« Nous sortirons différents de cette période, plus solidaires et conscients de la fragilité de l’existence »: entretien avec Jonathan Curiel, auteur de « Vite ».

Jonathan Curiel est l’auteur de « Vite. Les nouvelles tyrannies de l’immédiat ou l’urgence de ralentir » (Plon ; février 2020). Diplômé de l’Essec et de Sciences Po, directeur général adjoint de la chaîne M6, il répond à nos questions sur cette période de confinement qui bouleverse notre rapport au temps.

-La Revue Civique :  Comment appréciez-vous cet événement extraordinaire qui découle de la crise du Coronavirus, le soudain confinement de la population, avec son effet de ralentissement général des activités ?

-Jonathan CURIEL : C’est un événement subi, dans un contexte de crise dramatique pour ceux ou celles qui sont touchés par la maladie, ce n’est naturellement pas le type de ralentissement que j’ai réfléchi et préconisé dans mon livre. Les éléments positifs de cette période inédite sont néanmoins, pour chacun, de se retrouver soi-même, de se retrouver avec les siens, de réfléchir, de faire des choses peut-être plus essentielles, lire, écouter de la musique, redonner du sens à ce qu’on fait, de ne pas être dans l’agitation permanente, où l’impératif de l’immédiat nous emporte parfois, souvent même.

Il est à noter que la consommation télévisée est très forte en cette période car les gens sont chez eux… Ils veulent à la fois comprendre ce qu’il se passe – dans la mesure où les événements sont tombés en grand accéléré sur nos vies quotidiennes – et se divertir, avec des programmes qui leur « changent les idées », dans le contexte anxiogène que nous connaissons.

Retrouver le temps et le sens de l’ennui. Ne pas être dans le bougisme permanent ».

-Une recherche de divertissement ?

-Oui, le divertissement au sens pascalien du terme, Blaise Pascal ayant réfléchi cette réponse que trouve l’homme qui, en tant qu’être fini et être d’esprit, n’est pas capable de demeurer longtemps en repos dans sa chambre. Le divertissement est une réponse à l’ennui que l’homme n’accepte pas. A l’inverse, la vertu du ralentissement est aussi de retrouver le temps et le sens de l’ennui, pour ne pas être dans le « bougisme » permanent que dicte la société contemporaine. L’ennui est souvent associé au désœuvrement dans nos sociétés, comme le rappelle justement Kundera dans La Lenteur. C’est une défaite sociale.

Un livre de réflexion sur notre rapport au temps dans une société où, souvent, « tout va trop vite ».

-Mais les citoyens dans les sociétés occidentales, avec le surgissement si rapide et brutal de la crise Coronavirus et le confinement qui s’impose, sont-ils capables de vivre d’un seul coup, collectivement, cette part d’ennui ?

-Les gens commencent seulement à ralentir mais ils communiquent,  sans doute autrement mais sans forcément s’arrêter : ils utilisent les réseaux sociaux, ils s’envoient des infos, des photos personnelles, des blagues, la communication se poursuit. Les gens continuent de courir d’ailleurs ! On aperçoit beaucoup de joggeurs depuis 2 jours….Et la gestion d’un foyer 24h/24 avec tout le monde à la maison, n’est pas toujours le meilleur moyen de ralentir…

Accélération de la contagion, ralentissement de la société. Autre paradoxe: se couper de l’altérité pour mieux la respecter ».

Concernant l’interaction entre la vitesse et le ralentissement, ce qui est intéressant c’est qu’il y a à la fois une vitesse de contagion du virus qui est phénoménale, cette pandémie représente même la quintessence de la vitesse, et un ralentissement énorme des relations sociales par le confinement. Nous vivons un écartèlement entre la vitesse de propagation, à grande échelle de l’espace mondial, et la lenteur des relations sociales directes à la petite échelle de l’espace confiné. Accélération exponentielle de la contagion ici, ralentissement général de la société là.

Autre paradoxe de la période actuelle : rester seul, c’est être solidaire. Se couper de l’altérité pour mieux la respecter.

-La lenteur aboutit même à une fixité, opposée à l’hypermobilité, celle de la viralité.

-Exactement. On répond à une vitesse extrême, qui dépasse tout le monde, par une immobilité absolue, par une lenteur exceptionnelle et le fait de tout arrêter, ou presque, dans la vie sociale. 

Et comment appréhendez-vous, dans ce contexte, le moyen terme, la sortie de crise en ce qui concerne notre rapport au rythme de vie, à la temporalité ?

-Selon la durée du confinement, s’il dure par exemple 15 jours ou 2 mois, le confinement pourrait ne pas laisser les mêmes séquelles. Dans un premier temps, cela peut favoriser chez les gens une attitude de décantation, permettant de prendre du recul sur l’essentiel. Mais je crois que cela ne sera probablement, à terme, qu’une parenthèse dans la course à la vitesse de nos sociétés modernes. Le télétravail dans cette période crée d’ailleurs un mélange entre vie professionnelle et vie personnelle qui n’est pas évident à gérer sur le long cours.

Je ne suis pas sûr que cette crise fasse radicalement changer les gens et les modes de vie. Cela peut faire évoluer des perceptions dans certains domaines, par exemple en ce qui concerne le rôle de l’Etat et la préservation du long terme, les enjeux sanitaires, mais tout le monde ne se dira pas qu’il faut, globalement, ralentir nos rythmes de vie après un mois de confinement.

Mais nous ressortirons tous différents de cette période. Plus solidaires et plus conscients de la fragilité de l’existence.


-Pour sortir de cette crise, qu’il faut espérer rapide, il y aura aussi, par exemple dans le domaine sanitaire (avec la diffusion planétaire des résultats attendus des recherches médicales) mais aussi dans le domaine économique et financier (avec l’objectif de compensation de la chute problématique des taux de croissance), des recherches de solutions qui passeront par une logique d’accélération…

-Oui, dés que la courbe de la contagion pourra être inversée, et dés que possible concernant les courbes d’activités économiques, la logique sera bien celle-là, en effet : rattraper ces moments de chute d’activités, ceci pour des raisons économiques et sociales, pour l’emploi en particulier. La logique sera de même de mettre les bouchées doubles. Il est probable que tout repartira encore même plus vite, pour pallier les mois de carence. Rattraper le temps « perdu » d’une certaine manière.

« Dans des domaines-clés, la vitesse est plus qu’appréciable, elle est une arme pour faire face aux menaces ».

L’une des justifications de la vitesse est bien qu’on trouve, en matière scientifique, et rapidement, les bons traitements médicaux et un vaccin. Mon livre n’est d’ailleurs pas, en tous domaines, un éloge de la lenteur. Dans ces domaines-clés, la vitesse est plus qu’appréciable, elle est une arme pour faire face aux menaces.

-Dans cette crise, nous observons aussi l’extraordinaire et frappante rapidité de circulation de l’information à l’échelle planétaire, avec jour après jour des bilans et des situations qui évoluent très vite. L’information en continu n’a plus de limite, ni de filtre, et elle fait partie du phénomène. Quel est votre regard en ce domaine ?

-Pour l’instant, par rapport à ce que je décris dans mon livre concernant la bulle médiatique, avec la recherche outrancière du « buzz », du clivage ou du clash spectaculaire et d’un certain nombre d’artifices, comme les « fast thinkers » (penseurs rapides) qui livrent un kit d’opinion facile au public, aussi vite jetable que délivré, sur ce sujet et cette période, je trouve que la gravité de la situation a pour l’instant apporté autre chose.

Avec la mondialisation de l’information, les citoyens peuvent davantage influer et faire valoir les bonnes pratiques ».

Du côté du public, il y a une grande soif d’informations, donc de fortes audiences pour les chaines en continu et les rendez-vous à contenu informatif, comme ceux qui décryptent, analysent, mettent en perspective. Le système médiatique est globalement à la hauteur des événements et resté dans le réel (hors fake news) et dans une certaine modération dans la tonalité, évitant certaines des dérives observées en d’autres périodes.

Quant à la mondialisation de l’information, elle est en effet à l’œuvre de manière positive, avec des comparaisons et réflexions sur les bonnes pratiques, sur les différentes mesures, les différents modèles d’action : le modèle chinois, le modèle israélien, le modèle français, sur ce que font ou ne font pas les britanniques. En tout cas, on sait ce qu’il se passe à l’échelle planétaire, ce qui n’était évidemment pas le cas en 1918 face à la grippe espagnole.

Avec la mondialisation de l’information, les citoyens peuvent bien davantage qu’auparavant influer et faire valoir des bonnes pratiques qui, il n’y a pas si longtemps, ne pouvaient même pas être connues et donc mises en discussion au sein de l’espace démocratique. En cela, c’est un grand progrès.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(19/03/2020)