Pour l’ancien Ministre des Affaires étrangères, interrogé par la Revue Civique, « la propagande européiste des vingt-cinq dernières années a globalement échoué : récits à l’eau de rose sur la construction européenne, illusion que les peuples allaient souscrire au supranationalisme, ridiculisation du patriotisme et du besoin d’identité des peuples ». À ses yeux, « ce sont les maximalistes qui ont nui à l’Europe, en creusant un gouffre entre les élites et les populations, beaucoup plus que les anti-européens ». L’évolution actuelle ? Hubert Védrine la définit : « Nous avons une confédération d’États-nations (à 28) et une fédération d’États-nations en formation (la zone euro) où la souveraineté n’est pas abandonnée, mais de plus en plus exercée en commun sous les coups de boutoir de la crise. Le contrôle démocratique dans la zone euro devrait être exercé en commun par des représentants des Parlements nationaux et du Parlement européen ». Entretien.
La REVUE CIVIQUE : L’idéal européen – porteur d’une plus forte solidarité entre les États-nations – est mis à mal, notamment par les effets de la crise. On impute souvent à l’Europe des maux qui sont pour partie ailleurs : dans la mondialisation insuffisamment régulée de la Finance, dans une concurrence industrielle effrénée, déloyale même, opérée par d’autres zones géographiques. Pourquoi l’Europe, selon vous, apparaît aux Français en particulier, moins comme une chance dans la mondialisation des échanges que comme un fardeau ? Et pourquoi assiste-t-on à un tel repli, parfois ultranationaliste, en France et en Europe plus largement ?
Hubert VÉDRINE : La propagande européiste des vingt-cinq dernières années a globalement échoué : récits à l’eau de rose sur la construction européenne, objectifs changeants réinventés à posteriori, illusion que les peuples allaient souscrire au supranationalisme, et qu’ils allaient consentir allègrement à la fin de leur souveraineté, volonté réglementaire normalisatrice et unificatrice sans fin de la Commission européenne, absence de sens, ridiculisation du patriotisme et du besoin d’identité des peuples.
Je pense maintenant que ce sont les maximalistes qui ont nui à l’Europe, en creusant un gouffre entre les élites et les populations, beaucoup plus que les anti-européens. François Mitterrand avait dit en 1991, face à Philippe Séguin et à ses doutes : « une Europe forte nous protégera mieux ». Et il parlait de « faire l’Europe sans défaire la France ». Cela n’a pas tourné comme cela.
Résultat en Europe : presque plus d’européistes, un premier parti, celui des abstentionnistes, un second, celui des eurosceptiques, à ne pas confondre avec le troisième, celui des euro-hostiles qui, dans certains pays, peuvent atteindre 15 à 20%. De là à parler d’ultranationalisme, il y a un pas à ne pas franchir à la légère ! Gardons aux mots leur sens. Selon moi, pas de relance de l’Europe sans le retour à une approche plus réaliste, celle de la « fédération d’États-nations », une clarification (subsidiarité) des rôles Europe/États-nations et une concentration du niveau européen sur les grand enjeux mondiaux, plutôt que sur une illusoire et allergisante harmonisation interne.
Relancer l’Europe, par le retour au réalisme
La crise a permis à l’Europe de faire des progrès : par exemple, une Union bancaire se constitue avec des mécanismes de solidarité financière entre les États qui n’existaient pas il y a encore quelques années. Mais la zone de sécurité financière, la zone euro, avec ses 15 États, ne recouvrent pas l’ensemble de l’Union européenne : la Grande-Bretagne n’en fait pas partie, pas plus que l’ensemble des États d’Europe orientale. Au-delà d’un grand marché commun et d’une reconnaissance de Droits fondamentaux – et c’est déjà bien – la grande Europe de l’Union européenne n’est-elle pas devenue, comme disait le Général de Gaulle pour l’ONU, un « machin » ingérable, sans véritable axe stratégique en matière de politique commune ?
Et n’assiste-t-on pas à une nouvelle division en Europe : il y a un « noyau dur », la zone euro, où une forme de fédéralisme est à l’oeuvre, et une « périphérie », avec de vagues coopérations intergouvernementales, beaucoup plus floue ou molle dans ses politiques communes ? L’Europe ne se divise pas, puisqu’elle n’était pas unie. La formule de Jacques Delors de « fédération d’États-nations » concerne le coeur du système. Nous avons une confédération d’États-nations (à 28) et une fédération d’États-nations en formation (la zone euro) où la souveraineté n’est pas abandonnée, mais de plus en plus exercée en commun sous les coups de boutoir de la crise.
Le contrôle démocratique dans la zone euro devrait être exercé en commun par des représentants des Parlements nationaux et du Parlement européen. Il n’y a aucun rapport entre les États-Unis d’avant 1788 (tous des Américains répartis dans 13 « États » qui n’en sont pas) et les 30 à 35 peuples européens. Aucun Traité ne fabriquera par miracle un peuple Européen unique. Notre construction est donc forcément originale et pragmatique, plus intégrée dans la zone euro, plus souple et diversifié dans l’Union. Ce n’est pas un défaut et il est probable que cela s’amplifiera.
Construction pragmatique
Quant à la politique étrangère, les Européens ont en effet du mal à l’accorder, au-delà des grands principes, on devrait demander aux États membres les plus opposés de proposer une ligne médiane aux autres.
Rétrospectivement, l’élargissement, tel qu’il a été effectué, très rapidement après la chute du Mur de Berlin, n’a-t-il pas plus diminué que renforcé la cohérence et la puissance de l’Union européenne ?
Mais tous les Européens à partir de 1990 ont jugé prioritaire l’élargissement, Allemagne en tête, mais aussi la Grande-Bretagne, et tous les autres, et, bien sûr, les candidats ! La France seule appelait à la prudence et à un rythme raisonnable. Cela, n’a jamais été compris et elle a été violemment critiquée et accusée d’égoïsme pour cela. Aucun État membre, sauf peut-être un peu la France, ne voyait la « cohérence » et encore moins la « puissance » de l’Union comme une fin en soi. Il faut bien voir qu’après 1945 les Européens ont, de gré ou de force, récusé la notion de puissance. C’est pour cela qu’ils aiment tant l’expression idéale de « communauté internationale » et qu’ils étaient « Fukuyamesques » avant Fukuyama.
Du fait des difficultés européennes à trouver une cohérence et à déployer des politiques communes pour 28 États-membres, la question de l’adhésion de la Turquie semble renvoyer aux calendes grecques… N’est-ce qu’une apparence, et pensez-vous, ou non, qu’une pause durable doit être faite pour toute hypothèse de nouvelle adhésion ?
C’est une affaire mal engagée depuis le début. Est-ce qu’un éventuel traité d’adhésion de la Turquie serait ratifié par l’ensemble des 28 États-membres, par leurs Parlements ou par référendum, comme cela est nécessaire? Ce n’est pas sûr du tout. Le mieux serait en effet de faire une pause, comme avant toute nouvelle adhésion et d’y repenser quand le fossé élites/population sera moins profond, et que la confiance dans l’avenir de l’Europe sera remontée.
Nouvelle adhésion ? Nécessité d’une pause
La perspective d’une zone euro-méditerranéenne stabilisée, prospère et solidaire semble encore lointaine. On a vu que les printemps arabes, tout en suscitant beaucoup d’espoirs en matière de démocratisation des pays concernés, ont aussi été suivi de fortes instabilités et d’une montée d’un islamisme traditionaliste, voire intégriste, qui menace les libertés individuelles (notamment des femmes) et ont créé de nouvelles tensions (en Tunisie, en Égypte, en Turquie notamment). Comment l’Europe devrait-elle traiter ces problèmes, et le projet d’Union pour la Méditerranée (qu’a voulu lancer Nicolas Sarkozy, y compris en recevant en grande pompe à Paris le Président syrien, Bachar El Assad) n’est-il pas complètement mort?
C’était de toute façon un projet mort-né, sympathique en théorie mais très français. On ne force pas à une Union des pays que tant de choses séparent encore profondément. De plus, la conjoncture des révolutions, réactions au statu quo arabe, est difficile. Cela n’empêche pas que chaque pays du Nord est obligé d’avoir une politique en Méditerranée si possible coordonnée et chaque pays du Sud d’avoir une politique européenne.
Propos recueillis par Paul TEMOIN
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)