Pascal Perrineau : un monde en lisières…

Pascal Perrineau

C’est l’un des romans les plus remarqués de la dernière rentrée : « Les Lisières », d’Olivier Adam (Flammarion). L’histoire d’un écrivain à succès, en plein divorce, parti vivre en Bretagne mais obligé de retourner en banlieue parisienne, pour aider son vieux père et sa mère hospitalisée. Un livre sur la séparation, la dépression, la vieillesse mais aussi sur la France ou, plus exactement, sur ces trois « France » qui ne dialoguent plus : la France urbaine, la France rurale et, entre les deux, la France « rur-baine », cette nouvelle France des banlieues périphériques. Éminent politologue, qui considère depuis longtemps que la France se découpe moins en « classes sociales » qu’en « territoires », Pascal Perrineau est l’auteur du « Choix de Marianne » (Fayard), dans lequel il a théorisé ces nouvelles fractures hexagonales. Il répond aux questions d’Émilie Aubry et nous livre un point de vue éclairant sur ce roman, reflets de problèmes très actuels.

La REVUE CIVIQUE : Pascal Perrineau, si vous deviez nous résumer le roman d’Olivier Adam, « Les Lisières »
Pascal PERRINEAU :
Le roman d’Olivier Adam nous parle d’un homme, Paul Steiner, qui a du mal à trouver sa place et voyage aux lisières de sa vie à la recherche d’un ancrage et d’un sens. Aujourd’hui nombreux sont les Français qui « flottent » entre des territoires qui ne sont plus des repères mais des espaces de transit, de consommation, de reproduction de la force de travail et même parfois de véritables « non-lieux »… Les appartenances territoriales se sont diluées : le territoire de sa naissance, celui de son enfance, celui de l’entrée dans l’âge adulte, celui de sa résidence, celui de son travail… Les villes se diffusent en perdant leur urbanité, les campagnes s’urbanisent en abandonnant leur rapport à la « mère Nature ». Une France des mobilités, une France déterritorialisée prennent la place d’une France des ancrages territoriaux et des « terroirs ». De nouvelles lignes de fracture, de nouvelles frontières apparaissent entre l’urbain, le périurbain et le « rurbain ». Paul Steiner passe en tous sens ces frontières qui recoupent différents âges et expériences de sa vie sans trouver repos, ni ancrage ; si ce n’est dans le territoire choisi de cette commune de bord de mer où il a tenté de faire famille, puis dans ce bord extrême du nord du Japon, où il s’enfuit à la fin du livre. La dernière phrase du roman est la suivante : « Il était plus que temps de partir ». Nombre d’hommes contemporains sont plus des hommes de départ et de partance que des hommes d’enracinement. Les territoires ne sont plus porteurs d’identités stables et fortes, des stratégies de fuite et de mobilité se mettent en place. Paul Steiner en est l’archétype.

Un sentiment d’étrangeté

Dans le roman, il y a cet impossible dialogue entre le père, resté en banlieue, et le fils devenu écrivain à Paris. Le narrateur est lui-même très lucide sur ces différents univers, ces différents modes de vie, niveaux de vie qui désormais faussent la possibilité même d’une compréhension. Voilà par exemple ce qu’il décrit du « Paris des bobos » :

« Un monde d’appartements clairs, poutres apparentes, moulures, parquets, miroirs, cheminées, un monde où l’on prenait l’avion et le train, faisait des voyages, partait en week-end, louait des maisons, où l’on tapait son code de carte bleue sans frémir, où l’on déjeunait et dinait au restaurant plus souvent qu’une fois l’an »…

Oui, entre le père et le fils s’opposent des territoires mais aussi des trajectoires sociales, des voisinages, des pratiques culturelles… La distance entre ces deux univers est telle qu’un sentiment d’étrangeté s’empare de celui qui, comme Paul Steiner, s’échappe de la première France, celle des périphéries, pour rejoindre la France de la centralité urbaine et des bobos. L’étrangeté est telle qu’il se sent mal partout : dans la France d’où il vient, et dans la France où il vit. D’où cette tentation permanente de fuir, de passer les frontières, de franchir les lisières, d’aller au bout des terres près de la mer ou au bout du monde, là où le soleil se lève.

Effectivement, le narrateur a fui Paris pour la Bretagne, cette « région-refuge » dont il parle si bien :

« j’ai regardé autour de moi et j’ai soudain eu la certitude d’être rentré chez moi, dans ce pays, Finistère, où nous étions quelques uns à nous réfugier et à tenter de nous maintenir en vie en nous offrant aux éléments, au ciel, aux vagues et au granit, aux mouvements des nuages et des marées, à mener une vie vouée aux falaises et aux miroitements de l’eau, aux étendues sableuses, une vie fondue au paysage, à n’être plus que surface sensible, accueil, perception ».

Oui, et en même temps, dans la vie pratique, de tels itinéraires de fuite et d’errance sont l’exception. Beaucoup d’hommes et de femmes s’enkystent dans des territoires géographiquement proches mais culturellement très lointains. Le « bobo » parisien habitant Rive gauche est plus proche culturellement du « bobo » berlinois ou londonien que du prolétaire de Seine-Saint-Denis ou du Val-d’Oise, qui habite pourtant à quelques kilomètres de chez lui. Proximité géographique et distance sociale et culturelle vont de pair. Nous sommes au cœur des nouvelles fractures françaises.

Banlieue fragmentée

Enfin, donc, un roman sur ces « nouvelles fractures françaises », et enfin une approche « littéraire » de la banlieue. Exemple :

« ici comme dans les villes alentours, cohabitaient désormais les classes populaires, historiquement banlieusardes, et les nouveaux déclassés géographiques. Paris n’en finissait plus de repousser les classes moyennes hors de ses murs, même la petite bourgeoisie ne s’en sortait plus. Ces derniers se consolaient comme ils pouvaient une fois en banlieue, invoquaient les berges de la Seine ou la forêt toute proche, un vague air de campagne dans certains coins de la ville, encore fallait-il n’être pas trop exigeant, dès qu’on parlait de nature… »

Comment le politologue que vous êtes lit ce passage « littéraire » sur ces nouvelles « périphéries hexagonales » ?
L’espace périurbain se segmente entre vieux quartiers ouvriers, quartiers à dominante communautaire, quartiers en voie de paupérisation et désintégration, quartiers de couches moyennes fuyant une centralité urbaine hors de prix, quartiers de missionnaires bobos… La banlieue qui pouvait faire lien, lien social et lien politique – banlieue ouvrière, banlieue rouge… – est en voie de fragmentation à l’image de ces espaces de développement périurbain marqués par les bretelles d’autoroute, les friches industrielles, les équipements publics, les chantiers, les implantations de bureaux, les logements dégradés et les opérations de promotion immobilière pour « cols blancs ». Tout cela ne fait pas melting-pot et cette France des périphéries traduit ce malaise aussi dans les urnes : abstentions, votes lepénistes…

Les responsables politiques sont-ils lucides sur ces nouvelles « frontières et fractures hexagonales » ?
Comme souvent, la classe politique jette sur les Frances d’aujourd’hui un regard qui parfois peut dater. La recomposition des territoires, des groupes sociaux, des sentiments d’appartenance est parfois difficile à saisir. Une « invisibilité » sociale est à l’œuvre. Les banlieusards, les habitants du pavillonnaire, les employés délocalisés, les salariés démotivés, les individus déclassés… Tout un monde social invisible tente d’accéder à la parole sociale et politique. Olivier Adam leur donne, d’une certaine manière, un droit à la parole romanesque. L’écriture romanesque est parfois plus apte que l’écriture des sciences sociales à décrire cet entrelacs d’inégalités et de différences qui ont trait au lieu de résidence, aux conditions de travail, à la santé, à la couleur de la peau.

Catégories d’hier

On s’éloigne des catégories sociales classiques et canoniques qui nous permettaient de décrire le monde social (les classes, la ville et la campagne, le public et le privé) pour rentrer dans un monde qui appelle des catégories neuves pour penser la société qui s’invente. Ce travail est d’autant plus difficile que nombre d’hommes et de femmes politiques ne sont pas originaires de ces territoires périphériques, de ces « lisières » sociales et n’en ont que peu d’expérience. Les réalités d’aujourd’hui sont alors souvent pensées avec des catégories d’hier. Il y a, là, une des racines de la crise de la représentation politique qui, tout simplement, a des difficultés à se représenter la France telle qu’elle est.

Au fond, quel est le message politique d’un tel livre ?
Ce livre est un livre sur la recherche à tout prix de ce qui fait lien dans la vie d’un individu et d’une société où l’affectio societatis est grippé. Au-delà de l’incommunicabilité qui semble frapper les personnages du roman et la difficulté qu’ils ont à franchir les frontières intérieures qui sont en eux et les frontières extérieures qui séparent les territoires sur lesquels ils vivent, il y a un éloge de la mobilité, de la recherche éperdue de sa place et du maintien d’un dialogue certes difficile avec ce qu’il y a d’étranger en soi, d’étranger chez les autres, même s’ils sont vos proches. L’exploration de ces « lisières » de soi-même et des autres marque cette société de liberté, de mobilité, de désappartenance et de désenchantement du monde qui est si caractéristique de notre modernité. Les itinéraires ne sont plus « écrits », intangibles, tournés vers la reproduction de l’éternel hier, ils sont inventés, bricolés, fragiles, innovants.

Propos recueillis par Émilie AUBRY
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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