Pascal Perrineau : les ressorts d’un « mal français »

Pascal Perrineau

Le Directeur du CEVIPOF (centre d’études de la vie politique) analyse les raisons profondes qui limitent, depuis longtemps, la «culture de la réforme» en France et qui alimentent à la fois le pessimisme français et une forte «défiance politique». Extraits de ce texte de Pascal Perrineau, publié par la revue Le Débat, qui donne d’utiles clés d’explications, historiques et culturelles, pour comprendre la situation tendue dans laquelle se trouve aujourd’hui l’opinion française.

Un diffus sentiment d’impuissance et de pessimisme caractérise l’opinion française (1), sentiment qui se nourrit de la nostalgie de la «puissance d’antan». Ce pessimisme, plus prononcé dans notre pays que dans tout autre du monde occidental, est sans doute une des étapes du «travail de deuil» que les Français doivent faire vis-à-vis de cet «être cher et exceptionnel» qu’était la France «grande puissance». Tout comme la mélancolie accompagne parfois le deuil au plan individuel, le pessimisme va de pair avec la perte du statut de «grande puissance». Il y a là un des ressorts fondamentaux du pessimisme franco-français, qui peut nourrir d’ailleurs les nostalgiques de « l’éternel retour » (2)  dont le Front national est un producteur prolixe. Pour reprendre les catégories de Mircea Eliade, il y a en chacun de nous un homme archaïque, qui refuse «son histoire» et pour qui le temps est celui du mythe d’un «âge d’or» perdu, et un homme moderne qui accepte l’histoire nouvelle. En France, le premier homme fait de l’ombre au second (…)

La culture révolutionnaire. Une deuxième nostalgie taraude l’esprit national. C’est celle de la culture révolutionnaire ou de ce que François Furet appelait la « passion révolutionnaire » qui trouve sa matrice dans la Révolution française et fonde une vraie « culture politique inséparable de la démocratie, et comme elle inépuisable, sans point d’arrêt légal ou constitutionnel : nourrie par la passion de l’égalité, par définition insatisfaite ». Cette passion révolutionnaire entraîne une « haine de soi » et développe « cette capacité infinie à produire des enfants et des hommes qui détestent le régime social et politique dans lequel ils sont nés, haïssant l’air qu’ils respirent, alors qu’ils en vivent et qu’ils n’en ont pas connu d’autre » (3) (…)
Le très fort potentiel protestataire qui caractérise l’opinion publique française, particulièrement à gauche, est un témoin du legs de cette culture révolutionnaire. Par exemple, en décembre 2010, 50% des personnes interrogées déclarent qu’elles « sont prêtes, en ce moment, à participer à une manifestation pour défendre leurs idées », elles sont 95% chez celles qui se situent très à gauche, 67% à gauche mais aussi 46% à l’extrême droite et 35% à droite (4).

Cette imprégnation d’une culture de protestation radicale est d’autant plus profonde qu’elle est entretenue par « l’attraction exercée par la prétendue nécessaire et salutaire utopie : soit le rêve en politique, le refus de dépendre, pour reprendre une formule devenue lieu commun à force d’être répétée, des performances du CAC 40 ou du Dow Jones» (5). Cette implantation pérenne d’une « culture révolutionnaire » engendre ainsi une déception structurelle et permanente qui contribue à éclairer l’ampleur du pessimisme français et entretient cette croyance excessive et naïve des Français que l’action politique peut bouleverser leur existence collective. Guy Hermet parle de « cette foi récurrente en la capacité d’un dirigeant, d’un parti ou de la gauche en particulier à changer la vie, ainsi que l’avait promis François Mitterrand en bon prêtre de cette religion de la crédulité citoyenne » (6).

L’impossible culture de la réforme. Cette culture révolutionnaire va de pair avec une réticence assez forte du nombre de Français vis-à-vis de la culture de la réforme. Dans son ouvrage fameux sur la « société bloquée », Michel Crozier revenait sur les grandes caractéristiques du système bureaucratique à la française hérité d’une longue histoire de centralisation étatique et d’un système de pouvoir autoritaire et concentré (7). Ce système marqué par la centralisation extrême des décisions, la distance entre les instances hiérarchiques, la faiblesse des processus de participation et de consultation, la passivité et la résistance des échelons inférieurs et l’incapacité à s’adapter aux demandes sociales a entraîné un blocage de l’Etat et de la société, et un retard par rapport au changement de l’environnement post-industriel. Même si cela n’a pas empêché la réalisation de réformes, celles-ci ont été éclatées, non délibérées, sans visibilité d’ensemble et non-assumées. La puissance publique a le plus souvent préféré présenter les réformes comme étant imposées par le contexte international ou bien par les directives européennes (8). La réforme reste en France souvent « honteuse », présentée comme une contrainte plus que comme un choix.

La tétanie du « modèle français ». Cette rigidité française devant l’adaptation au nouvel ordre du monde est particulièrement sensible dans le défi que la mondialisation lance au « modèle français ». La première mondialisation des années 1849-1914 avait vu se mettre en place un espace mondial des échanges de matières premières, de productions agricoles et industrielles qui avaient porté les révolutions industrielles des grandes puissances impériales parmi lesquelles figuraient la Grande-Bretagne et la France. La deuxième mondialisation qui s’épanouit pleinement à partir de 1989 voit le centre de gravité du monde migrer vers les pays émergents. Dans cette lente dérive du centre du monde, la France et les Français se sentent marginalisés et craignent de plus en plus l’ouverture aux grands vents du dehors. Dans l’enquête réalisée par le CEVIPOF en décembre 2010, une majorité de personnes interrogées (40%) estiment que « la France doit se protéger davantage du monde d’aujourd’hui », 27% considèrent quelle « doit s’ouvrir d’avantage au monde d’aujourd’hui », 32% choisissent « ni l’un, ni l’autre » (9). La demande de protection renforcée, et même de fermeture, est majoritaires chez les ouvriers (55%), chez les personnes en bas de l’échelle des diplômes (54%) et les électeurs lepénistes (79%). Ce monde globalisé d’aujourd’hui qui est rejeté ressemble de moins en moins à la France et à son « modèle ».

Cette dysharmonie entre le visage du monde et celui de la France est particulièrement difficile à vivre dans un pays à vocation universaliste qui avait pris l’habitude d’imaginer, comme le disait le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre, «la France [comme] réellement elle-même qu’au premier rang ». Le malaise français et le pessimisme qui l’accompagne ont quelque chose à voir avec la difficulté de l’universalisme français à trouver sa place dans une position dominée au sein d’un monde globalisé. L’universalisme américain, même contesté, reste dans une position dominante et n’est donc pas atteint du même « vague à l’âme » que l’universalisme français (…)

La défiance politique. Ces doutes et ces inquiétudes françaises, qui s’installent tôt dans les consciences, s’inscrivent dans un mouvement plus large de défiance politique et de montée du cynisme politique. La France connaît, comme bien d’autres démocraties, un profond mouvement de « déficit politique » (10). Cette crise est cependant plus amplifiée qu’ailleurs dans la mesure où la déception est à la hauteur de l’investissement que les Français avaient pu faire dans la politique lorsqu’ils étaient nombreux à croire qu’elle pouvait changer la face du monde. Dans les années 1960 et 1970, les électeurs de droite comme de gauche avaient foi en une politique dont la « geste nationale gaullienne » émouvait les premiers et dont la version « utopique-alternative » mobilisait les seconds. Ces deux cosmogonies de l’univers politique français se sont déréglées, puis effondrées. Pourquoi ?

La globalisation économique, la tertiarisation de la société et la laïcisation du politique ont rendus caducs le rêve gaullien comme l’utopie socialiste. Le vieux clivage entre la gauche et la droite qui organisait la perception de la vie publique est considéré comme usé : en décembre 2010, 56% des personnes interrogées déclarent « n’avoir confiance ni dans la droite ni dans la gauche pour gouverner le pays » dans les prochaines années. Dans certains milieux, ce sentiment est ultradominant : 65% des femmes, 72% des 25-34 ans, 68% des employés, 71% des ouvriers, 73% des chômeurs pensent de même (11) (…)
Dans le passé, il y avait une polarisation de classe qui opposait la classe ouvrière et ses alliés à la bourgeoisie et ses relais. Cette polarisation a laissé place aujourd’hui à un paysage en demi-teinte où les sentiments d’appartenance de classe se sont étiolés et où la bipolarité sociale est entrée en crise sous l’effet de la montée de l’affirmation d’un immense « groupe central » de couches moyennes salariées. Cet affaissement des substrats qui donnaient vie et sens à l’affrontement politique a laissé en déshérence toute une partie de la population qui sait très bien ce qu’elle a abandonné, mais ne devine que très confusément les nouvelles lignes de force du débat politique. Cette crise du politique, engendre un profond sentiment de perte des repères et un pessimisme non seulement de l’intelligence des choses mais aussi de la volonté.

La campagne présidentielle de 2006-2007 qui se déroulait peu ou prou dans le même contexte de pessimisme profond avait su réintroduire de l’espoir et de la confiance. Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et François Bayrou qui incarnaient, chacun à leur manière, une rupture générationnelle et politique, avaient, en partie, retissé un lien de confiance et un intérêt qui s’était traduit par une participation électorale élevée (84%) et une relative faiblesse des candidats de la protestation (10,4% pour Jean-Marie Le Pen et 5,8% pour les trois candidats d’extrême gauche). Le moment d’une campagne présidentielle peut être l’occasion de briser le cercle délétère de la défiance et du pessimisme. La tâche ne sera pas facile au printemps 2012. L’espoir d’une rupture a été déçu, les hommes et les femmes qui s’apprêtent à concourir n’ont pas ou plus le même parfum de nouveauté, et l’hydre du pessimisme et de la désillusion a été réactivée par la crise de l’automne 2008 et ses soubresauts inquiétants.

Pascal PERRINEAU, Directeur du CEVIPOF
(in La Revue CiviqueN°7, Hiver 2011-201)

(1) Voir le numéro de la revue « Le Débat » d’oct-nov 2011.

(2) Mircea Eliade, Le Mythe de l’éternel retour [1949], Gallimard, « Folio essais », 2001.

(3) François Furet, « La passion révolutionnaire au XXe siècle. Essai sur le déclin du communisme », La Révolution française, Gallimard, 2007, p.951.

(4)( Baromètre de confiance politique Cevipof/Institut Pierre Mendès-France (deuxième vague réalisée par l’institut Opinionway du 7 au 22 décembre 2010 auprès d’un échantillon de 1501 personnes représentatif de la population française âgée de plus de dix-huit ans et plus et inscrite sur les listes électorales).

(5) Marc Lazar, Le Communisme, une passion française, Perrin, 2001, pp. 218-219.

(6) Guy Hermet, L’Hiver de la démocratie ou le Nouveau Régime, Armand Colin, 2007, p.74.

(7) Michel Crozier, La Société bloquée, Ed. du Seuil, 1970 ; Le Phénomène bureaucratique, Ed. du Seuil, 1971.

(8) Pepper D. Culpepper, Peter A. Hall, Bruno Palier (sous la dir.de), La France en mutation 1980-2005, Presses de Sciences- Po, 2006.

(9) Sondage Baromètre de confiance politique…, cité note 3.(10) Pippa Norris, Democratic Deficit. Critical Citizens Revisited, Cambridge University Press, 2011.

(10)  Pippa Norris, Democratic Deficit. Critical Citizens Revisited, Cambridge University Press, 2011.

(11) Sondage Baromètre de confiance politique…, cité.