La responsabilité des télévisions en débat
Le présentateur du JT de France 2 évoque, dans cet entretien avec la Revue Civique, le pouvoir des médias – un « pouvoir de fabrication de l’ère du temps » – et les « risques d’atomisation » de la société qu’induit naturellement, selon lui, l’activité médiatique. David Pujadas souligne : « le média audiovisuel à tendance à se tourner vers l’individu, car il est beaucoup plus porteur d’émotions que toutes formes de collectivité ». Observant la propension à construire une « figure audiovisuelle de l’individu sublimé », il évoque les correctifs possibles et livre ici ses réflexions sur la responsabilité des télévisions.
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La REVUE CIVIQUE: Comment appréciez-vous la question de la responsabilité des médias?
David PUJADAS : Les médias ont longtemps été décrits comme un « contre-pouvoir » mais les médias doivent s’assumer aujourd’hui comme un pouvoir à part entière. Nous entendons traditionnellement comme pouvoir les centres de décision, qu’ils soient législatifs, exécutifs ou judiciaires, ce qui n’est évidemment pas le cas pour les médias. Dans notre société où les canaux sont omniprésents, multiples et permanents, les médias ont néanmoins un pouvoir de fabrication de l’ère du temps. C’est un pouvoir très important que nous devons assumer. Et, à partir du moment où nous assumons ce pouvoir, il faut s’interroger sur notre responsabilité. Non plus seulement vis-à-vis des autres pouvoirs mais vis-à-vis de nous-mêmes.
Précisément, ce pouvoir et l’impact des médias – notamment télévisuels – sur les représentations collectives induisent pour vous quel type d’obligation ou de responsabilité, pour le service public de l’audiovisuel en particulier ?
Cela va au-delà du service public : tout média, aujourd’hui, rend un service au public, et cette fonction n’est pas une question de secteur public ou de secteur privé. Il s’agit dans les deux cas de s’interroger sur « le bruit de fond » que l’on fait résonner dans la société. En la matière, un thème me tient à cœur. J’ai en effet l’impression que la pente naturelle des médias, contre laquelle nous devons régulièrement lutter, est de produire une forme d’atomisation de la société, une fragmentation. Si on n’y prend pas garde, on risque d’accentuer l’individualisation de la société dans la mesure où les médias se placent plus facilement du côté du droit (individuel) que du côté des politiques publiques ou du compromis. Il est, de fait, assez rare que les médias valorisent une action publique, quelle qu’elle soit, qu’ils mettent en avant des formes d’actions ou d’entreprises communes. Il est au contraire beaucoup plus fréquent que les médias mettent l’accent sur les droits et les libertés de l’individu, et du seul individu.
Le sens du collectif passerait ainsi à la trappe médiatique ?
C’est un risque. La valorisation du collectif est d’ailleurs difficile à réaliser pour les médias, dans la mesure où le collectif est forcément un compromis. Le média audiovisuel, tout particulièrement, a naturellement tendance à se tourner vers l’individu car il est beaucoup plus porteur d’émotions que toutes formes de collectivité. Une collectivité n’émeut pas, elle ne pleure pas, elle ne crie pas. L’individu, on s’identifie immédiatement à lui : devant la télévision, nous sommes des individus, en rapport direct à l’individu.
La télévision est plus prudente
Vous soulignez deux aspects, ou dérives : une vision « individualiste » de la vie publique, tendance qui peut rejoindre celle du sensationnalisme…
Ce n’est pas forcément du sensationnalisme, c’est le primat de l’émotion. Sensationnalisme cela renvoie à la guerre du Golfe ou à la chute de Ceaucescu en Roumanie. Les médias, de ce point de vue, sont nettement plus vertueux aujourd’hui. Contraints et forcés d’ailleurs, car à partir du moment où l’on devient un pouvoir, cela provoque des instances ou des mécanismes de critique. Et, à ces moments, la télévision a été amplement critiquée et même décriée. Ce qui a permis des ajustements et des correctifs. La télévision est donc plus prudente, ne serait-ce que parce qu’elle doit sans cesse tenter de conserver sa crédibilité, en matière de fiabilité de l’information. Donc plus que de sensationnalisme, je parlerais aujourd’hui de primat de l’émotion, et la tendance est souvent à l’émotion « lacrymale », larmoyante. Les deux tendances en effet se rejoignent car, de fait, cette émotion est portée par la figure audiovisuelle de l’individu sublimé.
Quelles réflexions avez-vous sur ces enjeux importants, par exemple en interne à France Télévisions, pour compenser ces tendances naturelles ?
Il n’y a pas de recette à proprement parler, mais c’est une réflexion qu’il faut avoir en permanence, dans la mesure où l’on est sans cesse amené à traiter de problématiques collectives. Par exemple, si l’on traite de la réforme de la Sécurité Sociale, il faut veiller à ce qu’il y ait, dans le choix des voix qui s’élèvent sur le sujet, non seulement celle du médecin libéral à qui on va « rogner ses honoraires » ou sa liberté de tarification, non seulement celle du patient à qui on va demander une franchise et donc une contribution un peu plus importante, non seulement les avis des acteurs isolés du processus, mais aussi des voix qui fassent prévaloir une perspective globale et une action collective, ceci pouvant – et devant – se faire de manière contradictoire et équilibrée. L’enjeu, dans le traitement médiatique, n’est donc pas seulement de se poser les questions qui renvoient simplement aux intérêts catégoriels ou individuels, ce qui est souvent une pente naturelle des médias.
Les médias ont une fonction pédagogique, le mot ne vous fait pas peur ?
Non, le mot de pédagogie ne nous fait pas peur, nous avons d’ailleurs mené une réflexion, à France 2, sur les outils audiovisuels qui peuvent permettre de faire davantage de pédagogie, ce qui est plus compliqué à mettre en œuvre, en tout cas moins facile, que la mise en scène de l’émotion. Nous avons par exemple choisi, dans nos journaux télévisés, de faire appel à nos experts, que nous mettons le plus souvent en scène possible. On les voit souvent maintenant, debout devant un grand écran, un peu dans une posture de professeur. Avec des infographies et des chiffres permettant d’éclairer un événement.
Une obligation de pédagogie
Vous assumez le rôle d’ « instituteurs du 21ème siècle » ?
Nous sommes dans notre rôle quand nous faisons de la pédagogie, c’est même pratiquement une obligation : qui peut parler de la problématique du MOX pour le nucléaire sans que l’on sache précisément ce qu’est le MOX ? La meilleure manière, c’est de l’expliquer, en termes simples. Comment parler d’une éventuelle intervention en Syrie sans avoir décrit le rôle géopolitique de ce pays au Moyen-Orient ? Et cela passe par des cartes, par un expert qui va livrer des données démographiques, religieuses, géostratégiques …
Cela passe par la gestion du temps aussi. On sait que la télévision est souvent enfermée dans des formats très courts. Est-il réellement possible d’échapper à ce formatage, ou des informations parfois importantes sont traitées en 45 secondes ?Oui. Pour le JT de 20 heures par exemple, nous utilisons des formats aménageables, et cela ne nous fait pas peur de passer des reportages de cinq ou six minutes et de mettre en scène nos experts sur une minute ou deux, voir de faire des « pour/contre ». La télévision ce n’est pas que l’image : les sujets prêtent au débat, et nous croisons les regards. On ne va pas faire du « Taddeï » au JT, car « Taddeï » c’est une heure de débat en direct, mais on va faire du « mini-Taddeï ».
Une étude de l’INA montrait la très grande ressemblance des catégories de sujets traités par les JT (journaux télévisés) du privé (TF1) et du public (France2). Il semble que la structuration et la hiérarchisation soient les mêmes, avec par exemple la même place pour le « fait divers » spectaculaire, sensationnel, qui fait « images », non ?
On est, là, me semble-t-il, dans le cliché. Ce qui était peut-être encore valable il y a cinq ou six ans n’est plus d’actualité. Je vous mets au défi de mettre un JT à côté de l’autre et de comparer sur les trois derniers mois les deux conducteurs. Je ne parle pas des grands évènements (type Fukushima ou l’assassinat d’Agnès, en novembre dernier). Hormis ces grands sujets d’actualité, regardez la hiérarchie de l’information, les priorités choisies, et vous constaterez que les JT sont différents.
Concernant les meurtres ou disparition de femmes et d’adolescents, vous êtes sûr que France 2 n’a pas également « monté » les sujets en ouverture de JT ?
Le fait divers est une catégorie journalistique qui a ses lettres de noblesse, mais le fait divers est en déclin dans les journaux télévisés. C’est une réflexion éditoriale que l’on a eue. De temps en temps, il y a de grands faits divers mais ils sont rares, nous en avons peut-être six ou huit par an. Le petit fait divers anecdotique, tel qu’on le trouvait encore dans nos journaux télévisés il y a encore cinq ans, est devenu très rare. De temps en temps, il est vrai, nous avons pu traiter une histoire importante, qui renvoie à une problématique judiciaire, comme c’est le cas avec la question de la récidive. Autrement, le fait divers est en déclin. On le constate car nos services nous en parlent. Le service « informations générales » s’est résolu au fait que l’on ne parlait plus régulièrement de ces « faits divers ».
Le cahier des charges du service public de l’audiovisuel énonce des obligations, notamment en ce qui concerne la vigilance sur le principe d’Egalité et la lutte contre les discriminations. Qu’en pensez-vous, y a-t-il recul ou avancée des télévisions en ce domaine (sachant par exemple, qu’un Eric Zemmour – condamné pour incitation à la discrimination – était l’une des « vedettes » médiatiques fabriquées aussi par une célèbre émission de France 2) ?
Je suis un cas un peu particulier : je suis l’un des fondateurs du club Averroes, club fondé en 1997, qui promeut la diversité dans les médias. J’assume même, pour cette cause, le terme de lobbyiste !
Et à l’inverse, sur la Diversité, certaines actions ou pressions peuvent-être considérées comme versant dans le communautarisme (des origines ethniques ou concernant la religion). La voie est délicate et étroite…
Oui, et les débats ont pu être nourris. Nous avons essayé, avec ce club, d’avoir de l’influence et de se servir des armes du lobbying. Avec, par exemple, un rapport annuel pour donner des bons et des mauvais points, et surtout pour faire de ce sujet un élément de débat public. J’assume totalement. Car, à un moment donné, si vous ne vous servez pas de certaines méthodes, les discours restent vagues et généraux. Et en dix ans, ce club a eu une certaine efficacité de ce point de vue là.
La directrice de TV5Monde, Marie-Christine Saragosse, évoquait dans notre précédent numéro la question des femmes dans les télévisions et soulignait les déséquilibres persistants dans certains domaines. Notamment, quand on prend les personnes mises à l’antenne dans les JT ou autres débats, il y a encore une très grande inégalité en ce qui concerne les invités aux débats télévisés, et même quand on questionne simplement des gens « anonymes » pour recueillir des points de vue ou des réactions (« micro-trottoirs »): une étude internationale a montré que, pour la France, les hommes apparaissent à l’antenne dans 74 % des cas !
Je n’ai pas les chiffres en ce qui concerne les personnes qui apparaissent à l’antenne pour réagir à l’actualité mais la télévision, notamment à partir des années 80, a fait nettement émerger des femmes. Que l’on se souvienne de tous les grands reporters femmes que l’on a découvert lors des grands conflits des années 80 et 90, sans parler des présentatrices. En ce qui concerne la représentation dans les débats, ce qui est plus compliqué c’est que dès lors que l’on parle de chefs d’entreprises ou même de responsables politiques, il y a peu ou en tout cas moins de femmes. Les instances dirigeantes sont encore inégalitaires et nous n’en sommes que le reflet. Pour les « micros-trottoirs », les anonymes mis à l’écran, c’est intéressant. Il faut en effet y veiller et regarder ce qui peut être amélioré, pour favoriser une représentation de la société telle qu’elle est. Merci d’attirer notre attention sur ce point, et de nous adresser l’étude en question. Nous y veillerons.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique N°7, Hiver 2011-2012)
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