
Anne-Marie Idrac, ancienne Présidente du Mouvement Européen, qui a été aussi Ministre du Commerce extérieur, déclare ici dans la Revue Civique que la multiplication des crises (géostratégiques et militaires, économiques et commerciales) appellent un sursaut devant renforcer la souveraineté européenne : « Nous sommes globalement appelés à davantage de résilience, c’est pour moi le mot-clé. En matière militaire, de compétitivité et aussi au plan moral : la défense de l’Etat de droit, des valeurs de liberté et de solidarité ». Entretien.
-La Revue Civique: Vous qui avez été Présidente du Mouvement européen-France, êtes-vous inquiète pour notre pays et le reste de l’Europe, en ce qui concerne sa Défense, la sécurité collective des citoyens Européens ?
-Anne-Marie IDRAC : Bien sûr, la situation géopolitique et économique est pleine de dangers auxquels s’ajoutent ceux des pulsions politiques nationalistes dîtes « illibérales ». Mais la période que nous vivons est aussi porteuse d’espoirs de sursauts: la multiplication des crises agit comme un « wake-up call » (un appel à se réveiller).
Face aux dégâts, visibles par tous, du nationalisme exacerbé de Donald Trump, les idées de souveraineté européenne rencontrent désormais un plus large écho, interne comme externe à notre continent: la Présidente de la Commission Européenne est très claire en ce sens sur tous les dossiers. L’Union européenne est cohérente dans son soutien à l’Ukraine. L’Allemagne s’engage avec des projets d’investissements inédits dans le domaine de la Défense visant à soutenir encore plus fermement l’Ukraine et renforcer la sécurité collective de l’UE. Les liens avec le Royaume Uni retrouvent aussi, sur ce plan stratégique, une nouvelle tonicité. Et la France se mobilise dans des efforts diplomatiques reconnus, avec aussi des perspectives d’accroissement de ses dépenses militaires – sous réserve de ses capacités à redresser sa situation budgétaire et d’endettement.
Il ne faut pas oublier l’importance des sujets de sécurité et souveraineté économique dans un monde de compétition très rude. À cet égard, le rapport Draghi est aussi très stimulant. La « boussole pour la compétitivité », présentée en début d’année par la Commission européenne, en annonce un début de mise en œuvre. Nous sommes donc globalement appelés à davantage de résilience, c’est pour moi le mot clé. En matière militaire, de compétitivité et aussi au plan moral : la défense de l’Etat de droit, des valeurs de liberté, de solidarité , finalement du modèle, à la fois politique, économique, écologique et social, européen.

« La guerre commerciale lancée par les Etats-Unis est perdue d’avance pour le monde entier »
-La Revue Civique: Dans le domaine économique, que dis selon vous l’annonce par Donald Trump d’une guerre commerciale, puis son rapide retour en arrière. Le Gouverneur de la Banque de France a évoqué les effets dangereux d’une telle « imprévisibilité » qui impacte négativement, dit-il, la confiance et la croissance. Etes-vous d’accord et quelles sont les leçons à tirer en France et en Europe ?
-Anne Marie IDRAC: La guerre commerciale lancée par les Etats-Unis est perdue d’avance pour le monde entier : inflation, impacts négatifs sur la croissance, fragmentation des chaînes d’approvisionnements, destruction de valeur… sont inévitablement au rendez-vous. L’imprévisibilité et l’instabilité rajoutent une couche de difficultés : l’attentisme ralentit les investissements des entreprises qui ont besoin de prévisibilité et de confiance.
Face à cela, deux axes de réactions pour l’Union européenne : primo, notre politique commerciale doit s’adapter au changement de paradigmes et naviguer intelligemment au mieux de nos intérêts en utilisant tous nos atouts , notamment la taille de notre marché . À titre d’exemple, tenons nous prêts à agir sur nos conditions d’importation des services d’entreprises américaines. Ou encore, si les Etats-Unis nous menacent de hausses des tarifs douaniers, ce serait le moment d’avancer vers un accord avec le Mercosur qui nous propose de les baisser…
Deuxio, la réindustrialisation européenne est plus que jamais une ardente obligation : cette guerre commerciale nous oblige à nous muscler davantage en matière de technologies, d’énergie, de financement . À ce titre, les entreprises européennes soulignent aussi l’importance d’opérer des simplifications pour faire face au décrochage industriel ; là encore, la Commission, l’Allemagne et possiblement la France, expriment des intentions intéressantes.
« Il faut un travail de préservation voire de réarmement des lieux de délibération, de débats ouverts, pluralistes et éclairés. La Revue Civique y contribue. »
-La Revue Civique: on constate que les forces national-populistes, en particulier d’extrême-droite, prospèrent un peu partout depuis des années sur les peurs, les crises, les ressentis et les problèmes (sociaux, politiques, culturels). Ces forces mettent en cause l’Etat de droit, fondement des démocraties libérales. Quels sont les remparts à consolider, les réponses à faire, face aux virulentes remises en cause de principes fondamentaux qu’on croyait solides depuis la deuxième guerre mondiale ?
-Anne-Marie IDRAC: Les extrêmes se rejoignent en surfant en effet sur les peurs et les frustrations – qu’ils contribuent d’ailleurs à alimenter à grand renfort de fake news et d’utilisations de réseaux sociaux largement communautarisés, propices aux manipulations de l’opinion. Les réponses sont à bâtir sur deux piliers : d’une part, un meilleur fonctionnement de notre modèle économique et social pour réduire les impacts de la crise ; d’autre part, un travail culturel de préservation voire de réarmement des lieux de délibération, d’échanges, de débats ouverts, pluralistes et éclairés par la rationalité des arguments (s’opposant au déchainement des passions tristes et des idéologies qui les déchainent). Bref, ce à quoi contribue la Revue Civique.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(11/04/2025)
