[EXTRAIT] Auteur de plusieurs ouvrages – dont, avec Christophe Dubois, « Circus politicus » (2012, Albin Michel) ou « Les islamistes sont déjà là » (2004, Albin Michel) – Christophe Deloire est Directeur général de Reporters sans frontières. À ce titre, il exprime une certaine vision de la mondialisation, et de la place de la France dans ses enjeux actuels. Il évoque dans cet entretien les divers combats menés par cette organisation non gouvernementale pour la liberté d’informer. En évoquant les méthodes employées dans de nombreux pays, où il s’agit de faire évoluer les choses : « nous ne voulons pas nous contenter de compter les morts et les détenus, parce que nous voulons tendre vers un idéal et le construire ». Il énonce les nombreux obstacles à lever, de la Chine aux pays de la Conférence islamique. Entretien.

La REVUE CIVIQUE : La liberté d’information, est-ce une valeur universelle, mondiale, ou une liberté française – héritée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen – qu’il s’agit, avec difficulté, de faire partager ?
Christophe DELOIRE :
Il ne saurait y avoir de liberté de conscience sans liberté de la connaissance au sens le plus large. Qu’on se rattache à une conception philosophique cartésienne ou spinoziste, ce qui fonde la liberté humaine, en dehors du droit d’aller et de venir, c’est la capacité à connaître le réel afin de comprendre le monde. Dans la caverne, homo sapiens s’humanise lorsqu’il ne se satisfait plus des ombres décrites par Platon. Ouvrir les yeux en pleine lumière, tout commence là. Tout le monde ne voit pas la même chose, mais tout le monde peut regarder et énoncer librement ce qu’il voit, l’exprimer comme il l’entend. Si un chef de tribu vous enjoint de retourner dans la caverne, soit par menace (« si tu n’y retournes pas je te tue »), soit par séduction (« il y a du feu ou de la viande à l’intérieur »), s’il récuse votre droit à découvrir votre environnement, il nie votre humanité.
Au début du XXIe siècle, près de la moitié des êtres humains n’a toujours pas accès à une information libre. Privés de la lucidité élémentaire pour conduire leur vie, inféodés comme des enfants à qui l’on raconte des histoires, ces milliards de gens sont dépossédés de leur existence. Dans un régime de propagande, de mensonges ou d’occultations, que ce régime soit martial ou soft, je peux au mieux marcher, mais ne suis pas libre de choisir mon chemin, pas maître de moi-même. Je crois sortir de la caverne mais je rentre dans un tunnel.
Les Nations Unies ont consacré le droit à sortir du tunnel. En 1948, les États membres de l’Assemblée générale ont énoncé le principe de la liberté de l’information dans l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est écrit clairement dans la convention que « la liberté d’opinion et d’expression » implique le droit de n’être pas inquiété parce que l’on cherche, reçoit ou répand les informations, et cela sans considération de frontières. Je suis un homme, j’ai le droit de découvrir le monde.

Prédateurs de la liberté

On voit bien que la liberté de la presse reste un combat d’actualité, dans le monde. on peut même dire que les progrès ne sont pas assurés pour l’avenir, quand on voit ce qu’il en est de cette liberté dans les puissances « émergentes », telles que la Russie ou la Chine. Face aux dictatures, certains sont adeptes de la méthode « coups de poing », par exemple par des manifestations frontales ou spectaculaires ; d’autres préfèrent la méthode douce, par pragmatisme, pour tenter de faire concrètement évoluer les choses par étapes. Quelle est votre préférence ?
Une organisation comme Reporters sans frontières tente de mettre en œuvre la dialectique du bâton et de la carotte. Grâce à notre réseau de 150 correspondants dans 130 pays, aux missions qu’effectuent les responsables de « desks » par continents, nous collectons des informations qui sont notre matière première. On appelle cela le « monitoring ». Puis, nous transformons ces informations en communiqués de presse, en rapports de synthèse, en campagnes de communication. Le classement mondial de la liberté de la presse, établi chaque année par Reporters sans frontières, est aussi le fruit de tout ce travail. « Montrer du doigt les méchants », ceux que nous appelons les « prédateurs de la liberté de la presse », cela semble simpliste, mais c’est un mode opératoire plus efficace qu’on ne l’imagine. Certains régimes craignent tant la mauvaise publicité internationale que cela nous donne un levier.
Mais nous n’ignorons pas la carotte. Autant que nous le pouvons, nous aidons des pays à faire progresser la liberté de l’information de manière structurelle. Des gouvernements sollicitent nos préconisations juridiques, parfois nous prenons l’initiative. C’est la raison pour laquelle nous avons ouvert un bureau à Tunis en 2011, et que nous nous apprêtons à faire de même à Tripoli en Libye. Parce que nous ne voulons pas nous contenter de compter les morts et les détenus, parce que nous voulons tendre vers un idéal et le construire.

En quoi, la liberté d’information est-elle une « liberté levier » pour d’autres libertés ? et est-ce, selon vous, un facteur de développement, dans la mesure où certains, la Chine par exemple, expliquent que le développement se fait très bien sans toute une série de libertés, dites « occidentales » ?
La liberté de l’information n’est pas un privilège corporatiste pour les journalistes, ni un avantage lié à la détention d’une carte de presse. La liberté d’informer ne saurait se dissocier de celle d’être informé. C’est une liberté pour tous les êtres humains, un facteur d’épanouissement politique, économique et social. Si l’on analyse les choix humains à la lumière de la doctrine économique classique, utilitariste, il est évident que les choix et les « courbes d’indifférence » de chacun doivent être établis en fonction d’informations incontestables. Il en va de même si à la théorie classique on préfère la théorie des « capacités » du Prix Nobel d’économie Amartya Sen. Augmenter les capacités des groupes sociaux et des individus, c’est-à-dire leur liberté de choisir leur vie, suppose le développement de la liberté de l’information.
J’ai récemment rencontré en Birmanie le célèbre journaliste Win Tin, cet ancien adjoint d’Aung San Suu Kyi. Lors des dix-neuf ans de sa vie passés en détention, ce vieux monsieur a résisté à tous les chantages qui lui promettaient la liberté en échange d’un renoncement au journalisme et à la politique. Pourquoi avoir résisté ainsi ? Pour la raison suivante, m’a-t-il dit : « la liberté de l’information est la liberté qui permet de vérifier l’existence de toutes les autres (libertés) ». Je ne saurais mieux exprimer le caractère fondamental de la liberté de l’information.

Le risque d’une explosion sociale

Je n’éluderai pas la question sur la Chine ; je suis convaincu que l’avenir du monde se joue là-bas, notamment l’avenir des libertés. Selon certains, le régime chinois prouve que dans un monde de plus en plus compliqué, le « despotisme éclairé » est seul à permettre les politiques de long terme. Dans une démocratie, les aspirations populaires verseraient trop dans le court terme. Les partisans de cette thèse comparent l’Inde démocratique, censée être désorganisée, et la Chine où les forces économiques sont mobilisées dans une direction claire réputée profitable à tous. Cette justification de la captation du pouvoir par une oligarchie est le sujet de l’ouvrage que j’ai publié avec Christophe Dubois en 2012, « Circus Politicus ».
Le problème, c’est que dans un régime despotique, le groupe social qui détient les clés du pouvoir défend ses intérêts, biens compris. En Chine, une caste à la tête du Parti communiste profite du pouvoir pour faire fortune et enrichir ses enfants, les « fils de princes ». En régime de restriction de la liberté de l’information, ceux qui sont fondés à se plaindre n’ont pas voix au chapitre. La propagande et la censure ne sont pas des moyens de faire taire les mauvais coucheurs, des moyens d’éviter les critiques au profit de l’intérêt général, ce sont des armes pour nier la contradiction inhérente aux sociétés. Sans liberté de l’information, je peux m’accaparer la richesse du pays, commettre toutes sortes de turpitudes, les citoyens ne sont pas en mesure de me le reprocher. Est-ce ce modèle que nous voulons pour nous ? Ce modèle comporte d’ailleurs le risque d’une explosion sociale extrêmement violente.

Dictature douce

Dans la lutte d’influence mondiale, pensez-vous que les valeurs européennes (et occidentales) de liberté d’expression et d’information sont et seront en recul, mises sérieusement en difficulté, ou qu’elles sont et seront portées par des vents favorables ?
C’est l’une des questions les plus difficiles. Je commence par rappeler que ces valeurs sont à mon sens universelles. J’en veux pour preuve leur cohérence et réciprocité logique. Si je veux ces libertés pour moi, je les veux pour les autres. Si je les refuse à autrui, il les récusera pour moi. Cela ne signifie naturellement pas que l’Occident a une vision plus lucide et équilibrée que le reste du monde. L’indépendance des médias dans certains pays n’empêche pas qu’ils puissent avoir des biais, qu’ils puissent succomber aux pièges du « deux poids deux mesure » et présenter un prisme très déformant de la réalité du monde. Mais une liberté, même mal employée, est préférable à une absence de liberté, qui est encore plus mal employée, par nature.

J’en reviens à la question si difficile, avec un premier critère. Si l’on observe le nombre des exactions commises contre les journalistes et les net-citoyens, l’on s’aperçoit qu’en 2011, 67 journalistes ont été tués dans le monde. Aujourd’hui, 151 journalistes et 132 net-citoyens sont enfermés derrière les barreaux, non pas parce qu’ils se sont mal comportés, mais pour les informations qu’ils ont publiées. Ces violations sont donc à un niveau élevé. Mais nous devons rechercher d’autres indices pour répondre à votre question, sur les aspects politiques, constitutionnels, légaux et économiques. Dans de trop nombreux pays, comme en Russie, des lois attentatoires à la liberté de l’information sont adoptées, qui ramènent en arrière. Faut-il parler par ailleurs de la crise économique de la presse, qui a des effets considérables sur l’indépendance des journaux et sur le pluralisme ?
Enfin, le facteur technologique est considérable. Même si la technologie permet de développer des outils de contrôle et de censure autant que des moyens d’émancipation, il semble qu’Internet soit à l’origine d’une ouverture formidable. Mais il est probable que nous sortions du temps de l’enfermement pour entrer dans l’ère des manipulations. Nous serions sortis de l’enfer du « 1984 » de George Orwell pour entrer dans celui du « Brave New World revisited » d’Aldous Huxley. Une dictature sans dictateur. Une dictature douce où le divertissement règne en maître, si bien décrite dans « Se distraire à en mourir », ce petit chef d’oeuvre de Neil Postman.

Reporter sans frontières agit de diverses manières, et notamment dans des cercles internationaux, des enceintes institutionnelles comme celles de l’ONU. Pouvez-vous préciser la nature et l’enjeu de ces actions ?
Comme Reporters sans frontières bénéficie d’un statut consultatif à l’ONU et à l’Unesco, comme à l’Organisation internationale de la Francophonie, nous utilisons ces tribunes pour faire valoir les principes de la liberté de l’information. Nous avons la capacité d’y proposer des textes. Ainsi l’organisation a-t-elle été à l’origine de la résolution 1738 du Conseil de sécurité des Nations Unies sur la protection des journalistes. Par ailleurs, lors des examens périodiques universels des pays au Conseil des droits de l’Homme à Genève, nous faisons remonter nos informations, nos analyses et nos préconisations. Notre but est que les États se conforment au Pacte relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations Unies en 1966, et qui prévoit deux types d’exceptions à la liberté d’expression et deux seulement : le respect des droits et de la réputation d’autrui d’une part, la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publique d’autre part.

Droit de critiquer une pensée religieuse

Notamment dans certains pays de culture « arabo- musulmane », certains dirigeants opposent le respect des « valeurs traditionnelles » aux libertés d’expression et d’information. Qu’en pensez-vous, et comment faire face à cet argument, aussi présenté comme une composante de la « diversité culturelle », manière de relativiser l’application des libertés fondamentales ?
Depuis quelques années, nous sommes extrêmement préoccupés par l’intention de certains pays de promouvoir une notion de « diffamation des religions ». Une résolution a même été votée en ce sens au Conseil des droits de l’Homme de l’ONU à l’initiative de la Conférence islamique. Ce serait particulièrement nuisible, car contradictoire avec la liberté de conscience. Si je n’ai pas le droit de critiquer une pensée, qu’elle soit politique, philosophique ou religieuse, alors je n’ai plus le droit de penser ce que je veux, en tout cas il m’est interdit de l’exprimer. Et très vite cela m’empêche d’invoquer des faits. Bref, la liberté de l’information subit un contrecoup immédiat. Au niveau international, cette poussée diplomatique est renforcée par les tenants de la « défense des valeurs traditionnelles ». En 2011, une coalition hétéroclite composée de la Russie, la Chine, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan proposait une résolution en faveur d’un « code de conduite pour la sécurité de l’information » au nom de la diversité culturelle et historique. Le danger, c’est que l’universalité des droits de l’Homme soit concurrencée, pour ne pas dire combattue, par ces « valeurs traditionnelles » qui sont surtout celles des pouvoirs qui les énoncent.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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