S’exprimant devant 1500 personnes à Montpellier, réunies par le mouvement des MFR (Maisons Familiales Rurales ; formation de jeunes en alternance), le Président du Comité Économique et Social européen, Henri Malosse a exhorté les dirigeants européens à changer de registre. « En 1948, a-t-il rappelé, sur les ruines des idéologies et des totalitarismes, ce sont des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des responsables d’associations familiales, des leaders syndicaux agricoles qui ont bâti les fondements de la construction européenne. Aujourd’hui, malheureusement, toutes ces personnes ne sont plus visibles à Bruxelles ; on y croise pratiquement plus que des technocrates, et c’est cela le problème de l’Union européenne. Pour remettre l’humain au coeur du projet européen, nous avons besoin de territoires dynamiques et d’associations engagées ». Larges extraits d’un propos décapant.
Jean Monnet, à juste titre, disait : « Il ne faut pas se demander si quelque chose est possible, il faut simplement se demander si c’est nécessaire, et si c’est nécessaire, il faut le rendre possible ! » Si des choses sont nécessaires, il faut les rendre possibles. Et s’il y a une chose qui est nécessaire aujourd’hui, c’est bien la formation et l’emploi des jeunes.
J’ai été élu Président au Comité Économique et Social européen par mes 353 collègues. Et l’un d’entre eux est notre compatriote Pierre-Jean Coulon, représentant du « groupe des travailleurs » et de son syndicat, la CFTC. Je le remercie d’être avec moi. Depuis mon élection, j’ai fait de la question de l’emploi des jeunes une priorité de mon action. Ce n’est pas simplement une posture, c’est une nécessité. Si l’Europe veut retrouver la confiance de ses citoyens – car je suis sûr que parmi vous, si certaines personnes ont confiance, d’autres doutent et je les comprends –, elle doit se donner des priorités claires. Ces priorités doivent être effectivement l’emploi des jeunes, car aujourd’hui, dans l’Union européenne beaucoup trop de jeunes sont en souffrance. Savez-vous que dans certains de nos 28 États membres plus d’un jeune sur deux est un demandeur d’emploi ?
J’étais, il y a quelques jours, en Grèce où 56 % des jeunes sont au chômage. C’est tout simplement une situation dramatique. J’ai rencontré ces jeunes, j’ai rencontré les leaders politiques, les leaders spirituels et tous m’ont fait part d’un grand désarroi. En Grèce, j’ai été reçu par l’archevêque Hieronymus, autorité suprême de l’Église orthodoxe grecque, archevêque d’Athènes et de toute la Grèce. Quand il m’a reçu, il m’a dit, en me prenant la main: « Vous savez, il y a 30 ans, quand la Grèce a rejoint l’Union européenne, j’étais un des rares ecclésiastiques à y être favorable. Car je savais que l’Europe était un projet de solidarité, un projet de paix, un projet pour notre société. Mais aujourd’hui, je pense que je ne donnerais plus ce conseil. Je ne suis plus sûr que cela ait été une bonne chose ».
Quand quelqu’un vous dit cela, quand vous êtes comme moi un passionné d’Europe qui a consacré une bonne partie de sa vie à son engagement européen, entendre ces paroles d’un tel homme et bien, cela fait mal. C’est la même douleur que celle éprouvée lorsqu’un jeune grec que nous avons rencontré m’a dit : « Monsieur, je suis diplômé, je pense avoir une bonne formation, mais on m’a dit qu’ici il n’y avait pas de travail pour moi, que je devais chercher hors de Grèce ». Il m’a dit : « Je me suis senti comme un immigré dans mon propre pays ». Cette situation, nous ne devons pas l’accepter, et moi, je ne l’accepte pas (…)
Entendre cela fait mal
Depuis mon élection au mois d’avril, avec mes collègues, notre engagement est de faire en sorte que l’Europe soit la solution et non pas le problème. Elle est trop souvent aujourd’hui perçue à tort, comme la source des difficultés parce qu’elle ne communique pas assez. Le Comité Economique et Social européen que je représente, lui également, ne communique pas assez mais nous nous efforçons de nous améliorer. Mon Comité a proposé aux instances européennes une Garantie Jeunesse renforcée, c’est-à-dire un vaste programme pour soutenir les efforts de tous ceux qui s’efforcent de procurer aux jeunes entre 18 et 25 ans – et nous demandons qu’elle aille au-delà de cette limite d’âge – la possibilité d’avoir un emploi, un stage ou une formation permettant une meilleure insertion professionnelle. Vous savez que nous avons, y compris en France, beaucoup d’emplois qui ne sont pas pourvus faute de qualification.
Le Comité soutient également des programmes de formation et de mobilité. Je dis souvent aux jeunes que je rencontre que l’essentiel est peut-être en eux-mêmes, pouvoir définir leur projet de société, leur projet de vie, leur projet professionnel. Pour cela, il faut des contacts, des appuis, autant de leviers qui s’acquièrent par les rencontres, les voyages, et ces programmes de mobilité peuvent aider à sortir du cadre local, aller vers les autres en Europe. Si nous avons fait l’Europe, c’est pour pouvoir valoriser cette dimension, apprendre les langues et les cultures des autres.
Dans notre Comité, nous nous battons ainsi pour multiplier les programmes d’échanges comme Erasmus ou Comenius en ne les limitant pas aux seuls étudiants mais en les ouvrant aux échanges entre lycées, jeunes apprentis… Il faut aussi se battre, et c’est une de nos propositions au Comité Économique et Social européen, pour qu’on lève en Europe l’obstacle de l’expérience. Quand un jeune cherche un emploi aujourd’hui, on lui demande ce qu’il a fait avant, son contrat de travail précédent. Mais s’il commence dans la vie professionnelle, il n’a en toute logique pas d’expérience professionnelle. Et c’est là que commence le cercle vicieux. Ce conservatisme de l’emploi, assez propre à l’Europe, doit être levé. Et une des façons consisterait par exemple à prendre en compte l’engagement associatif, les projets étudiants…
« Venez avec moi sur le terrain !»
Il y a peu, j’ai rencontré M. Barroso, Président de la Commission européenne, qui m’a dit lui-même : « Vous avez de la chance, vous pouvez circuler, moi je suis isolé dans ma tour d’ivoire ». Je lui ai répondu : « Sortez-en, venez avec moi, venez avec nous sur le terrain et vous allez enfin mieux comprendre les véritables attentes de la société ».
Pour cela, Mesdames et Messieurs, j’ai vraiment besoin de vous, de vos réseaux, de mouvements tels que les vôtres. Nous qui, auprès des institutions européennes, avons un rôle reconnu, légitime, institutionnel, nous avons besoin du fourmillement et des suggestions de la vie associative. D’ailleurs, au Comité Economique et Social européen, les représentants de la vie associative sont aux côtés des employeurs et des syndicats de salariés. Nous avons cette mission d’écouter, de reprendre vos propositions et de les porter pour les faire entendre auprès de ceux qui dirigent. Pour cela, j’ai entrepris avec mes collègues, depuis quelques mois, de dépoussiérer ce Comité Économique et Social, de lui donner plus de force et de crédit. Partout où je passe avec mes collègues, nous nous adressons à présent à la presse, nous parlons de manière directe, parfois même un peu brutale – car cela est parfois nécessaire pour que les choses soient entendues. Il faut dire les choses telles qu’elles sont. Il faut refuser la langue de bois. Et je le dis: je suis très choqué par beaucoup de choses qui se passent aujourd’hui au niveau de l’Union européenne, comme l’édiction de réglementations sur des sujets inutiles, alors qu’on ne s’occupe pas de l’essentiel. L’essentiel c’est l’avenir des jeunes, l’éducation, la formation, la sécurité, le développement des familles. Quand je vois que par exemple en Bulgarie où je vais prochainement me rendre, on comptait plus de 9 millions d’habitants il y a 20 ans et qu’ils sont moins de 7 millions aujourd’hui. Où sont passés les 2 millions ? Ils sont partis chercher du travail ailleurs. Des villes entières se vident, des régions sont en court de désertification. Est-ce vraiment là l’Europe que nous voulons ? (…)
Nous vivons dans une société de déshumanisation. Et à Bruxelles comme ailleurs, c’est ce à quoi nous aboutissons en suivant aveuglément une vision théorique des choses, une vision en dehors du bon sens. C’est pourquoi mon engagement est de donner un sens à la construction européenne, et ce sens c’est l’Homme. C’était cela l’esprit du projet de Jean Monnet et de Robert Schumann. Après les désastres des siècles passés, remettre l’humain au coeur du projet alors que les idéologies destructrices du XXe siècle avaient transformé l’Europe en un champ de ruines.
Maintenant, malheureusement, nous assistons à un retour d’une certaine idéologie, celle du «tout marché », du «tout finance». Alors que la vraie richesse est celle des femmes et des hommes, celle de l’éducation. C’est pour cela que je suis très sensible aux efforts que vous faites. À Bruxelles, le Comité Economique et Social européen n’est rien si nous n’avons pas derrière nous toute la force que vous représentez, c’està- dire toute la force des réseaux, des associations, des syndicats, des mouvements d’entrepreneurs. Si nous sommes simplement des représentants satellisés dans les couloirs d’une institution européenne comme les autres, nous ne servons à rien et il faut nous fermer. Mais si nous avons, avec vous, des liens très forts, que vous puissiez nous faire part de vos besoins, de vos priorités, que nous ayons la capacité de vous écouter et de venir vous rencontrer, alors tout change.
Remettre l’humain au cœur (…)
En 1948, au Congrès de La Haye, sur les ruines des idéologies et des totalitarismes, ce sont des chefs d’entreprise, des syndicalistes, des responsables d’associations familiales, des leaders syndicaux agricoles qui ont bâti les fondements de la construction européenne. Aujourd’hui, malheureusement, toutes ces personnes ne sont plus visibles à Bruxelles; on y croise pratiquement plus que des technocrates, et c’est cela le véritable problème de l’Union européenne. Pour remettre l’humain au coeur du projet européen, nous avons besoin de territoires dynamiques et d’associations engagées. Pour remettre l’humain au coeur de l’Europe, j’ai besoin de vous.
Henri MALOSSE, Président du Conseil Économique et Social européen
(In La Revue Civique n°13, Printemps 2014)
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