Erdogan a clairement dépassé les limites acceptables: entretien avec le professeur Frédéric Encel

Docteur en géopolitique HDR, maître de conférences à Sciences-Po Paris et spécialiste du Moyen Orient, Frédéric ENCEL, membre du conseil scientifique de la Revue Civique, vient de publier « Les 100 mots de la guerre » (PUF). Il répond à nos questions sur les violentes déclarations et accusations lancées par le président turc Erdogan, contre le président français à propos de la liberté de « blasphémer » et de publier des caricatures de Mahomet en France.

-Comment interprétez-vous les déclarations agressives, injurieuses même, du Président turc Erdogan à l’encontre du Président français, Emmanuel Macron ? Est-ce un dérapage prémédité, organisé, ou un simple incident passager, coup de menton d’autocrate qui cherche à incarner un leardership islamiste ?

-Frédéric ENCEL : Les deux ! D’abord, c’est la deuxième fois en moins d’un an que le président turc insulte Emmanuel Macron ; en 2019, c’était suite à l’entretien accordé par le président français à The Economist en 2019 au cours duquel il avait évoqué la « mort cérébrale de l’OTAN ». L’armée turque étant formée et équipée par l’alliance atlantique, sans doute M. Erdogan avait-t-il senti passer le vent du boulet… Entre nous soit dit, Macron avait parfaitement raison : entre un Trump qui n’a cessé de dériver d’inconséquence en incompétence depuis plus de trois ans, un Erdogan ne respectant plus ni la lettre ni l’esprit de l’alliance atlantique, et une Europe nord-orientale obnubilée par la Russie, l’OTAN est en effet en pleine dérive. 

Ensuite, il est vraisemblable qu’Erdogan finira par reculer car sur les plans diplomatique, social et économique, il va d’échecs en échecs, lui qui se considère investi d’une mission divine et s’espère à la fois nouveau sultan et nouveau calife, c’est à dire leader politique d’un nouvel espace pro-turc plus ou moins « néo-ottoman », et leader religieux d’un monde musulman sunnite déchiré.

« Les insultes grossières, l’appel au boycott d’un allié et les comparaisons historiques aussi foireuses qu’abjectes traduisent le franchissement des limites » acceptables.

Reste que même lorsqu’on a besoin d’un « punching-ball » à usage interne, on respecte des lignes rouges ; les insultes grossières, l’appel au boycott d’un allié, ainsi que les comparaisons historiques aussi foireuses qu’abjectes traduisent le franchissement de ces limites. Surtout de la part d’un chef d’Etat entretenant ad nauseam un négationnisme agressif du génocide arménien…

Considérer, comme l’a fait croire le Président turc, que la liberté d’expression en France et la lutte contre l’islamisme radical est une atteinte aux musulmans dans leur ensemble n’est-ce pas une manière de prendre en otage l’ensemble des membres de la communauté musulmane (dont on sait la diversité et même les clivages), les amalgamer aux islamistes radicaux (dont les populations arabo-musulmanes sont aussi les victimes) ?

-Si, exactement, à la manière des pseudo-spécialistes et chercheurs – en réalité lobbyistes de la Turquie, du Qatar et/ou idiots-utiles de l’islamisme et notamment des fanatiques Frères musulmans – qui infantilisent ce qu’ils appellent « les musulmans ». Sans connaître en général ni l’arabe ni le moindre verset de la moindre sourate, sans diplômes liés au thème et n’ayant jamais vécu en pays musulman, ils essentialisent un collectif très pluriel et largement intégré, citoyen et républicain. Au fond, il est là, le véritable racisme vis à vis « des » musulmans… Erdogan, au moins, a « l’excuse » de diriger un Etat avec ses tactiques, stratégies et intérêts plus ou moins bien compris.

Concernant l’OTAN et sa cohérence: « Trump n’est pas un pilote. Ou alors un pilote qui compte saborder l’avion… »

Qu’un membre de l’OTAN (la Turquie) s’en prenne si violemment à une autre membre (la France) ne pose-t-il pas un problème de première importance à l’Alliance atlantique censée se montrer solidaire, notamment concernant l’axe stratégique de la lutte contre le djihadisme ? Les Etats-Unis ne devraient-ils pas contribuer bien plus activement à résoudre le problème, et à réprouver le comportement turc ?

-Bien sûr que si ! Voilà plusieurs années que la Turquie est ici en retrait, là en contravention majeure, avec l’OTAN : grande base d’Incirlik devenue inaccessible, acquisition de matériels stratégiques à la Russie, violation des eaux territoriales souveraines de deux Etats membres de l’alliance, absence de concertation sur des initiatives militaires lourdes (Irak, Syrie, Libye, Karabagh), etc. S’il y avait un pilote dans l’avion OTAN, jamais il n’aurait laissé Ankara – ni aucun autre allié – se comporter de la sorte ! Or Trump n’est pas un pilote. Ou alors un pilote qui compte saborder l’avion… De ce point de vue-là, Emmanuel Macron a eu raison de voler au secours de nos alliés grecs et chypriotes en septembre. 

« La déclaration de M. Erdogan est non seulement scandaleuse mais confondante de stupidité… Mais vous avez, les fanatiques sont rarement nobélisables ».

« Si un véritable boycott des produits français était engagé, alors c’est statutairement, au titre de la solidarité, toute l’Union Européenne qui prendrait des mesures de rétorsion contre la Turquie. Je rappelle que le commerce extérieur procède des prérogatives de l’UE »

De nombreux dirigeants, dont la chancelière allemande Angela Merkel ont manifesté leur soutien à Emmanuel Macron, après les accusations et l’appel au boycott des produits français lancé par le Président turc (mais aussi les dirigeants du Qatar). Mais au-delà des déclarations de soutien, quels devraient être, selon vous, les actes concrets de l’Union Européenne à l’égard du dirigeant turc, qui use par ailleurs d’un chantage aux réfugiés à la frontière de l’Europe ?

-Pour l’heure, on a entendu des diatribes de matamore, mais à ma connaissance aucun texte officiel émanant de la Présidence turque n’a entrepris un authentique boycott ; face à cela, les soutiens sont de même nature, je veux dire rhétoriques et déclamatoires. Mais si un véritable boycott des produits français était solennellement engagé, alors c’est statutairement, au titre de la solidarité, toute l’UE qui prendrait des mesures de rétorsion contre la Turquie. Je rappelle que le commerce extérieur procède des prérogatives de l’UE… Or le volume d’échanges d’Ankara avec Bruxelles dépasse de très loin tous les autres !

Etats-Unis, Chine, Russie, Etats arabes ; rien n’atteint le niveau d’échange et de partenariat avec l’UE, et de loin. Autrement dit, la déclaration de M. Erdogan est non seulement scandaleuse mais confondante de stupidité, surtout dans une phase de grave déclin social et économique, et alors qu’Angela Merkel, cheffe de la première économie importatrice de produits turcs, entretient une politique francophile et ne supporte pas ce type d’outrances. Mais vous savez, les fanatiques sont rarement des nobélisables…

Propos recueillis par Paul TEMOIN

(27/10/20)

Spécialiste de géopolitique, Frédéric Encel vient de publier ce « Que sais-je ? » : « Les 100 mots de la guerre » (PUF, Presses Universitaires de France).