Le livre de Gilles Kepel sur la guerre Hamas-Israël : origine d’un « déluge », perspectives de « l’après »

« Holocaustes. Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident » (Plon): un livre de Gilles Kepel est toujours un événement; celui-ci, l’islamologue et essayiste l’a présenté en avant-première devant une salle comble à l’Institut du monde arabe (IMA). Synthèse.

D’emblée, Gilles Kepel tient à rappeler le registre d’analyse dans lequel il se situe, il cite « la neutralité axiologique » de Max Weber, le traitement académique d’un sujet se distinguant de l’opinion, personnelle, éthique ou politique. « Le magister » est la vocation de l’Université, souligne-t-il, « il a fait que, longtemps, rien ne s’est passé » en termes d’entrave aux travaux sur les questions islamiques. « Or, aujourd’hui, ce magister est cancelisé », déplore-t-il, reprenant le terme de cette forme de sectarisme, la « cancel culture », qui vise à effacer des œuvres, à aveugler les esprits, à jeter l’anathème sur des recherches comme on jette un bidon d’huile sur un feu déjà menaçant. Et de citer à titre d’exemples en France les dérives qu’ont pu subir Sciences Po ou l’Ecole Normale Supérieure (ENS), où une gauche radicale tente d’interdire toute analyse critique de l’islamisme, au nom de la défense des opprimés bien sûr. Le sectarisme d’extrême gauche a toujours besoin, on le sait, de se couvrir d’une justification « sociale ».

« Sans acrimonie, je poursuis mon travail », commente sobrement Gilles Kepel devant une salle comble, impatiente de découvrir son ouvrage. Et d’exposer les grands axes de son livre, dont l’écriture a été déclenchée par le choc terroriste et l’ampleur meurtrière du 7 octobre, survenus au sud d’Israël. Cet ouvrage en précise l’origine, les contours et les énormes conséquences: « le 7 octobre 2023 a plus d’incidences que le 11 septembre 2001 » explique-t-il, tant les clivages provoqués à l’échelle mondiale sont profonds, tant la violence de cette guerre est retentissante, tant les ondes de chocs sont nombreuses et puissantes, non seulement dans la région du Moyen-Orient mais dans le monde.

Gilles Kepel, en expert de l’Islam et des mouvements djihadistes qui ont dramatiquement frappé depuis une quarantaine d’années, décrit l’attaque du 7 octobre comme « une razzia », telle qu’elle a été racontée « dans la vie du Prophète en 628 », razzia qui prenait pour cible « l’oasis d’une tribu juive ». Cette opération a été nommée « déluge, au sens coranique », cette « punition pour ceux qui n’ont pas cru au Prophète »: le 7 octobre doit donc se comprendre dans ce « caractère transhistorique souligné par les plus littéralistes des islamistes », « la continuité mystique et politique » est ainsi clairement établie.

Gilles Kepel précise par ailleurs la relative autonomie du Hamas-branche militaire, par rapport à son parrain, le régime des Mollahs iraniens, ou même vis-à-vis de la direction politique du même Hamas : « le pouvoir (Hamas) a basculé du Qatar à Gaza », « la décision (de l’attaque du 7 octobre) a été prise de l’intérieur du Hamas à Gaza ». Il y avait des signaux pouvant être annonciateurs mais tout le monde – en particulier en Israël – pensait à propos du mouvement islamiste: « il aboie mais il ne mord pas », résume l’essayiste. Résultat: l’attaque a été « le coup le plus terrible sur Israël depuis sa création », elle constitue « un traumatisme majeur en Israël », ce qui n’est pas perçu comme tel – un euphémisme – dans le reste du monde, y compris occidental. C’est pourquoi, fait-il observer ce 21 mars à Paris, « la poursuite de la guerre reste majoritaire dans la population israélienne ».

Les conséquences géopolitiques sont nombreuses et durables, dans la région proche orientale et dans le reste du monde. Gilles Kepel observe néanmoins que les pays arabes signataires des accords d’Abraham (les Emirats Arabes Unis, Bahrein, le Soudan, le Maroc), qui avaient amorcé des relations officielles et coopératives (économiquement notamment) avec l’Etat d’Israël, ces Etats « ne se sont pas retirés du pacte ». Les relations ont été gelées mais elles ne sont donc pas durablement rompues. Par ailleurs, deux importants voisins d’Israël, « l’Egypte et la Jordanie ne font pas la guerre » à l’Etat hébreu. La logique djihadiste est même particulièrement crainte par ces deux Etats arabes, parmi d’autres.

L’Arabie Saoudite « joue un rôle central » dans la perspective

d’un « après » (guerre et Hamas), qui reste à écrire.

Gilles Kepel présente son nouveau livre devant une salle comble à l’Institut du monde arabe à Paris. La Revue Civique pose la question de « l’après ».

Quant à l’Arabie Saoudite, Gilles Kepel relève, en réponse à une question de la Revue Civique, son « rôle central » dans la perspective d’un « après », après guerre et après le Hamas en tant qu’organisation dirigeante de la bande de Gaza. Le terme de cet « après » n’est naturellement pas prédictible, mais beaucoup d’acteurs, à la fois moyen-orientaux et occidentaux, s’activent pour tenter de solutionner, en tout cas amoindrir, le conflit israélo-palestinien, pour préfigurer les discussions autour d’une solution à deux Etats garantissant les droits des Palestiniens, pour favoriser et organiser une nouvelle donne de gouvernance à Gaza et assurer le bien-être de sa population civile. Pour l’Arabie Saoudite, précise Gilles Kepel, « il faut que la zone se calme », à terme : la stabilité participe de l’intérêt stratégique de l’Arabie saoudite, explique l’essayiste, comme l’instabilité, pourrait-on ajouter, correspond à l’intérêt de l’Iran, qui use de ses « proxys » – Houthis en Mer Rouge , Hezbollahs au Liban, Hamas à Gaza – pour déstabiliser la région et les relations avec les pays occidentaux.

« L’Arabie saoudite ne remet pas en cause l’existence d’Israël », souligne encore Gilles Kepel, « Israël constitue même un atout économique » pour la grande monarchie du Golfe. D’où « le rôle central » de cet allié des Etats-Unis dans la perspective de l’après-guerre, analyse Gilles Kepel, qui relève une sacrée ironie de l’histoire : le pays qui « détient la clé de la région » est le pays d’Oussama Ben Laden, qui avait tant exporté le terrorisme islamiste et contribué à déstabiliser le monde !

« Une course contre la montre » est naturellement lancée, en cette phase si tendue, internationalement aussi, de la guerre Hamas-Israël. Quand le cabinet de guerre dirigé par Benjamin Netanyaou va-t-il considérer, indépendamment ou non de la libération des otages, que les objectifs de démantèlement du Hamas ont été atteints ? Question de semaines, de mois ? Jusqu’où le « sacrifice » – « l’hécatombe » est l’autre mot-clé analysé dans le livre de Kepel – touchant les populations civiles – habitants gazaouis, otages israéliens – peut-il aller sans porter gravement et durablement atteinte non seulement à l’intérêt politique du Premier ministre israélien mais à l’intérêt supérieur de l’Etat d’Israël ? Ces questions n’ont pas de réponses, ni immédiates, ni évidentes.

L’objectif militaire immédiat des Israéliens est notamment, observe Gilles Kepel, d’éliminer le leader du Hamas à Gaza, Y Sinwar, cette élimination pouvant à la fois achever de perturber le système de commandement interne du Hamas et marquer symboliquement une victoire, donc le début de la fin de la réplique de Tsahal à l’attaque du 7 octobre. Qui va à Gaza (s’il y est encore) lâcher Sinwar ? Les Israéliens ne sont pas les seuls à y travailler, apparemment. Côté palestinien et égyptien notamment, assez nombreux sont ceux à vouloir déjà écrire « l’après ».

Jean-Philippe MOINET

(22/03/2024)