« Faire l’Europe dans un monde de brutes », Enrico Letta (sur France Inter)

Entretien réalisé par Daniel Pennac dans l’émission « le grand atelier » de France Inter (en octobre 2017), à l’occasion de la sortie du nouveau livre d’Enrico Letta « Faire l’Europe dans un monde de brutes ».

Enrico Letta, né en 1966 à Pise (Toscane, Italie), est un homme politique italien, ancien Président du Conseil italien entre 2013 et 2014 (l’équivalent de Premier ministre) et membre du Parti démocrate (PD, principal parti de centre-gauche transalpin, pour partie héritier de la Démocratie chrétienne), dont il est le vice-Secrétaire de 2009 à 2013. Il est actuellement à la tête de l’École des affaires internationales de Sciences Po Paris. Multilingue, parfaitement francophone et européen convaincu, Enrico Letta a cofondé en 2003 le think tank pro-européen EuropaNova et il est actuellement Président de l’Institut Jacques Delors Notre Europe. C’est pour commenter le contenu de son dernier livre qu’Enrico Letta a été l’invité du Grand atelier de Daniel Pennac, sur France inter. De nombreuses problématiques ont été abordées  lors de l’interview, dont nous retraçons les grandes lignes ici.

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Pour commencer, en matière d’éducation à l’échelle de l’UE, l’ancien Président du Conseil italien préconise de « rendre obligatoire une partie de l’enseignement du secondaire dans un autre pays européen (…). Ce serait une prise de conscience de soi » européenne, selon lui. « Les Européens ne parviennent pas à se constituer en Europe, car ils ne connaissent pas leurs voisins immédiats », notamment parce que personne ne les a familiarisés à se déplacer régulièrement entre les frontières des pays de l’UE, ajoute M. Letta.

En ce qui concerne le Brexit, selon l’intellectuel italien, les Anglais « ont fait la plus grande connerie de leur histoire (…). Cela pourrait enchaîner sur d’autres désastres. Il faut y réfléchir » estime-t-il, le ton grave.

A propos de Mare nostrum (l’opération montée par le gouvernement Letta et toujours active, consistant à envoyer les bateaux de la Marine de guerre italienne sécuriser et escorter vers les côtes italiennes les embarcations de migrants), « c’était aussi une chasse aux trafiquants » mais surtout une nécessité humanitaire pour l’ancien Président du Conseil : parmi les migrants ayant été victimes d’accidents en mer « on parle de 15.000 morts ! ».

« L’Europe doit mener une guerre d’influence dans le monde »

« Les partis anti-migrants montent », l’arrivée de ces migrants « fait peur » et M. Letta « sait très bien qu’il faut gérer les choses (…). Je vois bien qu’il y a un problème avec les migrants quand j’en parle dans mon pays (…). Mais nous les Européens, avec notre histoire et nos valeurs, nous pouvions organiser ces flux (…). Les migrants viennent de trois pays en majorité : Syrie, Irak, Afghanistan. Trois pays en guerre à cause de l’Occident. Je me suis dit : où sont nos valeurs ? Pouvons-nous nous regarder dans un miroir », si l’entrée dans l’UE leur avait été refusée ?

L’affaiblissement du modèle démocratique libéral dans le monde est aussi évoqué par l’intellectuel italien comme conséquence de l’échec du projet européen. « Il y a 10 ans quand on a créé le G7, la majorité des pays membres étaient européens. Si on regarde ce que sera le G20 dans 10 ans, il n’y aura plus un seul pays européen, pas même la toute-puissante Allemagne. Ce ne seraient même pas des démocraties libérales pour l’essentiel. Ce qui compte pour nous européens c’est d’être attractifs avec les valeurs » de la démocratie. « Autrefois on a imposé nos valeurs par la guerre et les massacres ». Aujourd’hui, l’UE doit « mener une guerre d’influence » dans le monde afin de défendre le modèle démocratique.

La nécessité d’une UE unie afin que les européens, de plus en plus minoritaires au sein de la population mondiale, continuent de peser géopolitiquement, est aussi rappelée lors de l’entretien : « Quand on était 3 milliards à ma naissance, nous les européens étions 1/6è du monde. Quand nous serons 10 milliards sur Terre, l’Europe représentera 1/20è du monde. Nous devons retrouver notre force dans l’unité (…) pour être plus influents ». L’UE ne doit pas faillir selon Enrico Letta, afin que le futur ne soit pas « dicté par Trump et les Chinois », tandis que l’Europe n’aurait aucune possibilité d’influence car divisée.

L’exemple de la question environnementale est alors pris : « Je me demande souvent dans quel monde mes enfants vont vivre ? Vont-ils respirer l’air de ma Toscane natale, ou bien vivre avec des masques » anti-pollution « comme à Pékin ? Le climat du futur sera réglé par Trump et les chinois, et nous serons marginaux à la fin (…) car ils nous transmettront leurs décisions », conclut l’ancien Président du Conseil.

(novembre 2017)

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