
Professeure agrégée de Lettres modernes, enseignante et chercheuse à l’Université, Annick Asso est spécialiste des représentations des génocides dans la littérature. Experte auprès de la Fondation Auschwitz de Bruxelles, elle est auteure du livre « Le cantique des larmes. Arménie 1915. Paroles de rescapés du génocide » (Perrin, 2025), fruit de ses longues recherches menées dans les bibliothèques et fonds d’archives, en Europe et dans le monde. Arrachés à l’anéantissement, les récits de survivants et les témoignages de témoins racontent les déportations, les camps, les massacres à grande échelle. Ce recueil est un document pour l’histoire. Ces textes bouleversants érigent un rempart contre le négationnisme, élèvent une conscience pour qu’une telle horreur ne puisse réapparaître. Voici l’entretien, mené par Jean Corcos pour la Revue Civique, où Annick Asso explique comment les Arméniens ont été cruellement abandonnés : « Le génocide se déroule dans un moment de bascule du monde où la priorité des puissances n’est pas encore la justice mais la victoire militaire » (…) « le génocide arménien a bel et bien été connu, documenté, dénoncé… » mais il va rapidement entrer « dans une forme d’oubli diplomatique, scellé par le silence des grandes puissances et par la construction d’un récit national turc niant la réalité même des faits ».
–La Revue Civique : Avant le génocide, la population arménienne de l’Empire ottoman était passée de 3 millions de personnes à environ 2,2 millions, avec une première série de massacres, une forte émigration et des conversions forcées. En 1915, les déportations systématiques ont conduit à la mort un million et demi d’hommes, femmes et enfants, sur les routes de la Turquie actuelle et dans des lieux de tuerie principalement situés dans le désert syrien. Contrairement à la Shoah, des consuls étrangers ont reçu tout de suite des témoignages et les ont fait remonter dans leurs pays. Puis l’Empire s’est effondré, il y aura même, un temps, une occupation partielle par les troupes alliées mais ces horreurs récentes ou plus éloignées n’ont suscité aucune sanction : à votre avis, pourquoi ?
Annick Asso : La grande tragédie du génocide des Arméniens, c’est aussi le silence et l’oubli international. Vous soulignez un paradoxe marquant. En 1915, les Consuls européens et américains présents dans l’Empire ottoman ont documenté les éléments prouvant la mise en œuvre d’une politique d’extermination par le gouvernement Jeune-Turc. Cependant, comme par la suite les Nazis, les Jeunes-Turcs procèdent par documents codés, ce qui rend difficile la connaissance de l’ampleur du plan d’extermination sur le moment. Des rapports détaillés ont néanmoins été envoyés par les diplomates à leurs gouvernements respectifs. Des témoignages de missionnaires ont aussi circulé. La presse occidentale s’en est fait l’écho, dès 1915.
Pour répondre précisément à la question, à savoir : pourquoi aucune sanction après 1915, malgré ces preuves remontées très tôt ? Il faut tout d’abord resituer l’événement dans le contexte de la première guerre mondiale. Les puissances alliées, bien qu’informées des massacres, ne peuvent pas intervenir concrètement. Le front est en pleine guerre, les communications sont fragiles et l’Empire ottoman reste une zone difficile d’accès militairement. La déclaration conjointe du 24 mai 1915 par la France, la Grande-Bretagne et la Russie évoque des « crimes contre l’Humanité et la civilisation »[1]. Sa portée reste toutefois symbolique, faute de moyens d’action sur le terrain. Quant à l’Allemagne, alliée stratégique de l’Empire ottoman, sa position est ambivalente. Elle dispose de nombreux diplomates, militaires et missionnaires sur place, parfaitement informés des déportations et des massacres comme en attestent de nombreux documents. Certains ont même tenté de protester ou de protéger des civils. Mais globalement, la « raison d’État » prime : l’Allemagne choisit de ne pas rompre son alliance militaire. Ses intérêts géopolitiques — notamment le contrôle du Proche-Orient et la construction du chemin de fer Berlin-Bagdad — passent avant la défense des minorités persécutées. Ainsi, les Arméniens sont abandonnés dans une zone de guerre, entre le silence complice des uns et l’impuissance des autres. Le génocide se déroule dans un moment de bascule du monde, où la priorité des puissances n’est pas encore la justice, mais la victoire militaire.

« Le génocide arménien a été bel et bien connu, documenté, dénoncé… mais finalement sacrifié sur l’autel de la diplomatie post-ottomane »
Et, à l’issue de la guerre, l’Empire ottoman est militairement vaincu et démantelé. À partir de 1918, les troupes alliées — britanniques, françaises, italiennes — occupent plusieurs zones stratégiques : Istanbul, Smyrne, la Cilicie et certaines régions d’Anatolie. Se tient alors à Istanbul, un Tribunal militaire en 1919, qui organise des procès contre les membres Comité Union et Progrès (organe du gouvernement Jeune-Turc). Parmi eux, Talaat Pacha, Enver Pacha et Djemal Pacha, principaux ordonnateurs du génocide des Arméniens qui, ayant fui à l’étranger, sont condamnés à mort par contumace. Bien que symboliques, ces procès dits des « unionistes » marquent la première tentative judiciaire de qualifier et de punir un crime d’État contre une minorité.
Le génocide arménien a donc été bel et bien connu, documenté, dénoncé… mais finalement sacrifié sur l’autel de la diplomatie post-ottomane. A cette époque, le climat international change en effet rapidement et avec lui les priorités diplomatiques. En Turquie, Mustafa Kemal Atatürk mène une guerre d’indépendance contre les forces alliées et contre le traité de Sèvres, signé en 1920, qui prévoyait notamment une autonomie pour l’Arménie. Les Alliés, divisés et soucieux de préserver leurs intérêts dans la région, finissent par se rapprocher de la nouvelle République turque plutôt que de risquer un affrontement durable. Le traité de Lausanne, signé en 1923, efface définitivement les perspectives de justice pour les Arméniens : aucune reconnaissance, aucune réparation, aucune poursuite judiciaire ! Le génocide entre alors dans une forme d’oubli diplomatique, scellé par le silence des grandes puissances et par la construction d’un récit national turc niant la réalité même des faits. Ainsi, l’instabilité de la région, la montée du nationalisme turc et l’intérêt stratégique croissant pour la Turquie de Mustapha Kemal ont eu raison de toute idée de justice pour les Arméniens. Ce refus de sanction est en effet une forme de second effacement.
Le génocide arménien est le résultat d’un « ethno-nationalisme radicalisé, qui veut exclure, expulser et finalement exterminer une minorité »
–La Revue Civique : Beaucoup d’historiens ont associé la décision du génocide à la radicalisation des « Jeunes turcs », qui accèdent au pouvoir après la perte de territoires de l’Empire avec un désir de revanche. On sait que l’antisémitisme nazi était racial, en était-il de même contre les Arméniens ? De très nombreux témoignages rapportent que la conversion à l’Islam, surtout des femmes, a parfois permis une survie. Il y a aussi un angle mort dans la mémoire de ce génocide, c’est la participation active de populations minoritaires musulmanes – kurdes, techerkesses, parfois arabes – aux pillages mais aussi aux massacres des déportés. On peut penser aussi à l’épuration ethnique au Haut-Karabakh fin 2023 : ce marqueur religieux est-il trop oublié ?
-Annick ASSO: Pour répondre à la première partie de votre question : non, pas au sens biologique et pseudo-scientifique de l’antisémitisme nazi. Le nazisme repose sur une idéologie raciale explicite, construite autour de la hiérarchie des « races », avec l’objectif d’éradiquer le « peuple juif » au nom de la prétendue « pureté aryenne ». Dans le cas du génocide des Arméniens, il s’agit d’une haine de type nationaliste, politique et civilisationnelle. Après les pertes territoriales subies par l’Empire ottoman dans les Balkans, les Jeunes-Turcs, au pouvoir à partir de 1913, développent une idéologie d’homogénéisation ethnique, fondée sur la peur de la fragmentation de l’État et le rejet des populations perçues – à tort – comme « non loyales » à la nation turque. Les Arméniens, peuple (quasi-tri) millénaire, sont perçus comme un corps étranger. Ce rejet se construit sur une longue tradition de discrimination dans l’Empire, mais s’aggrave brutalement avec la radicalisation nationaliste des Jeunes-Turcs, qui veulent refonder un État centralisé, turcophone et musulman.
Il ne s’agit donc pas d’un racisme biologique comme chez les nazis, mais d’un ethno-nationalisme radicalisé, qui veut exclure, expulser et finalement exterminer une minorité perçue comme un obstacle à l’unité du nouvel État. Il est important de souligner que cette logique permettait aussi des exceptions conditionnelles : certaines femmes et enfants arméniens ont pu en effet survivre par conversion ou assimilation. Ce qui n’aurait jamais été possible dans le cadre nazi, où la judéité était considérée comme irrémédiablement inscrite dans le sang.
Sur la deuxième partie de votre question : si la dimension religieuse du génocide de 1915 peut sembler souvent reléguée au second plan au profit d’une lecture politique et nationaliste, cela se justifie justement parce que le projet des Jeunes-Turcs était d’abord une entreprise de recomposition ethno-nationale. Cependant, l’identité religieuse des victimes et des bourreaux n’était pas neutre.

Les Arméniens étaient perçus non seulement comme une minorité ethnique mais aussi chrétienne dans un Empire majoritairement musulman. Cette différence confessionnelle a servi de levier pour la stigmatisation. De nombreuses sources montrent que la conversion forcée à l’islam a pu être un outil d’assimilation, notamment pour les femmes et les enfants, ce qui montre bien que la frontière religieuse jouait un rôle concret.
Quant à la participation de certaines populations musulmanes locales aux pillages et aux massacres, il faut bien rappeler que cette implication n’a pas été uniforme, ni généralisée : certains ont participé activement, d’autres ont obéi sous contrainte et nombre d’Arabes et de Kurdes ont aussi protégé et sauvé des Arméniens.
Concernant le Haut-Karabakh en 2023, l’épuration ethnique des populations arméniennes par l’Azerbaïdjan, bien qu’inscrite dans un contexte géopolitique spécifique, réactive des logiques d’effacement, de négation d’une présence ancienne et, parfois, une instrumentalisation du facteur religieux. Il serait très réducteur d’y voir cependant un simple affrontement confessionnel. Là encore, ce sont les projets politiques, économiques, nationalistes, territoriaux qui prédominent.
En somme, le facteur religieux n’est ni central, ni absent : il fonctionne comme un catalyseur, un amplificateur des dynamiques de rejet. En tous les cas, il ne suffit pas à expliquer, à lui seul, les logiques génocidaires.
« Des voix courageuses s’élèvent en Turquie pour reconnaître et analyser le génocide des Arméniens »
–La Revue civique : Chaque génocide a eu sa spécificité. La Shoah a un caractère unique par sa conception et sa dimension « industrielle », le génocide étant commis dans des lieux loin des regards, même si on retient moins les fusillades par les Einsatzgruppen ; ou la mort par la famine ou les épidémies, comme ce fut le cas du génocide de 1915. Les témoignages que vous avez compilés rapportent des massacres d’une barbarie inouïe, commis à l’arme blanche, avec des tortures, des victimes ont été brûlées vivantes, cela peut être rapproché du génocide au Rwanda. La participation de populations civiles locales à cette barbarie interpelle particulièrement ; même passives, elles ont tout vu. N’est-ce pas une clé pour le négationnisme turc ? Ou y a-t-il à votre avis d’autres raisons l’expliquent ?
-Annick ASSO: Effectivement, la brutalité du génocide arménien fut largement visible, publique même, et cela rend le négationnisme d’autant plus troublant. Les massacres, les viols, les tortures ont été commis au vu et au su de populations locales. Cette proximité avec l’horreur pose la question de la mémoire partagée et du poids du déni. Mais le négationnisme turc actuel s’inscrit surtout dans une politique d’État fondée sur un récit national unificateur. Il répond aussi à des enjeux diplomatiques, géopolitiques et identitaires. Le tabou vient moins de la société civile que d’une stratégie officielle, inscrite jusque dans l’enseignement de l’histoire et dans les manuels scolaires.
Pourtant, malgré la chape de plomb officielle, des voix courageuses s’élèvent en Turquie pour reconnaître et analyser le génocide des Arméniens. L’historien Taner Akçam, exilé aux États-Unis, a été le premier chercheur turc à utiliser le mot « génocide » pour qualifier les événements de 1915. Ses travaux s’appuient sur des sources ottomanes internes et montrent l’implication directe du gouvernement Jeune-Turc dans la planification des massacres. L’avocate Fethiye Çetin révèle dans son livre « Le Livre de ma grand-mère » l’histoire cachée de sa grand-mère arménienne islamisée de force. Son témoignage a été un choc culturel, révélant combien l’histoire de 1915 traverse les familles turques. Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature, a publiquement affirmé qu’ « un million d’Arméniens ont été tués sur cette terre », ce qui lui a valu des poursuites judiciaires.
A leur suite, de nombreux intellectuels turcs insistent sur la nécessité de sortir du négationnisme pour libérer la société turque de ce passé refoulé. Leur parole courageuse les conduit souvent à payer le prix fort pour briser le tabou du silence. Cette parole des intellectuels turcs montre qu’une reconnaissance du génocide vient déjà du cœur même de la société turque.
Propos recueillis par Jean CORCOS
(24/04/2025)
[1] Voici l’extrait central de cette déclaration :
« En présence de ces nouveaux crimes de Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables tous les membres du gouvernement ottoman ainsi que ceux de leurs agents qui seront impliqués dans ces massacres. »
Précisons que le terme même de « crime contre l’humanité » est d’ailleurs forgé à ce moment-là en référence au génocide des Arméniens même s’il n’est juridiquement défini qu’après la Seconde Guerre mondiale, notamment lors du procès de Nuremberg (1945-46). La catégorie de « crime contre l’humanité » devient alors une catégorie légale de droit international, aux côtés des crimes de guerre et crimes contre la paix. Ce n’est qu’après la Shoah que le droit international s’est réellement structuré pour penser et juger un génocide, notamment avec le procès de Nuremberg et la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (1948).
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Photo en ouverture de l’entretien: crânes d’Arméniens massacrés à Urfa, entourés de dignitaires arméniens et de femmes réfugiées au monastère Saint-Sarkis d’Urfa, en juin 1919.
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