Conflit du Haut-Karabakh: à qui profite le statu quo ? (par Emmanuel Dupuy, IPSE)

L’année 2016 verra la célébration de 25 années d’indépendance tant de l’Arménie que de l’Azerbaïdjan.

Pourtant, le « non-règlement » de l’épineuse et douloureuse question du Nagorno-Karabakh rend caduque, pour l’heure, l’expression d’une réelle intégration régionale dans le Caucase-Sud, pourtant revendiquée aux lendemains des indépendances de 1991, alors que les forts taux de croissance, les préoccupations communes quant à la sécurisation des gazoducs et oléoducs (approvisionnant l’Europe), et  le scénario commun du divorce avec Moscou auraient pourtant dû légitimer.

C’est dans ce contexte paradoxal de « non » existence d’un espace intégré du Caucase du Sud, dont l’intérêt stratégique est pourtant une évidence, que s’impose une réalité anachronique : celle de la perspective d’un destin commun « pris en otage » par un mauvais legs de l’histoire dans cet espace pivot, au cœur d’un nouveau « Grand jeu », faisant émerger davantage la prégnance et la légitimité de la notion d’Eurasie, désormais devenue l’enjeu et le vecteur de la relation d’équilibre entre l’UE, l’OTAN, la Russie et la Chine.

Au croisement des intérêts européens et asiatiques

La récente rénovation de la politique européenne de voisinage (présentée le 18 novembre dernier), par la Haute représentante pour la Affaires étrangères et la Politique de Sécurité de l’Union européenne, Federica Mogherini, à la tête du Service d’Action Extérieure de l’Union Européenne (SAEUE) offrait ainsi une perspective nouvelle et un « momentum » unique pour mettre en exergue, en France comme à Bruxelles, les atouts d’un Azerbaïdjan, puissance stratégique d’équilibre, dans la périphérie orientale de l’UE, aux croisements des intérêts européens et asiatiques, à proximité des zones d’intérêts stratégiques prioritaires que sont la crise irako-syrienne et son impact sur la relation UE/OTAN-Russie/Turquie, ainsi que l’environnement sud de l’Azerbaïdjan, frontalier d’une Iran post-sanction, redevenue le centre d’attraction géo-économique et géopolitique du moment.

Le fragile « statu-quo », qui tenait cahin-caha depuis 1994, né du plus violent conflit post-soviétique, marqué par la perte de 25 000 vies, a donc volé en éclat avec la reprise des hostilités, en avril dernier. Il en est résulté, après quatre jours de violents combats s’étant soldés par la mort de plusieurs dizaines de personnes (militaires et plusieurs civils du côté azéri), la récupération de plus de 2000 hectares et plusieurs collines par les forces azéries, permettant de mettre à l’abri des tirs de l’armée arménienne, davantage de populations civiles dont certaines vivent à proximité immédiate de la Ligne de contact, et, de facto, l’échec militaire, politique et diplomatique d’une offensive menée avec le soutien tacite et opérationnelle d’Erevan  à la République  « auto-proclamée » du Haut-Karabakh.

Réalité opérationnelle d’autant plus incohérente qu’elle peut sembler surtout inacceptable, au regard du Droit international public, sur la base de la reconnaissance, de jure en 1991 par l’ONU, de l’intégralité territoriale, des frontières de l’Azerbaïdjan et de l’occupation du Haut-Karabakh, conformément aux dernières résolutions issues des principales organisations intergouvernementales.

De plus, les quatre résolutions onusiennes qui, depuis 1993, donnent raison à une Azerbaïdjan, dépouillée de près de 20% de son territoire, et qui a vu le déplacement de près d’un million d’Azéris, légitiment ceux qui cherchent à ancrer l’idée d’une négociation équilibrée, gagée sur une nouvelle réalité stratégique bilatérale, régionale et internationale, née du contexte de la reprise des hostilités. En effet, la reprise, pendant quatre jours, de l’offensive militaire, le long de la Ligne de contact (LoC) entre l’Azerbaïdjan et les territoires que tant l’OSCE, l’Union européenne, le Conseil de l’Europe et l’ONU, reconnaissent comme occupés, aura fait plusieurs dizaines de victimes, tant civiles que militaires, sur le terrain. Avec aussi quelques victimes « collatérales », comme l’atteste la démission d’une série de représentants de ce qui est parfois décrit comme le « clan des faucons », à Erevan.

Un gel « pragmatique » du conflit… étrange situation

Plusieurs tenants de ce « parti de la guerre », en Arménie, semblent, avoir payé  chèrement leur échec militaire sur le terrain. Le ministre de la Défense, le chef d’Etat-Major et le chef des services de renseignement ont ainsi été « démissionné ». Signe néanmoins « inquiétant » pour le règlement pacifique souhaité de la question du Karabakh, c’est l’ancien « ministre de la Défense » de la République auto-proclamée du Nagorno-Karabakh (NKR) Movses Akopyan, qui est devenu le nouveau chef d’état-major arménien !

Les perspectives de règlement du conflit sont toujours, en effet, bloquées. D’autant plus qu’un fossé générationnel se creuse inexorablement entre les « anciens » du Karabakh et les nouvelles générations n’ayant pas connu le conflit et dont les mentalités sont toutes autres. Paradoxe, en effet, d’un gel « pragmatique » du conflit et de la préservation du statu quo par certaines forces politiques conservatrices à Erevan qui implique que la « République du Haut-Karabakh » demeure sous strict contrôle arménien, voire annexée purement et simplement.

Cette étrange situation, qui s’est soldée en mai 1994, par un cessez-le-feu, placé depuis sous la médiation du « Groupe de Minsk » créé en 1992 (dont la France est vice-présidente depuis le Sommet de Budapest en décembre 1994, aux côtés des Etats-Unis et de la Russie, faut-il le rappeler) au sein de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE), semble de plus en plus fragile. Elle ne reflète plus, en tout état de cause, les réels rapports de force internationaux et régionaux. Car, la situation internationale dans ce « labyrinthe de l’histoire » qu’est le Caucase du Sud, impacte indiscutablement sur le conflit.

La récente rencontre entre les présidents arméniens, Serzh Sargsyan et azerbaidjanais, Ilham Aliev, à l’invitation et sous l’égide du Président russe, Vladimir Poutine, à Vienne et à Saint Petersburg en mai et juin derniers, témoignent d’une réalité stratégique plus conforme à la réalité du Caucase : l’Arménie est membre de la Communauté des Etats Indépendants (CEI), de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), et de l’Union économique eurasienne ; l’Azerbaïdjan entretient également, de son côté, d’excellentes relations commerciales et diplomatiques avec Moscou.

Les armes qui sont utilisées dans leur confrontation proviennent, pour la plupart de Moscou, même si la diversification des armes – dont la filière israélienne – est une particularité des forces armées azéries ! C’est, du reste, grâce, à Moscou que le Cessez-le-feu du 5 avril a pu se concrétiser.

Il en va de même avec l’autre grand acteur qu’est la Turquie qui, en se rapprochant de Moscou, malgré les soubresauts de sa relation diplomatique compliquée avec le partenaire russe, sur fond de grosses divergences syriennes, confirme sa volonté de relancer l’idée d’une plate-forme de dialogue et de médiation « alternative » aux desseins transcausiens de Moscou.

Du côté de Téhéran, frontalier tant de l’Arménie, de l’Azerbaidjan que de trois des sept districts adjacents les cinq qui composent le Karabakh « historique » et géographique, c’est à l’aune de l’Accord sur le nucléaire, scellé en juillet 2015, que Bakou et Téhéran se sont rapprochés, au point que pas moins de sept rencontres en trois ans entre les deux Présidents en atteste. Téhéran rappelle, à qui veux bien l’entendre, sa disponibilité à servir de médiateur…

Il y a, enfin, à défaut d’une position claire de l’UE, partagée entre stricte neutralité, voire désintérêt et approches divergentes, quant à la reconnaissance de la souveraineté territoriale et du recours à l’autodétermination. Il y aurait, pourtant, de nombreux modèles d’autonomies qui fonctionnent en Europe (Sud-Tyrol/Haut-Adige, Irlande du Nord, les îles suédoises d’Aland…) qui pourraient servir de modélisation dans le cadre d’une décentralisation-déconcentration plus poussée, que Bakou a mis sur la table des négociations.

Le rôle potentiel de la diplomatie française et européenne

La récente offre allemande qui, à travers un plan de paix inédit en sept points, vise à renforcer et à étendre les missions du groupe de Minsk, conforte l’idée selon laquelle le schéma actuel de négociations, (basé sur un « statu quo » que les deux présidents Alyev et Sargsyan s’entendent à remettre en cause) n’est plus tenable. Parmi les pierres d’achoppements, demeure celle de l’association ou de la séparation des négociations autour des sept Districts occupés par les forces arméniennes, qui enchâssent, de facto, ce qui constituait l’ancien Oblast autonome du Nagorno-Karabagh (AONK, devenu en 1937, le NKAO). Cet Oblast, avait été, rattaché à la République soviétique d’Azerbaidjan, dès 1924.

La bonne volonté du côté arménien impliquerait, en effet, que ce geste en direction de Bakou, amenant au retour dans le giron azéri de ces territoires et de leurs populations, désormais dispersés dans toute l’Azerbaidjan, puisse être la première « mesure de confiance » gageant la perspective d’un règlement pacifique et diplomatique durable, plutôt que la reprise d’une confrontation armée à laquelle le renforcement des budgets militaires, de part et d’autre, semblent répondre en écho. Hélas, les Arméniens refusent toujours de dissocier négociations sur le Haut-Karabakh et les sept districts, qui servent, en réalité, de zone tampon aux forces armées arméniennes qui y sont installés.

Gageons que c’est ce discours pragmatique et réalisable « aisément », que le Ministre français des Affaires étrangères, Jean-Marc Ayault a tenu à faire valoir à son homologue arménien, Edward Nalbandian (de passage à Paris le 27 octobre dernier). Rien ne semble pourtant indiquer que ce fut le cas !

Ce serait d’autant plus regrettable que la diplomatie traditionnellement médiatrice et reconciliatrice de la France aurait tout à gagner à re-fédérer les parties au conflit, sur fond de défiance subie entre Paris et Moscou, profitant de la léthargie américaine, en matière de politique étrangère, eu égard aux dernières élections. Le temps est donc compté pour François Hollande, s’il veut « imprimer » son leadership sur cette question.

Une nouvelle conférence, à Paris, réunissant un Groupe de Minsk « élargi » à l’Allemagne, à la Grande Bretagne – qui va sans doute redécouvrir les vertus de la diplomatie nationale -, à la Turquie et à l’Iran permettrait de sortir de cette étrange et intenable position du « ni guerre, ni paix », ou comme le dirait Marc Bloch, de cette « étrange défaite ».

Emmanuel DUPUY,

Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)