
Face à une convergence de crises sans précédent, souligne Michaël Malherbe, le Secrétaire général du think tank « Atelier Europe », – « guerre sur le continent, reconfiguration géopolitique mondiale et anxiété socio-économique des citoyens » – l’Union européenne est engagée dans un combat vital pour son avenir. Dans ce position paper, le groupe d’experts décrypte le discours sur l’état de l’Union prononcé en septembre dernier la Présidente de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, devant le Parlement européen, qui soutient que la mission de notre génération est de concrétiser le « moment de l’indépendance européenne ». Analyse de cette perspective ici.
Aujourd’hui, l’Union est confrontée à une convergence d’épreuves d’une intensité inédite. La guerre est revenue sur notre continent, les lignes de fracture d’un nouvel ordre mondial se dessinent sous nos yeux, et nos propres citoyens ressentent une anxiété profonde face à l’érosion de leur pouvoir d’achat, à la rapidité des transformations, au changement climatique et à l’incertitude de l’avenir.
Dans ce contexte, l’heure n’est pas aux demi-mesures ni aux atermoiements nostalgiques. L’Europe est engagée dans un combat pour son avenir, pour ses valeurs et pour sa capacité à déterminer son propre destin. Ce combat n’est pas une rhétorique passagère ; c’est la mission de notre génération. Nous devons faire de cette décennie le moment de l’indépendance européenne. Cette indépendance n’est pas un repli sur soi. C’est la liberté de choisir nos partenaires, de définir nos règles, de protéger nos citoyens et de projeter notre modèle. Elle se décline en trois impératifs stratégiques : l’indépendance géopolitique, l’indépendance économique et la consolidation de notre indépendance démocratique et sociale.

1. L’indépendance stratégique : de la puissance défensive à l’influence globale
L’agression russe contre l’Ukraine a été un électrochoc brutal. Le combat du peuple ukrainien est aussi notre combat. Leur liberté est la nôtre. L’Europe a montré une unité remarquable mais nous devons passer d’une logique de soutien à une logique de victoire et de sécurité durable.
- Une économie de guerre au service de la paix : le soutien à l’Ukraine doit s’intensifier et s’industrialiser. Des propositions innovantes, comme un « emprunt de réparation » financé par les revenus des actifs russes gelés, afin de respecter le droit international, doivent être mises en œuvre sans délai. De même, une « Alliance des drones » avec l’Ukraine transformerait son ingéniosité en avantage industriel commun, renforçant à la fois sa défense et notre base technologique et industrielle de défense.
- Bâtir une véritable Union de la défense : l’OTAN reste notre ancre sécuritaire mais l’Europe doit assumer sa part. Le programme SAFE de mutualisation des achats est un succès qu’il faut amplifier. Il est temps de créer un Semestre européen de la défense pour aligner nos planifications et nos investissements. La vision d’un « mur de drones » sur notre flanc oriental, de la Baltique à la mer Noire, n’est pas une fantaisie mais une nécessité pour une surveillance et une dissuasion crédibles. L’Europe doit pouvoir défendre chaque centimètre de son territoire, comme le rappelle l’incursion de drones russes dans l’espace aérien national polonais la veille du discours (de la Présidente de la Commission européenne, qui n’en a pas fait mention à ce moment-là).
- L’élargissement comme réunification géopolitique : une Europe forte est une Europe unie et réunie. Le processus d’adhésion de l’Ukraine, de la Moldavie et des Balkans occidentaux est un impératif de sécurité. Intégrer progressivement ces pays au marché unique et à nos politiques est le plus puissant levier pour stabiliser notre voisinage et consolider notre poids sur la scène mondiale. Les négociations qui s’engageront sur ce sujet seront l’occasion de se projeter dans une nouvelle géographie de l’Europe.
- Retrouver une voix unie au Moyen-Orient : la tragédie à Gaza est une blessure pour la conscience du monde et une faillite pour la diplomatie européenne. Notre incapacité à parler d’une seule voix nous paralyse et nous rend inaudibles. L’Union doit dépasser ses divisions. Sanctionner les colons et les ministres (israéliens) extrémistes, conditionner nos accords et prendre la tête d’un effort international pour la reconstruction et la solution à deux États ne sont plus des options, mais des conditions pour retrouver notre crédibilité.
2. L’indépendance économique : compétitivité, innovation et transition juste
Notre indépendance se jouera aussi sur notre capacité à rester une puissance économique prospère et innovante. Les rapports Letta et Draghi l’ont souligné : notre plus grand atout, le marché unique, reste inachevé.
- Achever le marché unique : les barrières qui subsistent dans les services, l’énergie, les télécommunications et les capitaux sont un frein inacceptable à notre croissance. La proposition d’une feuille de route pour le marché unique d’ici 2028 est importante, avec des échéances politiques claires pour enfin créer une véritable Union de l’épargne et de l’investissement et libérer le potentiel de nos entreprises. Sachant que la pression de droits de douane venant des Etats-Unis renforce la nécessité de limiter nos propres barrières internes.
- Gagner la course technologique : l’Europe ne doit pas être un simple consommateur de technologies étrangères. En matière d’intelligence artificielle, nous devons bâtir un écosystème souverain, des « gigafactories IA » aux start-ups. Le fonds « scaleup Europe » est essentiel pour que nos pépites technologiques grandissent en Europe. Dans le domaine des technologies propres, le « clean industrial deal » doit créer des marchés porteurs (« lead markets »), introduire des critères « Made in Europe » dans les marchés publics et accélérer les investissements, comme avec le « battery booster » ou la proposition d’« Autoroutes de l’énergie » pour lever les points de blocage du réseau électrique, pour garantir une énergie propre et abordable.
- Une transition qui protège et qui paie : le « pacte vert » est notre stratégie de croissance et d’indépendance énergétique. Mais il doit être synonyme d’opportunités. Le débat sur les échéances entre 2040 et 2050 doit impliquer nos industries contre la concurrence déloyale via des instruments robustes. Cela signifie aussi garantir un revenu juste à nos agriculteurs, qui sont les gardiens de notre sécurité alimentaire et de nos paysages, en renforçant leur position dans la chaîne de valeur et en promouvant fièrement les produits européens.

3. L’indépendance démocratique et sociale : renforcer notre contrat européen
Une Europe forte à l’extérieur repose sur un contrat social et démocratique solide à l’intérieur. L’indépendance, c’est aussi la capacité de protéger nos citoyens et notre modèle de société.
- Répondre à la crise du coût de la vie : l’Europe doit être perçue comme un bouclier. La crise du logement est une crise sociale qui fracture nos sociétés ; un plan européen pour le logement abordable est une urgence. L’idée d’une initiative pour une « petite voiture électrique européenne » (e-car : écologique, économique, européenne) est une piste stratégique pour allier climat, industrie et pouvoir d’achat. C’est l’un des sujets sur lequel les citoyens européens évalueront la capacité à concilier croissance industrielle, économie circulaire et la compétitivité.
- Défendre la démocratie de l’intérieur : nos démocraties sont attaquées par la désinformation et la polarisation. Le « bouclier pour la démocratie européenne » et un « programme de résilience des médias » sont clés pour protéger le journalisme indépendant, notamment local, qui est l’oxygène du débat public. Nous devons aussi avoir le courage d’ouvrir le débat sur l’impact des réseaux sociaux sur nos enfants. La protection de leur santé mentale et de leur développement ne doit pas être dictée par les algorithmes des géants de la tech, mais par un choix de société réfléchi.
- Gérer les migrations avec fermeté et humanité : le pacte sur la migration et l’asile doit être mis en œuvre intégralement, par tous. Mais cela ne suffira pas. L’Europe doit se montrer intraitable avec les réseaux de passeurs, en créant un régime de sanctions dédié, et bien plus efficace dans le retour des personnes en situation irrégulière. C’est une condition de la pérennité de notre système d’asile et de la confiance des citoyens.
Conclusion : l’unité comme levier de notre indépendance
Le choix qui se présente à nous est simple : subir les événements dans la division, ou les façonner dans l’unité. L’unité entre États membres, entre institutions, et entre les forces pro-européennes de tout l’échiquier politique, sachant que la majorité au Parlement européen est fragilisée après un an de mandature.
Il y a 80 ans, notre continent était en ruines. Il y a 40 ans, il était déchiré par un mur. À chaque fois, des Européens courageux ont choisi de se battre pour un avenir meilleur. Aujourd’hui, notre combat est celui de l’indépendance. Il ne se gagnera pas par la force des armes sur notre sol mais par la force de notre volonté politique, de notre capacité d’innovation et de notre unité.
Michaël MALHERBE, Secrétaire général du think tank Atelier Europe.
(01/10/2025)
-Le think tank Atelier Europe
