Antoine Vitkine : le populisme et ses facilités actuelles

Antoine Vitkine

Le réalisateur de films documentaires, Antoine Vitkine, est l’auteur de « Populisme, l’Europe en danger » (co-production ARTE France, Roche Productions), documentaire qui décrit les mouvements nationaux-populistes en France, en Italie, en Hongrie et aux Pays-Bas. Il répond aux questions de la Revue Civique sur les raisons de leur succès et traits communs de caractère. 

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La REVUE CIVIQUE : comment définissez-vous la notion même de populisme ?
Antoine VITKINE: Je définirais le populisme comme un système de pensée fondé sur l’idée que le peuple a toujours raison parce qu’il est le peuple. L’élite a donc forcément tort. Dans cette pensée binaire, il y a quelque chose de mécanique. Le populisme en cela est plus un contenant qu’un contenu, c’est une méthode, une posture. En cela, on peut dire qu’il y a un national populisme tendance xénophobe ou un national populisme tendance démagogue, etc. Mais, en général, il y a une absence assez forte d’idéologie car, en réalité, les leaders populistes sont assez peu structurés au sens doctrinal. Ils sont même totalement adaptables aux évolutions de l’opinion, évolutions qu’ils épousent, qu’ils suivent invariablement.

C’est de l’opportunisme ?
Ils sont purement opportunistes, oui. Par exemple, le national populisme xénophobe a longtemps été antisémite mais il ne l’est plus, ou l’est moins, parce que les opinions publiques sont moins touchées par cette forme de racisme là.

J’ai fait par exemple une interview avec l’idéologue du FPÖ autrichien, qui me disait que si son mouvement voulait continuer de progresser, l’opinion publique autrichienne étant devenue imperméable à l’antisémitisme, il fallait absolument arrêter d’être antisémite. Pour cela, il a organisé un voyage en Israël. Pourtant, le FPÖ a été fondé par d’anciens nazis et l’idéologue dont je parle continue d’éditer des revues dans lesquelles il donne la parole à des nostalgiques du Troisième Reich.

Autre exemple, sur la question du libéralisme, ils ont tous fluctué. Avec le FN on a vu cela. Avec Geert Wilders aux Pays-Bas, c’est frappant : il était profondément libéral, son propos était que, consubstantiellement, l’individu prime sur l’État, qu’il y a trop d’impôts, etc. Quand il y a eu la crise et une demande sociale d’intervention, il a radicalement changé de discours. Si, un jour, par exemple les Néerlandais devenaient pro-musulmans, Wilders le deviendrait aussi ! Ce qui caractérise le populisme est cette idée du « chef » qui exprime la volonté du peuple, il est le produit de cette volonté du peuple. Le contenu passe après.

Dans les quatre pays que vous traitez dans votre documentaire, on voit aussi cette volonté, organisée, de respectabilité. Même si une volonté révolutionnaire est perceptible, par exemple en Italie, le leader populiste, expliquant vouloir « une révolution dans la tête des Italiens ». Dans le cas Français, est ajoutée cette formule de « la peur qui fait recette », et donc de l’utilisation des boucs-émissaires. Est-ce là le grand dénominateur commun des mouvements nationaux-populistes ?
Sur l’aspect révolutionnaire de ces mouvements, je pense que c’est assez complexe parce que, au fond, s’il y a une révolution recherchée, c’est une révolution ultraconservatrice. Le phénomène Grillo est un peu à part parce que les autres parties populistes en Europe sont plutôt dans un idéal de conservation absolue, voire de réaction : « c’était mieux avant », en tout cas « restons sur ce que nous sommes », avec une logique identitaire, souvent fantasmée d’ailleurs, très marquée. Ce qui exclue relativement une logique révolutionnaire.

Pendant longtemps, l’extrême droite française se disait nationale révolutionnaire mais aujourd’hui la dimension révolutionnaire est assez peu présente, cet effacement renvoie d’ailleurs à la volonté de respectabilité. Dans le cas de Grillo en Italie, son positionnement « révolutionnaire » est assez formel. Il cherche à se distinguer de la classe politique traditionnelle mais le cœur de son électorat ne veut pas une révolution, et les populistes le savent.

C’est l’autoritarisme qu’ils portent

Avec leur logique de repli, il y a bien, dans les populismes européens, une remise en cause de la démocratie, oui, mais cela ne veut pas forcément dire révolution. D’ailleurs, les populistes sont très ambigus. En réalité, c’est un autoritarisme qu’ils portent mais cet autoritarisme n’est pas révolutionnaire. Une révolution aboutit à un chaos institutionnel, une dissémination du pouvoir… Or, ce que proposent ces populistes, et en cela Grillo n’y échappe pas en Italie, c’est finalement  un pouvoir personnel très fort. Grillo est ambigu, on ne sait pas très bien où il veut en venir. L’ambiguïté de la posture renvoie aussi à quelque chose de plus profond, cela renvoie à la définition même du populisme actuel, dans la mesure où le peuple a toujours raison, il est forcément respectable, or la respectabilité et la révolution cela ne s’accorde pas. Marine Le Pen exprime cette réalité lorsqu’elle dit qu’en l’injuriant, on insulte ses électeurs. « En disant que je suis d’extrême droite, vous injuriez mes électeurs », sous-entendu ce sont des gens respectables, et s’ils le sont, je le suis aussi…

Et le point dénominateur commun d’une « peur qui fait recette », la peur des étrangers en particulier ?
C’est un des dénominateurs communs, oui, mais il y a aussi quelque chose qui n’est pas loin de cela mais qui est différent : la crainte de la perte d’une identité, la plus visible étant celle qui est liée à l’apparition d’une société multiculturelle.

Cette logique identitaire n’est pas seulement fondée sur les peurs mais aussi sur un changement de société. Quand on interroge par exemple des électeurs de Wilders aux Pays-Bas : ils ne disent pas qu’ils ont peur des immigrés en tant que tels, ils disent qu’on ne parlera plus néerlandais demain. Ce n’est pas la même chose : ils ont peur de disparaître culturellement. Et les immigrés, pour eux, est un symptôme de cette disparition, c’est sur cela que jouent les populismes avec efficacité.

Mais quand on voit dans votre documentaire ce qui s’est passé en France, à Forbach par exemple, avec le FN, on voit bien l’instrumentalisation d’un fantasme phobique des étrangers ?
Oui, on voit bien un fantasme phobique dont le ressort principal est bien la xénophobie, visant les musulmans, les arabes… En fait, les gens là-bas vivent à côté d’eux, et même avec eux, ils n’en ont pas peur. En revanche, c’est sur le risque d’une disparition de « leur » France, de leur identité, de leur monde, que les populistes jouent.

Un point commun des populismes ne concerne-t-il pas, aussi, la question télévisuelle : les populistes ne correspondent-ils pas, au fond, à une forme de spectacle télévisuel, avec ses raccourcis ?
Je pense que ce point est en effet crucial, la télévision est centrale dans l’analyse du populisme.  Évidemment, le populisme ne se résume pas à cela mais cela explique pour une part importante son succès. Il y a une sorte de symbiose entre populisme et télévision, le discours populiste est parfaitement adapté à des logiques télévisuelles souvent spectaculaires, leurs idées sont simples et choc, elles sont donc facilement reprises, elles se diffusent.  Les leaders populistes sont tous des personnages, tous sont des tribuns télégéniques, ils sont fondamentalement différents de leurs opposants démocrates classiques. En Finlande, de nombreux électeurs m’ont dit que le chef des populistes finlandais tranche avec une classe politique qui apparaît comme « ennuyeuse » : c’est cela, aussi, le ressort de ces mouvements.

La symbiose avec la télévision est perverse

La symbiose avec la télévision est complexe et assez perverse. J’ai parlé avec un journaliste qui suivait la visite de Wilders dans une banlieue où, en gros, il ne se passait pas grand chose – il n’y a pas de « triangle de la Charia » comme le prétendait le leader populiste –, mais il y avait quand même des dizaines de caméras. Je lui ai demandé pourquoi il y allait, car finalement il pourrait y aller le lendemain ou la veille, et y allant finalement il favorisait la communication de Wilders. Il m’a dit y aller parce qu’il y avait… d’autres journalistes, parce qu’il y avait des dizaines de caméras et, donc, un événement ! Je lui ai, finalement, demandé si cela faisait de l’audience. Il m’a répondu que oui…

Cette fascination pour le spectacle, le populisme FN a eu d’ailleurs en France une version avec Le Pen père mais aussi, d’une autre manière ensuite, avec Marine le Pen…
Ils jouent tous de cela en Europe. Les populistes rencontrent tout de même une difficulté car ils veulent aussi, pour accéder au pouvoir, se respectabiliser, en quelque sorte se banaliser : c’est une vraie contradiction. Dans un entretien (non diffusé) avec Marine le Pen, le seul moment où elle a été déstabilisée est quand je lui ai posé cette question, je lui ai dis le jour où on parlera de vous comme n’importe quel autre personnage politique, aurez-vous tout perdu – car vous ne serez plus exceptionnelle – ou aurez-vous tout gagné ? Elle m’a dit : je ne sais pas.

Mais les populistes parviennent généralement à trouver des astuces pour gérer cette contradiction, même physiquement. Wilders avec sa coupe de cheveux peroxydés. Timo Soini, le chef des « Vrais Finlandais », avec des écharpes de foot autour du cou et des casquettes de baseball. Ils ont tous une méthode pour tenter d’échapper à cette contradiction entre radicalité du propos et volonté de respectabilité.

N’y a-t-il pas aussi, avec la crainte d’une perte d’identité culturelle, la quête d’une identité collective ?
Oui, je pense que cela les réunit tous. Le populisme apparaît comme une solution à un questionnement identitaire fort : qui est-on individuellement et qui est-on collectivement ? Je pense que les populistes apportent une réponse à cela, une définition d’identité collective. Je pense que cette question  joue, dans les sociétés d’Europe de l’Ouest, sur deux plans. Sur la question de l’immigration, avec la peur du changement culturel. Elle se joue aussi face aux élites mondialisées. On sent très bien que le rapport à la Nation n’est pas le même avec des gens qui ont la possibilité d’y échapper plus que d’autres par leur travail, leur éducation, leur vision du monde. Il y a une classe sociale qui est assez mondialisée, dans toutes les sociétés. Et puis une forme de localisation forcée, finalement de nationalisation forcée.

Les populistes sont nationalistes et le nationalisme, même classique du XXème siècle, correspond à cela. Quand on remonte à l’arrivée du nazisme en Allemagne, le contexte était très différent mais quand arrivent les mouvements d’extrême droite, le terme qui est trouvé est celui de « völkisch ». C’est un mot intraduisible en Français, qui veut dire à la fois populaire et peuple, et peuple au sens biologique. Déjà à cette époque, dans les années 20 et 30, il y avait ce populisme identitaire. Qui êtes-vous, vous les Allemands ? Qui êtes vous dans ce monde qui change, dans cette Allemagne qui perd la guerre, etc. Et donc, qui êtes vous par rapport à ceux qui vous ont trahis ? C’est-à-dire ces élites politiques de Weimar accusées d’avoir provoqué la défaite et d’être extranationaux, liées à une minorité juive…

On ne peut pas s’empêcher de penser qu’aujourd’hui ces partis populistes sont « völkisch » aussi, à leur manière. Cet ultranationalisme là, il est profondément idéologique et identitaire. Et en période de crise et de doute, les populistes savent en jouer.

Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(Mai 2014 )

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