L’Europe à la recherche des européens: un travail, à partir des « mythes nationaux »

L’Europe souffre aujourd’hui d’une tension structurelle avec des nations qui nourrissent de la méfiance – parfois de la défiance très politiquement instrumentalisée – à l’égard de Bruxelles. Ce sentiment a de nombreuses sources et il s’exprime de différentes façons. Gérard Bouchard, historien et sociologue, dans l’étude « L’Europe à la recherche des Européens : la voie de l’identité et du mythe », publiée par l’Institut Jacques Delors –Notre Europe, analyse les dernières mutations sociales à l’égard du projet européen et propose une voie pour raviver l’identité collective dans le moment d’incertitude générale que nous vivons.

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Nous vivons dans une époque de repli national et régional. Défendre la fraternité européenne et le progrès commun ne serait plus à la mode. Aujourd’hui, il semblerait que nous soyons dans la démarche inverse et cette méfiance s’exprime, comme le souligne la thèse de Gérard Bouchard, sous plusieurs formes : une identité européenne défaillante, la montée du national-populisme dans presque la totalité des États membres, le mépris pour les technocrates bruxellois, le ressentiment envers les procédures peu démocratiques de l’Union …

L’UE à sa naissance aurait pu, malgré son ferme engagement envers la rationalité, s’appuyer sur quelques mythes puissants, regrette Bouchard, ce qui aurait pu éviter aussi, selon lui, sa remise en question actuelle. Pourtant, pendant de nombreuses années, peu de choses se sont produites dans le domaine symbolique, qui appartenait, depuis le début du projet commun, à la nation. Même si plusieurs essais se sont produits, comme la devise « Unité dans la diversité », comme l’idée d’une politique étrangère vertueuse ou comme le pouvoir moral d’une union pour la paix, le message a sonné creux, estime Bouchard. De même, affirme-t-il, « fortement critiquée pour être asservie au néolibéralisme, l’UE a manqué de crédibilité pour s’ériger en tant que gardienne contre ce dernier et prêcher l’évangile social ».

Puisque le processus de mythification d’une réalité comme la nation ou l’Europe unie repose sur une série de conditions préalables, le fait que ces conditions là ne se soient pas réunies au niveau de l’UE expliquent cette méfiance. Sans une vision claire du sujet collectif, c’est-a-dire, « une population cible bien délimitée avec un certain dégrée d’homogénéité, à laquelle le message est destiné », par exemple, la construction d’un ensemble se complique. En fait, en s’élargissant en permanence, l’UE a risqué de devenir une entité profondément hétérogène, voire conflictuelle, dont les frontières (spatiale et autres) ont été difficiles à appréhender. Une deuxième condition à remplir, explique l’expert de l’Institut Jacques Delors Notre Europe, est la crédibilité du messager. Etant considérée par beaucoup avec suspicion, l’UE n’était pas à la hauteur, « sauf dans l’esprit des élites ou de la classe la plus éduquée ».

« Une mythification efficace devrait reposer sur un récit cohérent et convaincant »

De plus, continue Bouchard, une mythification efficace devrait reposer sur un récit cohérent et convaincant, « idéalement inscrit dans un ancrage solide et une trajectoire claire, toutes choses qui font défaut au passé européen ». En Europe, cependant, de nombreuses définitions de l’identité ont été proposées, ce qui a provoqué une forte confusion et compromis l’issue des travaux. De même, l’auteur affirme qu’il existe de nombreuses discussions et désaccords théoriques sur la notion d’identité européenne, un débat qui a soulevé de nombreuses questions et dont les réponses sont incertaines : « pourquoi se préoccuper de l’identité ? Existe-t-il une identité européenne ? Devrait-il y avoir une identité européenne ? La profondeur d’une identité peut-elle être mesurée ? L’identité est-elle une condition préalable à la citoyenneté ou est-ce l’inverse ? Qui est autorisé à dire aux Européens qui ils sont ? » …

À cet enjeu théorique se rajoute un problème pratique : comment peut-on construire sur le terrain cette identité européenne ? Basée sur quels contenus ou traits caractéristiques ? Rien n’a jamais était clair à ce sujet. Et, est-il mieux de puiser dans l’ancien patrimoine intellectuel de l’Europe ? Si oui, lequel ? Les origines grecques, romaines, la tradition chrétienne, la Renaissance, les Lumières ? Ou serait-il plus convenable de souligner les réalisations exceptionnelles des Européens dans les domaines de la culture, de l’économie, de la technologie, du droit et de la politique ?

Plusieurs tentatives se sont succédées, comme l’initiative soulignant « la communauté de valeurs », une proposition qui incluait des éléments comme la paix, l’universalisme, la rationalité, les Droits de l’Homme, la démocratie, la liberté, le progrès, l’égalité, la justice, la tolérance et la laïcité ; ou celle avancée par Habermas, qui préférait parler du patriotisme constitutionnel, axé sur la raison, le contenu universel et la solidarité civique de la communauté constituée. De plus, rappelle Bouchard, il y a eu des tentatives pour créer un imaginaire territorial de l’Europe en tant que berceau ou patrie des patries ; de définir l’UE comme une nouvelle forme d’empire ; de fusionner l’individualisme et le supranationalisme ; d’utiliser l’Euro comme facteur d’unification ; et bien aussi de construire de façon infructueuse des mécanismes de cohésion comme un réseau de télévision européen (Europa TV). Aucune n’a réussi à s’imposer et le diagnostic se partage à l’heure actuelle entre trois visions : soit l’identité européenne n’existe pas, soit elle est faible et banale, soit elle est en train de prendre forme progressivement au gré des interactions quotidiennes entre les citoyens, sans que l’on sache ce qu’il en résultera à long terme.

« Bâtir des mythes qui trouvent une résonance à la fois au niveau national et européen »

Pourquoi l’Europe aurait elle échoué selon Gérard Bouchard ? Car à partir des années 1970 l’Europe a choisi de construire son propre fondement symbolique en parallèle et en concurrence avec les cultures nationales. Or, c’est à partir des cultures nationales, composées à la fois d’émotion et de raison, d’imaginaire et de droit, que l’UE devrait savoir tirer profit. Telle est la proposition de cet expert de l’Institut Jacques Delors – Notre Europe : « plus l’intégration doit être poussée, plus un fondement symbolique substantiel », basé sur le capital émotionnel des nations, « est nécessaire ». Autrement dit, l’auteur évoque de nouveaux moyens de créer les futurs mythes, essentiellement dans le cadre de ce qu’il appelle une « européanisation des mythes nationaux », l’objectif étant de bâtir des mythes qui trouvent une résonance à la fois au niveau national et européen. Il évoque comme exemple le mythe de l’égalité, célébré en plusieurs pays européens : s’il a revêtu un sens différent dans chacun d’entre eux, comme l’égalité des droits civiques en France ou l’égalité des conditions de vie dans les pays scandinaves, il devrait être tout de même possible, explique l’expert, de créer une dynamique afin qu’ils se nourrissent les uns des autres et assument le statut de mythes continentaux, « conformément à la devise de l’UE : l’unité (continentale) dans la diversité (nationale) ». Il en irait de même pour la liberté, de l’universalité, de la démocratie et des Droits de l’Homme.

Cette démarche souligne, pourtant, la nécessité de réformer le modèle de gouvernance très centralisé de l’UE, afin de donner plus d’importance aux échelons de gouvernance les plus proches des citoyens, tout en garantissant la création d’une sphère publique européenne collective, d’où l’on puisse exercer un contrôle commun sur les enjeux collectifs. Après tout, l’UE, selon les pessimistes, fait face aujourd’hui à un avenir très sombre et pourrait s’effondrer, mais cela n’est pas le cas des nations. C’est pour cette raison, conclut Bouchard, que Bruxelles devrait peut-être en prendre bonne note et s’appuyer aussi sur cette pérénnité, en terme de symbolique et de « mythes ».

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(février 2017)

► Le texte intégral de Gérard Bouchard « L’Europe à la recherche des Européens : la voie de l’identité et du mythe », publié par l’Institut Jacques Delors –Notre Europe