Elie Wiesel sur « l’otage » dans la Revue Civique: ses mots de 2010 sur le terrorisme inspiré par l’Iran parlent toujours

Elie Wiesel

Elie Wiesel et la question de l’otage

Voici ce qu’Elie Wiesel disait dans la Revue Civique, en 2010. Nous introduisions alors l’entretien: Dans son dernier livre Otage (1), Elie Wiesel n’est plus seulement dans l’histoire ou dans son histoire, mais dans l’actualité, celle du «terrorisme fanatisé». Le Prix Nobel de la Paix aborde dans la Revue Civique, avec Michaël de Saint-Cheron, spécialiste reconnu de son œuvre et de sa vie, la question aigue des otages. Il évoque les textes bibliques. Mais aussi les menaces qui pèsent aujourd’hui sur le monde, et qui pour lui porte un nom : l’Iran.

– Michaël de SAINT-CHERON (2): Otage : Le titre même de votre livre est  violent, il renvoie aussi à la philosophie de Levinas où la notion, le concept, la catégorie d’otage, l’in-condition d’otage, est fondamentale. Je suis l’otage de l’autre, dit-il, avec plus de nuances bien sûr. Et il ajoute: «c’est d’abord un mot que je connais depuis la guerre » N’y a-t-il par-delà le personnage de Shaltiel dans votre livre, une condition d’otage à laquelle tous les êtres humains de notre génération se trouvent confrontés, d’une manière ou d’une autre ?
– Elie WIESEL : A la limite, je voudrais dire que je ne partage pas la philosophie de Levinas sur cette question. Je ne pense pas que nous soyons les otages les uns des autres. Nous pouvons être les victimes ou les associés, les alliés. Nous ne sommes même pas l’otage de Dieu. On est peut-être l’otage de la mort. Autrement, tant que je vis, je n’en suis pas l’otage. Je comprends d’ailleurs Levinas car, dans notre tradition, nous disons une parole magnifique: «Kol Israël harévim zélazé». La traduction littérale est : «nous sommes responsables les uns des autres ». Ou : «nous sommes mêlés les uns aux autres». La traduction d’otage est ben arouvah, mais c’est un sens qui n’est pas accepté dans notre philosophie. Malgré tout, c’est intéressant comme tout ce que dit Levinas. Il a beaucoup élaboré sa philosophie autour de cette pensée. Il a peut-être donné au mot harévim ce sens d’otage ; pourquoi pas d’ailleurs.

Pour ma part, je pense que la condition d’otage est une humiliation. Or, je suis contre l’humiliation. Un homme ou une femme qui marche dans la rue est pris par des agresseurs et le voilà devenu otage. De quel droit ? Pour obtenir quoi ?

« A-t-on le droit de permettre à l’ennemi de décider qui sera libre, tout en sachant que le lendemain certains de ces prisonniers libérés vont revenir en Israël pour tuer des juifs, commettre des attentats ? »

Elie Wiesel dans La Revue Civique (2010), une question essentielle redevenue d’une terrible actualité.

J’avais déjà commencé à travailler sur mon livre au moment où il y eut, à Paris, la mort atroce d’Ilan Halimi à Paris. Mais mon histoire n’a rien à voir. Dans ce cas là, c’était un enlèvement pour de l’argent. Shaltiel, dans mon livre, est pris par ses ravisseurs pour servir à la libération des autres. J’entre dans la problématique de l’otage, sur le plan halakhique [de la loi juive], traditionnel. Je rapporte les exemples du Maharam de Rottenbourg [Rhénanie, 1211-1293], qui interdit  à ses disciples de payer la rançon pour sa libération, ou celui de Maïmonide. Et n’oublions pas la décision du Shulkhan Aroukh, notre Guide de comportement [XVe siècle] selon lequel il faut abandonner tous les projets engagés pour, avec cet argent-là, libérer tous les otages.
Dans le cas du soldat franco-israélien Guilat Shalit, c’est encore différent. Ce n’est pas de l’argent que les ravisseurs réclament, c’est d’autres vies. J’en ai parlé avec beaucoup de dirigeants israéliens. Le problème est que les ravisseurs veulent décider qui sera libéré. A-t-on le droit de permettre à l’ennemi de décider qui sera libre, tout en sachant que le lendemain certains de ces prisonniers libérés vont revenir en Israël pour tuer des juifs, commettre des attentats ? J’ai ressenti cette urgence à parler de la condition d’otage. Dans Les Juifs du silence ou dans La Nuit, je portais témoignage. Aujourd’hui, je parle de l’actualité, celle du  terrorisme fanatisé.

 « La menace que représente l’iranien Ahmadinejab m’obsède »

 Je suis obsédé par la menace que représente Ahmadinejad. Il veut être le premier à exterminer le peuple juif. C’est dans sa logique de dire qu’il n’y a pas eu d’Holocauste, car il veut être le premier à le faire. Il pense aussi à rallier tous les pays musulmans mais c’est loin d’être accompli… Mais s’il persévère, il pourrait obtenir un ralliement car tous les ennemis d’Israël sont de facto alliés. Cela ne durera pas longtemps car ils le renverseraient sans doute quelques temps plus tard pour le tuer. Pour l’instant, il sait qu’avec son objectif, il entrera dans l’histoire.

– Mais soixante ans après la création de l’Etat d’Israël et toutes ces guerres, ces occupations, ces haines bilatérales, on voit tout de même qu’il n’y eut jamais vraiment de coalition dans le seul but de détruire Israël ou que s’il y eut ici ou là une tentative, aucune n’a abouti…
– En 1956 et en 1967 tout de même, il y eut une vraie coalition. Jusqu’à aujourd’hui le Roi de Jordanie regrette que Hussein [son père] se soit rallié à la cause arabe contre Israël. Les dirigeants israéliens avaient supplié le roi Hussein de ne pas entrer en guerre. Si Hussein avait accepté l’imploration d’Israël, il n’y aurait pas eu les colonies de Cis-Jordanie… Tout aurait été si différent.

– En Iran, il y aussi la question des droits de l’Homme mais aussi éminemment, sans jouer sur les mots, des droits de la femme, bafoués chaque jour… Je pense d’abord à Sakineh et à cette sentence de peine capitale qui pèse sur elle : condamnée à la lapidation ! Même si la sentence est pour l’heure suspendue, c’est une affaire qui bouleverse et terrifie en même temps.
– Absolument, c’est terrifiant. Je partage votre  opinion bien sûr. Il faut agir contre Ahmadinejad… mais comment ?

– Quand on voit aujourd’hui la prospérité de Naplouse par exemple, on se met à être confiant dans une possibilité de coexistence de deux Etats, non ?
– Et pourtant le Hamas reste ce qu’il est, c’est pourquoi je suis moins optimiste sur une possibilité de paix avec la Cis-Jordanie…  Mais peut-être qu’il sortira quelque chose de cette conférence de la dernière chance qu’Obama a organisée à Washington, entre Natanyaou et Mahmoud Habbas.

– J’ai tenté de relier L’Aube à Otage, ces deux livres que cinquante ans séparent. Le trait d’union entre eux est qu’ils sont tous les deux orientés vers une même réalité historico-politique : la terre d’Israël.
-Tu as raison, il y a eu L’Aube, mais je n’y avais pas pensé en écrivant Otage. Je pensais vraiment à l’actualité. Le monde entier est en otage à cause de gens comme Ahmadinejad.

L’hommage au grand ami, Jorge Semprun

 – Ma question de tout à l’heure reste donc pertinente. Si le monde entier est en otage, chacun d’entre nous l’est aussi à sa façon.
– Dans ce sens, je suis d’accord. Ahmadinejad aura la bombe. Alors quoi ? Israël sera prêt à frapper, oui, mais comment ? Israël seul pourrait-il le faire sans l’appui de la France, de l’Amérique ? C’est tellement compliqué… Je sais en tout cas que les dirigeants israéliens ne dorment pas la nuit à cause de cela. Ce n’est pas le Hamas qu’ils craignent, c’est l’Iran.

– Dans le livre, quand Shaltiel, le héros-otage du récit, retrouve après la guerre l’officier du SC, le comte Friedrich von Waldensohn, terré dans la maison-même où il avait été caché par lui, il ne se présente pas comme son défenseur en tout état de cause…
– Il savait tout de même ce qui se passait et il a menti à Shaltiel. En fait, il n’a sauvé qu’une seule vie.

– Mais le Talmud enseigne: «qui sauve une vie, c’est comme s’il sauvait le monde entier»…
– «Comme si » il sauvait le monde, justement. « Comme si »… Dans la Haggada (3)   de Pâque, nous disons: A chaque génération, il faut dire «comme si j’étais sauvé… comme si je traversais la mer Rouge…», Comme si…
Froidement, cyniquement, Friedrich von Waldensohn a laissé envoyer la mère de Shaltiel, puis son père et son frère, au camp. Il aurait pu les sauver, il ne l’a pas fait.

– Je terminerai par les dernières lignes d’un texte admirable, bouleversant même, de Jorge Semprún, publié dans Le Monde le 8 mars 2010 sous le titre « Mon dernier voyage à Buchenwald », pour le 65e anniversaire de la libération des camps. Voici ce qu’il écrit : « Le dernier homme à se souvenir, bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vus arriver à Buchenwald, en février 1945, évacués d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagon de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les naufragés et les rescapés, les juifs et les goys, les femmes et les hommes. Longue vie à la mémoire juive de toute notre mort ! »
– C’est un être très spécial, exceptionnel, Jorge. Je le connais très bien. Jorge et moi sommes très liés. Nous étions à Buchenwald ensemble. Lui travaillait au Schreibstube [le bureau]. Moi, j’étais du nombre de ces enfants qui arrivèrent d’Auschwitz [en février 1945]. Souvent, quand on se rencontre, on se regarde sans dire un mot. Puis tout à coup : « On était ensemble. »

 – Mais cet appel qu’il lance à l’occasion de qu’il nomme « son dernier voyage », appel en direction des tenants de la mémoire juive des camps, de la tienne, et au-delà, de la  mémoire des enfants des rescapés juifs ou de ceux qui ne sont pas revenus, c’est quelque chose de saisissant, non ?
– C’est magnifique ! Jorge est un grand écrivain, une grande conscience, un grand ami de l’humanité.

Propos recueillis par Michael de Saint-Cheron

(octobre 2010)
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1.Editions Grasset, 400 p., 20 €.
2. Michaël de Saint-Cheron est l’auteur de sept livres avec et sur Elie Wiesel, et récemment Entretiens avec Elie Wiesel 1984 – 2000 suivi de Wiesel ce méconnu, Parole et silence, 2008. Son dernier titre paru est Entretiens avec Emmanuel Levinas 1983 – 1994, Biblio essais, Livre de Poche, 2010.
3. La Haggada est le récit que les juifs lisent lors du séder (dîner rituel) de Pessah, la Pâque.