L’ancien Ministre des Affaires européennes Noëlle Lenoir, juriste, magistrate et engagée en politique, a été la première femme et la plus jeune membre nommée au Conseil Constitutionnel. Elle est Conseiller d’Etat honoraire. Ministre des Affaires Européennes entre 2002 et 2004, elle a notamment suivi le projet de Traité constitutionnel ; elle préside le « Cercle des Européens », espace de réflexions et de débats réunissant des décideurs de divers secteurs. Chargée d’une mission auprès du Premier Ministre Michel Rocard, elle a aussi été l’auteur d’un rapport préparatoire à la loi Bioéthique. Avocate experte de haut niveau, elle dirige depuis 2020 son propre cabinet. Elle répond ici aux questions de Jean Corcos pour La Revue Civique.
-La Revue Civique: Plusieurs générations ont maintenant vécu avec l’Europe comme horizon mais peu de gens se souviennent des différentes étapes de sa construction. Depuis quand le projet européen existe-t-il ? Pourquoi est-il apparu comme une nécessité après la Seconde Guerre Mondiale ? Au-delà de l’élargissement progressif à partir des années 70, le traité de Maastricht en 1993 a défini les contours de l’Union Européenne : quels en étaient les objectifs ?
-Noëlle LENOIR: Bonnes questions. En effet, il est impossible de comprendre l’Europe sans en avoir une vision historique. Elle est la fille de la civilisation occidentale apparue dans l’Antiquité grecque sous les traits d’une femme enlevée par Zeus sous la forme d’un Taureau. La Chrétienté a été le ciment de la culture européenne comme le montre Jacques Le Goff dans « l’Europe est-elle née au Moyen-Age ? » La sécularisation opérée par la philosophie des Lumières n’a pas altéré l’idée européenne. Au contraire, le « projet de Paix Perpétuelle » de l’abbé de Saint-Pierre au 18ème siècle propose la création d’une « Société européenne ». Jean-Jacques Rousseau, qui n’adhère pas à ce projet, reconnaît pourtant, dans ses « Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée », sa charge politique. De même que Voltaire qui souligne l’appartenance des peuples du continent européen à des principes communs de « droit public ».
On retrouve les mêmes accents chez Victor Hugo dans son fameux discours au Congrès de la Paix à Paris en 1849, cette fois-ci pour appeler de ses vœux « les Etats-Unis d’Europe » en remplaçant « les boulets et les bombes … par les votes, par le suffrage universel des peuples ». On arrive enfin à la proposition de Valéry Giscard d’Estaing, alors Président de la Convention en charge de la rédaction d’un « traité pour une Constitution pour l’Europe », de mentionner en préambule que « les racines judéo-chrétiennes sont les valeurs fondatrices de l’Union », proposition repoussée par Jacques Chirac au motif de la présence de nombreux musulmans en Europe. Pour moi, l’un n’empêchait pas l’autre.
« Ce sont les horreurs du nazisme qui ont été le facteur déclenchant du projet européen ».
Ce sont les horreurs du nazisme et les crimes perpétrés par Hitler, Mussolini, Pétain et tous les gauleiters placés dans les pays européens occupés qui ont été le facteur déclenchant du projet européen, un projet éminemment politique. Il s’agissait non plus seulement de préserver la paix, mais de consolider la démocratie. Ce fut la création de l’OECE (devenue OCDE) en 1948 pour porter le plan Marshall, puis du Conseil de l’Europe et de l’OTAN en 1949 et enfin le top de départ de ce qui est aujourd’hui l’Union européenne avec le discours du 9 mai 1950 de Robert Schuman.
Cette période a été décisive : l’Europe est née avec le traité de Rome de 1957 mais comme une organisation de marché sans véritable concrétisation du projet politique, notamment du fait du rejet en 1955, par les députés français de la CED, la Communauté Européenne de Défense. Je le déplore, même si je peux comprendre les craintes de l’époque d’un réarmement de l’Allemagne. Il reste que l’émergence d’une « Europe puissance » n’est pas encore acquise de nos jours. Le projet politique européen a été relancé par le traité de Maastricht, qui consacre la « souveraineté européenne », en élargissant les domaines d’adoption à la majorité de législations européennes et en créant l’euro. Les Britanniques n’ont pas accepté ce pas historique et le Brexit en est une conséquence indirect.
« L’idéal démocratique a triomphé: l’Europe est le continent où les libertés sont les plus étendues et les mieux protégées, mis à part des pays comme la Hongrie et la Pologne qui – temporairement – répugnent à appliquer nos standards démocratiques. »
–L’idéal démocratique a toujours été au cœur du projet européen, avec l’intégration progressive de pays jadis privés de liberté. Mais aujourd’hui, plusieurs institutions constituant le cœur de l’Union posent question : que penser du rôle du Parlement Européen face à la Commission, exécutif nommé mais pas élu ? Les différentes juridictions européennes sont-elles un plus démocratiques ou un boulet pour les Etats membres ?
-Le Parlement européen est le vainqueur incontesté du traité de Lisbonne, actuellement en vigueur, adopté comme plan B après le rejet en 2005, par référendum, du traité constitutionnel élaboré par la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing. Au passage, ce second rejet historique, après celui de la CED, traduit les ambiguïtés de notre pays vis-à-vis de l’Europe. Le peuple français n’est pas anti-européen, même s’il aurait des raisons de l’être car pendant des années leurs gouvernants leur ont expliqué tout le mal qu’il fallait penser de l’Europe. Les Français sont bonapartistes. Il sont à la recherche de l’homme (ou de la femme) providentiel(le). Or l’Europe est tout le contraire. Ses gouvernants sont peu identifiables et sa culture est celle du compromis permanent entre les intérêts divergents des Etats et les sensibilités différentes des partis qui représentent leurs peuples. C’est un projet fédéral, et nous sommes restés jacobins. Pour autant, les Français ont conscience de leur vocation historique comme bâtisseurs de l’Europe, gage de présence de la France sur la scène internationale. Songez que la France est le seul pays de l’Union européenne au Conseil de sécurité !
Quant à l’idéal démocratique, il a triomphé. L’Europe est le continent où les libertés sont les plus étendues et les mieux protégées, mis à part des pays effectivement comme la Hongrie et la Pologne qui – temporairement – répugnent à appliquer nos standards démocratiques. Je suis d’ailleurs favorable à l’instauration d’une conditionnalité des financements européens s’agissant de pays qui ouvertement méconnaissent les valeurs de l’Union.
Le Parlement européen a été conçu comme l’incarnation de l’idéal démocratique. Depuis le traité de Lisbonne, il est co-législateur pratiquement à égalité avec le Conseil, qui représente les Ministres des 27 Etats-membres. Il y a cependant un écueil : la représentation proportionnelle intégrale. Elle conduit à une surreprésentation des partis extrêmes, de la gauche comme de la droite, ou des partis exotiques comme les « Pirates » alliés aux Verts, et à un émiettement de la représentation politique. Les tendances populistes y sont de plus en plus tangibles et c’est inquiétant. Fait inédit, les députés européens viennent d’adopter un projet de directive sur le devoir de vigilance des entreprises (alors que le monopole de l’initiative législative appartient à la Commission) qui propose un modèle de cogestion inspiré des thèses sur la décroissance.
« Des arrêts de la Cour de Justice européenne démunissent les démocraties face au terrorisme et à la grande criminalité ».
La Cour de Justice de l’Union européenne connaît ce que je considère aussi comme une dérive, affaiblissant les Etats et leur capacité d’action. Parmi les décisions les plus choquantes, on peut citer les arrêts du 21 décembre 2016 et du 6 octobre 2020 qui restreignent au maximum la possibilité pour les services de Sécurité des Etats d’accéder à des données téléphoniques, même seulement des données de connexion, sans pouvoir préciser à l’avance ce qui est exactement recherché… De plus, tout aussi dangereuse, la conservation de ces données par les opérateurs de communications électroniques ne serait plus autorisée de manière générale. Ces arrêts sont revendiqués comme des trophées par des associations et des partis politiques.
Pour moi, ils sont dangereux car ils démunissent les démocraties face au terrorisme et à la grande criminalité alors qu’elles devraient pouvoir se défendre. En outre, la Cour n’a pas tenu compte de l’article 4 du traité de l’Union européenne suivant lequel la sécurité nationale relève de la responsabilité exclusive des Etats. Cette jurisprudence doit évoluer. Le juge européen doit cesser d’opposer liberté à sécurité, cette dernière étant la condition de nos libertés. Si je dois craindre d’être assassinée lorsque je critique une religion ou un courant de pensée, je n’ai plus de liberté d’expression !
Dans la crise sanitaire, « les atteintes aux libertés sont le fait de ceux qui, en refusant de se plier à une discipline collective, nous privent de la possibilité de revenir à la normale. Ni l’Europe, ni les gouvernants des Etats ne peuvent suppléer l’inconséquence de certains citoyens. »
–La pandémie du COVID 19 a révélé que l’Europe de la santé n’existait pas, comment la construire ? Quels sont les grands chantiers à lancer pour donner du sens au projet européen, alors même que le poids de la dette a explosé ?
-La première urgence est de sortir l’Europe du tunnel de la pandémie au plan sanitaire comme au plan économique et social. On reproche à la Commission européenne son impéritie dans la négociation pour l’approvisionnement en vaccins. Je ne suis pas bien placée pour en juger. Arrêtons d’ailleurs de juger ce que nous ne connaissons pas. Il est plus urgent que chacun d’entre nous prenne sa part dans la lutte contre le virus : en portant des masques et en promouvant les vaccins. Je suis scandalisée quand j’entends dire que les mesures sanitaires – masques, distanciation, interdit des regroupements de masse etc. – sont des atteintes aux libertés ! Les atteintes aux libertés, elles sont le fait de ceux qui en refusant les gestes sanitaires et de se plier à une discipline collective, nous privent de la possibilité de revenir à la normale. Ni l’Europe, ni les gouvernants des Etats ne peuvent suppléer l’inconséquence de certains citoyens.
Or l’Europe, c’est la solidarité et c’est le civisme. Cela dit, l’Union européenne n’est pas mûre pour une politique de santé commune, qui est trop liée aux systèmes nationaux de sécurité sociale. En revanche, il faut réformer les programmes européens de recherche si bureaucratiques qu’ils en perdent en efficacité. Il serait plus utile de financer les start-ups qui le méritent, et de leur offrir une sorte de garantie européenne pour leur faciliter l’accès aux financements du marché…
La deuxième urgence est de redresser l’économie et d’éviter des faillites en masse. Le plan de relance européen est important et cohérent, même s’il n’atteint pas le niveau de celui présenté aux Etats-Unis par Joe Biden. Il comporte de plus des innovations remarquables comme les emprunts européens. Ceux qui souffrent sont les plus socialement démunis et les petits commerces, ce plan va les aider. Tout doit être fait par l’Union en lien avec les Etats pour une relance à un taux d’au moins 5%. La Cour constitutionnelle allemande vient de bloquer la ratification du plan de relance soulignant là encore combien il est difficile aux gouvernements nationaux de convaincre de la vertu d’une solidarité sans laquelle l’Europe n’a pas d’avenir.
« L’Europe doit être consciente de ses intérêts car c’est de son poids économique que dépend sa crédibilité politique. L’autre impératif est la sécurité, la défense de la démocratie et la protection des citoyens. »
Deux impératifs, qui s’annoncent à l’horizon post-pandémie, sont également conditionnés par cette solidarité mais aussi la confiance de l’Europe en elle-même : d’abord, dans un monde global, l’Europe doit être consciente de ses intérêts car c’est de son poids économique que dépend sa crédibilité politique. Il faut revitaliser le marché et cesser de réguler à tout va. La plupart des jeunes adhèrent aux valeurs d’entreprise et de travail. Mais il faut leur dire que le « Green Deal » ne suffira pas. Son but est de transformer les modes de production pour les rendre écologiquement vertueux. Encore faut-il parallèlement encourager à produire et à conquérir des marchés, donc à prendre des risques. C’est ce que font les Etats-Unis et la Chine. C’est le rôle de l’Union européenne.
L’autre impératif est la sécurité, c’est-à-dire la défense de la démocratie et la protection des citoyens. Là encore, même si la défense ne relève pas à proprement parler d’une compétence européenne, il faut développer des programmes militaires communs et je crains que les tensions franco-allemandes sur le futur avion de combat ne relèguent au second rang cette priorité. Quant à la lutte contre la grande criminalité, je vous ai dit ce que je pensais de la jurisprudence de la CJUE (Cour de Justice de l’Union européenne). Elle n’est pas tenable comme d’ailleurs 15 pays, dont la France, l’ont fait savoir à la Cour.
In fine, l’Europe que nous avons reçue en héritage est un projet difficile. Il a connu et connaîtra encore des ratés mais c’est une aventure démocratique unique au monde. Pour la poursuivre, soyons aussi forts économiquement que les Américains et les Chinois pour soutenir notre modèle politique et social fondé sur nos valeurs partagées.
Propos recueillis par Jean CORCOS
(31/03/21)