La Fondation Robert Schuman propose une réflexion sur les enjeux auxquels les Occidentaux doivent faire face en Europe de l’Est et au Proche-Orient. La question des relations avec la Russie est centrale, dans un contexte tendu de confrontation ou de rapports de force, qui a pris forme dans dix domaines synthétisés ici.
……………………………………….
La Russie et l’Occident se trouvent peut-être dans une impasse. Ils sont, disent certains, condamnés à s’entendre mais leurs intérêts semblent s’éloigner progressivement. En Occident, les médias ont parfois eu des difficultés à expliquer les détails du conflit, l’enchaînement causal qui explique la dérive antagoniste. Maxime Lefebvre, diplomate, ancien Ambassadeur de France auprès de l’OSCE et professeur à Sciences Po, propose, dans une note politique présentée par la Fondation Robert Schuman (25.01.16), une réflexion approfondie visant à déchiffrer les codes de cette relation tumultueuse qui, parfois, passent inaperçus.
Le récit de Maxime Lefebvre s’organise autour de dix questions clés qui expliquent l’escalade actuelle, suivies par d’autres éléments que les dirigeants européens devraient garder à l’esprit à un moment où ils s’apprêtent à réviser leur stratégie vis-à-vis de la Russie. Voici, une synthèse des points principaux énoncés par cette note de la Fondation Robert Schuman,
1/ Les deux guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2000). Simultanée au conflit entre la Serbie et la Bosnie, puis le Kosovo, l’extermination de 100 000 tchétchènes, en majorité des musulmans, ainsi que la soumission des populations de cette région au joug russe, a naturellement frappé l’Occident. Il s’agit du premier constat de l’asymétrie existante entre l’espace de l’ancienne URSS, où la Russie peut encore s’imposer par la force, et celui des Balkans, où les Occidentaux étendent leur influence.
2/ Au moment de l’élargissement de l’OTAN, en 1999 à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, puis en 2004 à d’autres pays de l’Europe centrale et orientale, y compris les trois pays baltes, et en 2009 à l’Albanie et la Croatie, les Européens se sont évertués à rassurer la Russie sur le fait que rien n’était dirigé contre elle et que des forces substantielles de combat ne seraient pas stationnées sur le territoire des nouveaux pays membres de l’Alliance Atlantique.
3/ Le gestion unilatérale de la crise au Kosovo. Suite à la féroce répression contre les musulmans kosovars, mise en œuvre par la Serbie de Milosević, les Occidentaux décident que seul l’usage de la force peut arrêter ses plans. Ainsi, contrairement à la gestion concertée avec la Russie en Bosnie aboutissant à la paix de Dayton en 1995, l’OTAN se lance sur la Serbie en 1999 sans l’autorisation formelle du Conseil de sécurité de l’ONU (en raison de l’opposition russe). Le conflit s’aggrave quand le Kosovo déclare unilatéralement l’indépendance, se séparant de la Serbie pro-russe en 2008. La majorité des pays occidentaux voient dans l’indépendance du Kosovo le seul moyen de débloquer la situation dans les Balkans.
4/ Le Président Poutine se définit défenseur des valeurs traditionnelles russes face à « la décadence » de l’Occident. Il restaure une forme autoritaire du pouvoir, s’appuie sur les structures de force de l’État et les sentiments nationalistes russes, cherche à se maintenir au pouvoir et remet la main sur les ressources énergétiques accaparées selon lui par les « oligarques », ce qui permet de rétablir la puissance financière du pays. Ainsi, les Occidentaux, qui souhaitaient une Russie soit occidentalisée, soit affaiblie, se sont retrouvés face à un Président autocrate qui restreint les libertés civiles, promeut la disparition physique de certains opposants et évite le jugement critique d’une société civile devenue apathique.
5/ Le rapport de force politico-militaire. La Russie vise à préserver son influence dans les anciennes Républiques de l’URSS à travers la création d’organisations régionales : d’un côté, la Communauté des Etats Indépendants et, de l’autre, l’Organisation du traité de sécurité collective, regroupant l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, avec qui la Russie essaie de créer un bloc économique, l’Union économique eurasienne, faisant pendant à l’Union européenne. Les conflits gelés dans ces territoires ex-soviétiques confirment l’enjeu majeur de la relation russo-occidentale. La Russie agite la menace de l’Occident en raison du déploiement de systèmes antimissiles et de radars de l’OTAN en Europe centrale, malgré la révision à la baisse du projet antimissile sous l’administration Obama.
6/ Les révolutions de couleur en Géorgie (« révolution des roses » en 2003), en Ukraine (« révolution orange » en 2004) et au Kirghizistan (« révolution des tulipes » en 2005) sont la conséquence de processus électoraux normaux mais entravés. Elles ont été perçues par la Russie, après les démonstrations de force américaines en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), comme des manœuvres géopolitiques des États-Unis. Dès les années 1990, la stratégie américaine a consisté à renforcer sa présence dans la région pour accéder aux hydrocarbures de la mer Caspienne et de l’Asie centrale comme pour encourager la construction des corridors énergétiques à travers le Caucase vers la Turquie.
7/ Le rôle de l’Union européenne et l’arme énergétique. La relation UE-Russie se grippe sous l’effet des divergences entre les États membres. D’un côté, les nouveaux arrivés, qui craignent des atteintes à leur intégrité territoriale, et les durs (notamment les pays baltes, la Pologne, la Suède et le Royaume-Uni), qui mettent l’accent sur les droits de l’Homme et les contentieux stratégiques ; de l’autre, les réalistes, qui préfèrent un rapport plus fluide en raison de l’interdépendance économique et énergétique. En fait, la Russie fournit un quart du gaz et du pétrole consommés dans l’UE. Ces dernières années, les manoeuvres européennes pour diminuer cette dépendance ont déclenché une réponse claire de la Russie sous forme de mesures restreignant l’approvisionnement d’énergie. La Commission européenne joue un rôle essentiel de médiation dans ce type de dossiers entre les États membres et le gouvernement russe.
8/ Le conflit géorgien. L’arrivée au pouvoir de M. Saakachivili en Géorgie en 2004 est suivie d’un éloignement de Moscou. Un bras de fer a lieu autour de deux territoires du pays, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud, dont l’indépendance est promue par la Russie. En août 2008, une attaque lancée par le président géorgien contre l’Ossétie provoque une intervention russe : en quelques jours, l’armée géorgienne est défaite. Dans un accord avec l’UE, la Russie accepte de se retirer de Géorgie avec une habile stratagème: en reconnaissant l’indépendance de ces deux territoires, elle a pu rester en Géorgie tout en respectant ses engagements internationaux. L’Europe, impuissante, a accepté de normaliser les relations malgré cette situation. La Géorgie, pour sa part, se trouve dans le dilemme de choisir entre passer sous protection de l’OTAN en excluant de facto les deux régions, ou privilégier son intégrité territoriale mais renoncer à l’intégration dans l’OTAN.
9/ Le conflit ukrainien. Le projet de partenariat oriental de l’UE configure une menace pour les plans de Poutine, qui est de conforter une Union économique eurasiatique. Lorsque le pouvoir ukrainien se dérobe en dernière minute, fin 2013, à l’accord d’association avec l’UE, en raison d’une aide économique massive octroyée par la Russie au président « pro-russe » Ianoukovitch, la population descend dans les rues à Kiev, la capitale, pour protester contre son gouvernement. La proposition de résolution du conflit trouvée par l’UE visant à organiser des élections anticipées en Ukraine et la défaite de Ianoukovitch n’a pas été bien reçue par Vladimir Poutine, qui a ensuite pris le contrôle de la Crimée dans une démonstration de force militaire et a fourni de l’aide au soulèvement armé de la région de Donbass. Selon son propre récit, le pouvoir légitime ukrainien aurait été renversé par un « coup d’État » organisés par des néonazis. Après le soutien presque unanime (100 voix contre 11) des Nations Unies à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, des sanctions ont été déclenchées. Le conflit a perdu en intensité mais le statu quo intéresse Moscou car il rend impossible une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et contribue à affaiblir ce pays vis-à-vis de Moscou.
10/ Le conflit syrien. Vladimir Poutine a soutenu le pouvoir de Bachar el Assad pendant les révoltes populaires de 2011 malgré la violence avec laquelle le gouvernement les a étouffées. Lorsque l’Occident cherchait une formule pour changer le régime syrien, Vladimir Poutine a réussi, en proposant le désarmement chimique de la Syrie, à éviter une intervention militaire des puissances occidentales. L’État Islamique constitue une menace commune qui oblige aux Russes et aux Occidentaux de coopérer, même si les Russes s’en sont pris prioritairement aux opposants du régime de Bachar el Assad en Syrie, en dehors des zones occupées par l’EI. La Russie espère en tout cas retourner ainsi à la table des négociations comme un acteur incontournable, de façon à protéger ses intérêts stratégiques au Proche-Orient pour longtemps.
La stratégie de la mesure et de la sagesse
La Russie est donc vue comme un anti-modèle occidental. La méfiance de chaque côté est la règle d’or et, par conséquent, l’antagonisme Occident-Russie est là pour durer. La Russie souhaite constituer une coalition avec les puissances émergentes (notamment les BRICS) contre les ingérences occidentales mais M. Lefebvre nous rappelle que nous ne sommes plus dans le monde bipolaire de la guerre froide. Les Occidentaux devront dialoguer et coopérer avec la Russie tout en restant ferme sur plusieurs points essentiels. À son avis, la seule stratégie possible est la patience, le temps et la mesure, en combinant rapport de force et diplomatie.
Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ
(février 2016)
Pour aller plus loin :
►Les Etats-Unis et la Russie dans la région Asie-Pacifique
Focus sur le cas singulier de la Moldavie :