dire qu’on est coupable. Donc, à partir de ce cas, on voit bien qu’il y a un problème de responsabilité des médias. Je sais que les journalistes parlent souvent de déontologie, certains la respectent, mais on voit aussi les dérives qui peuvent avoir lieu et qui, parfois, ont eu effectivement lieu.

Internet, un espace dépourvu
de contrôle social

Cela est encore plus vrai s’agissant d’Internet. Bien sûr, Internet est un instrument extraordinaire de liberté d’expression, mais il me semble qu’il est toujours inquiétant de voir apparaître des espaces totalement dépourvus de contrôle social. J’aimerais avoir l’optimisme de certains, croire à la bonté naturelle de l’homme, mais l’expérience historique nous conduit plutôt à penser que les lieux sociaux qui se développent sans aucun contrôle ont tendance à dériver dangereusement. Et quand il n’y a plus de droit pour tenter d’établir une certaine justice, il n’y a plus de responsabilité. On peut tout dire et ne rien signer sur Internet. Cela m’inquiète, car il me semble que tout le monde n’est pas également compétent, tout le monde n’est pas également animé de bonnes intentions, apte à reconnaître les autres, à les respecter. L’histoire l’enseigne : tout ce qui n’a pas été contrôlé par l’État de droit a débouché sur l’état de nature, c’est-à-dire la loi du plus fort, du plus violent, aux dépens du plus fragile.

(juin 2014)

► Les débats du Collège des Bernardins