Raphaël Enthoven: « la tyrannie douce », «pathologie des démocraties»

Dans cet entretien, reprenant les analyses de Tocqueville sur « la tyrannie de la majorité », le philosophe Raphaël Enthoven évoque le mal démocratique actuel, forme de tyrannie douce « de la norme érigée par l’opinion publique dominante » : « elle ne culmine pas avec le retour de la force ou de la coercition, elle s’impose par la suggestion, par une contrainte qui ne dit pas son nom » observe-t-il. «C ’est la pathologie des démocraties par excellence, c’est le danger sur lequel on a à réfléchir » ajoute Raphaël Enthoven, qui prend l’exemple du tabac : « Ma liberté n’est pas entamée par l’interdiction d’enfumer mon voisin, mais elle l’est quand la loi s’évertue à me convaincre de ce que je sais déjà : fumer nuit gravement à la santé. On est moins libre dans un monde où il est interdit de se nuire ». Entretien à contre-courant du conformisme normatif.

………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………

 -La Revue Civique : dans les sociétés démocratiques comme la nôtre, à force d’accumulation de normes en tous genres, lois ou règlements, n’y a-t-il pas un risque de déséquilibre entre le libre arbitre de chacun et la norme qui s’impose à tous ?

-Raphaël Enthoven : ça dépend. Une loi qui ne permet pas au renard de faire ce qu’il veut dans le poulailler n’est pas liberticide… Cela dit, l’une des singularités (sinon la plus intéressante) de la pensée de Tocqueville, c’est l’intuition que l’Etat et l’individu ne sont pas nécessairement adversaires mais se tiennent parfois la main : « toujours plus d’Etat, dit-il, toujours plus d’individu, l’un ne décroîtra pas sans que l’autre recule. »

 -Il y a un rapport de forces néanmoins ?

– Oui, mais on aurait tort de le réduire à l’affrontement classique du sujet souverain et du monstre froid étatique car, aux yeux de Tocqueville (pour le dire trop vite) le désastreux égoïsme individuel est le dommage collatéral d’une souhaitable égalité des droits.

-Alors qu’on associe davantage l’égoïsme à la liberté individuelle…

Tocqueville est un libéral critique, qui redoute comme une peste moderne l’atomisation ou la parcellisation du tissu social en individualités closes sur elles-mêmes et retranchées derrière l’affirmation “c’est mon droit”. Tocqueville est un libéral antique, un libéral à la Grec, qui n’a pas renoncé à la conviction que la liberté implique aussi la liberté politique, c’est-à-dire l’engagement dans la Cité, notamment sous la forme associative. Et que ne pas s’engager (au nom du fait que la démocratie nous donne le droit de sacrifier l’intérêt du monde à celui de notre vie) revient à permettre, malgré soi, le retour de la tyrannie, que cette tyrannie soit objective, ou qu’elle prenne la forme d’une tyrannie de la majorité, c’est-à-dire de la norme érigée par l’opinion publique dominante.

« Un totalitarisme doux, convenable »

-Quelle forme peut prendre cette « tyrannie de la majorité » ?

– Elle a pour singularité de ne pas être identifiable à un ennemi en particulier. C’est le paradoxe de la tyrannie de la majorité : la coercition (et l’adversité qu’elle éveille) n’est pas son point fort, elle s’impose par la suggestion, par une contrainte qui ne dit pas son nom. « Sous le gouvernement absolu d’un seul, écrit Tocqueville, le despotisme, pour arriver à l’âme, frappait grossièrement le corps. Et l’âme, pour échapper à ses coups, s’élevait glorieuse au-dessus de lui. Mais dans les Républiques démocratiques, ce n’est point ainsi que procèdent la tyrannie. Elle laisse le corps et va droit à l’âme. Le Maître n’y dit plus : vous pensez comme moi ou vous mourrez. Il dit : vous êtes libre de ne point penser comme moi. Votre vie vaut bien tous vos restes mais de ce jour vous êtes un étranger parmi nous. Vous garderez vos privilèges à la cité mais ils vous deviendront inutiles (…) je vous laisse la vie, mais je vous la laisse pire que la mort ». Autrement dit, vous êtes libre de faire ce que vous voulez, mais si vous ne vous conduisez pas conformément à la doxa collective, vous serez regardé comme on regarde une femme enceinte qui fume à un arrêt de bus… Il y a là une intuition fabuleuse : l’individualisme outrancier, loin d’être l’ennemi du despotisme, est, à l’inverse, à la fois grégaire et manipulable, à condition que ceux qui tirent les ficelles le confortent dans l’illusion qu’il est l’auteur de ses propres choix. Le totalitarisme n’est pas toujours agressif. La stratégie du despotisme démocratique est d’être doux, suggestif, hébétant…

-Normatif ?

Oui, c’est le mot. A la façon dont une foule est une entité spontanément morale. Son signe distinctif est d’exclure les déviances, de récuser les opinions dissonantes.

 -Est-ce le danger des démocraties d’aujourd’hui ?

– Il me semble. Je ne crois pas au retour (en France) d’une tyrannie objective, personne ne veut d’un tyran aujourd’hui. En revanche, par exemple, les libertés que nous défendons jalousement sont rongées de l’intérieur soit par la désertion de l’espace public, soit par l’érection du convenable en norme implicite, soit par tous les artifices incitatifs (les « nudges » ou « management par le coup de pouce ») dont l’omniprésence repose sur la découverte que l’homme démocratique veut bien obéir… à condition de ne pas recevoir d’ordre, et qui transforment les individus en moutons qui s’ignorent.

-La revendication de liberté qui devient grégarisme et conformisme, d’où vient ce paradoxe ?

– Du fait qu’en démocratie, le conformisme est de se vivre comme unique, sinon singulier. Çe qui a produit des foules de gens qui ont tous en commun de se croire seuls de leur camp. Spinoza explique que l’illusion du libre arbitre provient de l’ignorance des causes réelles qui nous font agir. Il pense qu’il y a plus de liberté dans le fait de savoir que nous ne sommes pas libres que dans le fait de revendiquer une liberté qu’en réalité nous n’avons pas. Nul n’est en effet plus manipulable celui qui se pique d’être à l’origine de toutes ses actions et de penser qu’il agit librement.

-Dans nos sociétés modernes, le principe d’interdiction, qui s’est beaucoup répandu sous couvert de bonnes intentions, par exemple en matière d’Environnement ou de Santé publique, ne finit-il pas par miner le libre arbitre de chacun ?

-Cela dépend de la nature de l’interdit. Quand il repose sur la nécessité d’assurer la coexistence des individus, il est légitime. Quand une disposition interdit à mon voisin de me marcher sur les pieds, et inversement, elle est garantie de liberté. Mais quand l’interdit s’en prend, non pas aux conditions de la coexistence mais, par exemple, à la liberté de se nuire à soi-même (et d’en assumer les conséquences), on entre alors dans une normativité toxique.

« Liberté menacée par une loi qui fait la morale »

 Prenons l’exemple simple du tabac. Interdire la consommation de cigarettes dans une salle close, dans un bureau par exemple, est une mesure de santé publique. En revanche, interdire de fumer dans un espace ouvert, comme dans un parc ou parquer les fumeurs à l’intérieur de cages putrides comme on le voit dans les aéroports, c’est un déni de la liberté et ce, au nom du Bien ! La loi n’est plus l’émissaire du droit, mais l’expression d’une certaine idée de ce qu’il faudrait faire. Et d’une méconnaissance du fait que l’humanité de l’homme tient aussi à sa « carcasse de nuit » (Foucault), à la capacité de se soumettre à son vice et de se nuire en connaissance de cause. Ma liberté n’est pas entamée par l’interdiction d’enfumer mon voisin, mais elle l’est quand la loi s’évertue à me convaincre de ce que je sais déjà : fumer nuit gravement à la santé. M’est avis qu’on est moins libre dans un monde où il est interdit de se nuire.

-Les sociétés modernes cherchent à évacuer le risque…

– Rien n’est plus dangereux que cet hygiénisme sécuritaire. L’exemple du copilote Andreas Lubitz est instructif, hélas. Pour éviter le risque d’un nouveau 11 septembre, on a permis aux pilotes de s’enfermer dans leur cockpit. C’est en voulant échapper au risque, qu’on a crée le risque. L’idée même d’un risque zéro est une utopie naissante dont les méfaits se font sentir chaque fois que le droit s’incline devant la morale. Les méfaits de cette utopie sont immédiatement palpables. Et quand le risque, inévitablement, reprend ses droits, l’individu qui croyait (parce qu’on lui avait dit) que la loi allait l’en préserver, se voit affolé, démuni et a le sentiment, à bon droit, d’avoir été floué. De tous les deuils que la démocratie doit faire pour passer à l’âge adulte, le premier, peut-être – avant le deuil d’une vérité absolue ou d’une solution définitive – est le deuil du risque zéro.

– Le paradoxe est aussi que ce deuil peut conduire à la confiance ?

– Renoncer à l’absolu est toujours un gain. C’est comme remplacer une certitude par un doute. Il faut beaucoup de force pour cela. Et beaucoup de bienveillance envers soi-même. Quel est l’enjeu ? De trouver paradoxalement dans le sentiment que la vie est absurde l’énergie de se retrousser les manches et de ne pas céder à la tristesse un pouce de terrain. De voir dans le fait que tout va mal l’occasion de faire ce qu’on peut. De perdre la guerre, certes, mais en gagnant toutes les batailles…