Roger Fauroux : « Vive l’individualisme ! »

Roger Fauroux

Ancien Ministre du Gouvernement Rocard, ancien Président du groupe Saint-Gobain, ancien Maire (de la ville de Saint-Giron dans l’Ariège), les engagements de Roger Fauroux ont été nombreux et importants. Aujourd’hui retiré des affaires publiques, il observe la vie politique française et l’évolution de notre société et livre à la Revue Civique ses réflexions sur la notion de fraternité, l’individualisme – à concevoir aussi, dit-il, comme une liberté à défendre contre toute oppression – et les nouveaux mouvements de solidarité qui, malgré les replis actuels, traversent la société et le monde : « Aujourd’hui, il n’est pas sur la Terre un lieu de malheur, où de jeunes volontaires ne se portent pour secourir les plus démunis ». Entretien.

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La REVUE CIVIQUE : Pour favoriser le « vivre ensemble » en France – vaste programme dans un pays aujourd’hui traversé par tant de tensions, de défiances et de pessimisme ! – la valeur de « Fraternité », troisième terme de notre devise nationale, ne doit-elle pas être fortement promue ?
Roger FAUROUX : Soyons prudents dans l’usage des grands mots car ils ont toute une histoire. En ces temps de commémoration d’une victoire, on a beaucoup parlé de « fraternité des tranchées » pour en masquer les horreurs. A contrario, moi qui ne suis plus tout jeune, j’ai encore dans l’oreille la voix chevrotante d’un vieux Maréchal qui exhortait les Français à je ne sais quel compagnonnage « fraternel ». Et l’individualisme comptait parmi les erreurs « qui nous avaient fait tant de mal ». Pour moi, n’en déplaise aux esprits chagrins, l’individualisme est une conquête majeure, celle de l’individu libre contre toute oppression.

Pourtant le terme « Fraternité » est bien l’une des valeurs de la devise républicaine ?
Il fallait, pour resserrer les rangs, un contrepoids au mot Liberté. La Bastille une fois démolie, nous avions besoin d’un thème mobilisateur pour galvaniser les citoyens transformés en soldats.
Chantons la Marseillaise de bon cœur, mais oublions la rhétorique guerrière qui se cache derrière la musique. Pour me résumer, j’inscrirais volontiers aux frontons de nos Mairies « Liberté, Egalité, Solidarité », c’est moins sonore mais mieux équilibré et cela répond à la réalité d’un peuple libre de tout embrigadement et conscient des liens qui l’unissent au reste du monde.

« Libération brutale
des contraintes »

Mais comment expliquez-vous la montée de l’individualisme, au sens commun du terme, ces dernières années ?
Notre pays est en paix depuis 1962, la fin de la guerre d’Algérie, un demi-siècle sans guerre, c’est du jamais vu dans l’histoire de France et aujourd’hui, avec l’abolition de la conscription par Jacques Chirac, les moins de trente ans n’ont jamais porté les armes : ils ne connaissent pas leur chance, même si quelques ronchonneurs regrettent les vertus supposées de la vie de caserne. La paix est créatrice de bonheur.

Ce qui n’est pas contestable, c’est qu’une libération brutale des contraintes subies pendant des générations a ses contreparties : les jeunes ont peur des engagements de longue durée. Dans la vie professionnelle, l’attachement à l’entreprise tel que l’ont connu leurs prédécesseurs a vécu : eux changent de travail au gré de leurs caprices et des opportunités. Est-ce bien, est-ce mal ? L’histoire ne l’a pas encore dit.
Que dire du mariage, considéré jadis comme le ciment des sociétés ? Les jeunes en font peu de cas, ils fondent des familles, ont des enfants, ce qui dénote une confiance dans l’avenir que n’ont pas leurs voisins, mais ils se marient tard ou pas du tout.

Y-a-t-il une face négative à l’individualisme ?
Le diable, c’est bien connu, a beau jeu de tourner les vertus en leur contraire. L’individualisme, qui correspond fondamentalement à une volonté d’être soi-même, peut se développer en égoïsme et repli sur soi.

Notons tout d’abord que nos jeunes ne sont jamais seuls : l’électronique aidant, ils vivent en réseau permanent, ils échangent en temps réel, par-delà les distances et parfois les frontières, des réflexions, des informations, des signes d’amitié ou seulement de vie. Bref, ils ont inventé une forme de vivre ensemble, parfois exaspérante pour leurs aînés, mais qui constitue un mode inédit de vie communautaire.

« Une conquête inestimable
de la modernité »

À un autre niveau, je suis personnellement très frappé par le développement contemporain du mouvement associatif et en particulier des ONG, une invention absolue par rapport au passé. Il n’y avait pas d’ONG à Verdun, ni à Stalingrad, la Croix Rouge peut-être, et encore. Aujourd’hui, il n’est pas sur la Terre un lieu de malheur où de jeunes volontaires ne se portent pour secourir les plus démunis, et ajouterai-je, des journalistes qui, à leurs risques et périls, se rendent sur les lieux des drames. La transparence des sociétés modernes, si incommode qu’elle soit pour les gouvernants, est une conquête inestimable de la modernité.
Malgré ces tendances positives de la société et l’absence de guerre depuis plusieurs générations, comment expliquez-vous le pessimisme français ?
Nous avons appris à l’école que depuis l’Antiquité toutes les époques ont eu leurs prophètes de malheur. Les Français d’aujourd’hui ne font pas exception. Notons seulement que beaucoup mieux instruits que leurs prédécesseurs, ils refusent de prendre les vessies pour des lanternes et de faire confiance à ceux qui leur annoncent que demain on rasera gratis.

« L’ ouragan permanent
des sondages »

Mais aujourd’hui, il existe à l’évidence une raison concrète au pessimisme : c’est la crise. Comment demander d’être optimistes à des jeunes qui cherchent désespérément un emploi, même si, grâce en soit rendue à notre social-démocratie, ils disposent de filets de sécurité comme n’en ont jamais connu les époques précédentes.

Reconnaissons aussi que les médias en rajoutent dans le catastrophisme : les journaux télévisés de 20 heures jettent chaque soir l’effroi dans les chaumières, comme si leurs habitants n’étaient pas depuis longtemps blasés.

Comment faire aujourd’hui pour éclaircir l’horizon ? Quels conseils auriez-vous à donner à nos politiques ?
Le seul conseil que je leur donnerai, et qu’ils n’écouteront pas, est de ne pas en faire trop. La société est devenue si complexe, si nouvelle, si diverse que les hommes politiques, quelle que soit leur bonne volonté, peinent à en déchiffrer les requêtes et encore plus à y répondre.

Notre système politique, la République 5ème du nom, s’est constituée à une époque où la France était Gaullienne, c’est-à-dire à peu près unie (les guerres n’ont pas leur pareille pour unifier les peuples) derrière un chef charismatique et partie prenante d’un monde occidental parfaitement assuré de son destin.

L’unification progressive du monde, dans laquelle l’Union Européenne essaie tant bien que mal de jouer sa partie, a chamboulé l’ordre établi. Comment nos concitoyens, qui ont une longue tradition d’attachement à la chose publique, ne se sentiraient-ils pas désorientés, face d’un côté à une administration débordée par la multiplicité des requêtes des citoyens et, d’autre part, un exécutif surmené, mondialisé à l’extrême (calculez le nombre de kms parcourus chaque mois par notre Président) et malmené en permanence par l’ouragan des sondages. Quant aux parlementaires, asservis à la majorité du moment, ils ne jouent plus guère leur rôle traditionnel d’intermédiaires sociaux.

« Cultivons notre jardin européen »

Nos voisins allemands, qui dans le passé avaient il est vrai beaucoup donné dans l’excès inverse, ont adopté un système politique plus souple puisque la concurrence des partis, inhérente à la démocratie, n’est pas un obstacle à la fonction des coalitions, impossible dans notre système bipolaire qui fonctionne par à-coups, voire à-coups d’invectives.
Nous vivons une période de transition et celle-ci, comme celles qui l’ont précédée, n’est pas facile à vivre. Nul ne sait combien de temps celle-ci durera et quand elle marquera une pause (Jacques Le Goff, dans le dernier livre qu’il a écrit, prolonge la Renaissance pendant deux siècles, jusqu’au Siècle des Lumières et à la Révolution).

En attendant, cultivons notre jardin européen, encore largement en friche, et gardons-nous, à la manière de nos prédécesseurs, de commencer par l’entourer d’une clôture.

Propos recueillis par Georges LÉONARD