L’opinion française au crible : une défiance accentuée
78% des Français estiment « qu’on est jamais assez prudent quant on a affaire aux autres » ! Un résultat consternant, qui nous situe parmi les peuples les plus méfiants du monde. Analyse, pour la Revue Civique dès 2010, d’un spécialiste de l’opinion publique, Brice Teinturier, Directeur d’IPSOS-Opinion. Responsables politiques et économiques, média et syndicats, observe-t-il, sont «aspirés dans une trappe à défiance». Le pessimisme vis-à-vis de la crise et de la mondialisation est aussi bien plus fort en France qu’ailleurs en Europe. Même si les Français sont, par ailleurs, satisfaits de leur vie personnelle…
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La méfiance des Français a l’égard de leurs gouvernants et le pessimisme qui les caractérisent quant à l’avenir sont un thème récurent de débats, de colloques et de publications depuis bientôt 30 ans. De la société de confiance d’Alain Peyrefitte, paru en 1995, jusqu’à la société de défiance de Yann Algan et Pierre Cahuc, en 2007, chacun pressent qu’on touche là à une question fondamentale et y va de ses interprétations et souvent de ses préconisations. Récemment encore, la controverse qui oppose Eric Maurin, dans La peur des déclassements, une sociologie des récessions (2009) à Louis Chauvel – les classes moyennes à la dérive (2006) – est une utile contribution à cette question décisive : pourquoi chez les Français tant de défiance à l’égard de l’autre et de pessimisme quant à l’avenir?
L’enjeu est fort car la défiance n’est rien moins qu’un frein à l’action. Elle agit comme un filtre, une focale à travers laquelle les prises de position des uns et des autres ou leurs propositions sont réinterprétées au travers d’un acide particulièrement corrosif : le doute ou la peur d’être manipulé. Or, qu’est-ce que la manipulation si ce n’est un processus précis, qui consiste à pousser quelqu’un à prendre ou à accepter des décisions contraires à son intérêt. Dès qu’un sujet a ce sentiment, il mobilise donc une énergie légitime et considérable pour s’y opposer, autour de deux conduites principales : l’inhibition, l’évitement, le repli ; ou la contestation, la colère et la mobilisation. Deux comportements très caractéristiques des Français depuis maintenant 20 ou 30 ans, et très coûteux, tant individuellement que collectivement.
Une méfiance ancienne et qui s’enracine dans la relation à autrui
Ce n’est pas la crise qui est à l’origine du mal être français. Certes, fin 2009, l’état psychologique des Français est au plus bas (tableau 1). Mais les enquêtes réalisées dans le cadre de l’eurobaromètre montrent que les Français sont, en 2008 comme en 2009 (et en réalité depuis plus longtemps encore), structurellement au 4ème ou 5ème rang des pays les plus pessimistes des 27 pays qui composent l’Union européenne (tableaux 2 et 3). Et ce doute quant à l’avenir touche toutes les générations, y compris les plus jeunes, contrairement aux images d’Epinal qui voudraient nous faire croire à un optimisme quasi biologique ou béat de la jeunesse (tableau 4).
En réalité, la défiance française s’enracine profondément dans la relation à l’autre : au pays de Descartes, c’est-à-dire de l’individu triomphant et du doute, 78% des Français estiment qu’on est jamais assez prudent quant on a affaire aux autres et 21% seulement qu’on peut faire confiance à la plupart des gens. (tableau 5)Un résultat consternant au plan mondial, puisqu’il nous situe parmi les peuples les plus méfiants (tableau 6). L’origine de cette attitude psychologique nous est inconnue mais va de pair avec la difficulté des Français, hors circonstance exceptionnelle, à se sentir spontanément et aisément insérés et bien dans un groupe. Les enquêtes de climat social et de management aboutissent à cette même conclusion : les salariés français sont plus difficiles que la plupart des autres salariés à faire marcher dans des clous collectifs car leurs ressorts et exigences sont différents.
Une fracture grandissante à l’égard des dirigeants politiques et économiques
De la méfiance à l’égard d’autrui à la méfiance à l’égard de ceux qui nous dirigent et « ceux d’en haut », il n’y a qu’un pas que les Français ont très rapidement franchi. Massivement, ils estiment que les hommes politiques ne se préoccupent pas de ce que pensent les Français. (tableau 7) et ce depuis longtemps. Massivement aussi, ils ne font véritablement confiance ni à la gauche, ni à la droite pour gouverner le pays (tableau 8), même si la première devance maintenant légèrement la seconde sur la plupart des indicateur sectoriels. Certes, les dirigeants de proximité (maire, conseillers généraux…) génèrent encore de la confiance mais le rejet global est néanmoins patent. Il est le fruit d’une crise de l’efficience du politique, qui ne parvient pas à changer le réel et qui dit pourtant à chaque élection qu’il va le faire, qu’il s’agisse du chômage ou de la sécurité.
Cette crise de l’efficacité se double dès lors d’une défiance progressive à l’égard de la parole donnée, puisque les engagements ne sont pas respectés. Mais à cette première raison s’en ajoute une autre, celle de la distance perçue entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » : non seulement les dirigeants n’y arrivent pas, mais ils donnent le sentiment de vivre dans une autre sphère, faite d’avantages indus, de salaires importants, d’un mode de vie radicalement différent. Les dirigeants des grandes entreprises subissent le même phénomène et connaissent depuis quelques années rigoureusement les mêmes problématiques d’opinion que les acteurs politiques nationaux. Les media, les syndicats, sont également aspirés dans cette trappe à défiance. On se méfie de ceux qui sont loin de nous et trop hauts, car ils ne peuvent nous comprendre et leurs intérêts ne sont pas les nôtres.
Un avenir économique…derrière nous ?!
À la crise de la représentation s’ajoute des indices de confiance économiques particulièrement faibles. Ancré dans la zone des -57 (tableau 8), la défiance économique est forte et touche pratiquement tous les grands secteurs (Tableau 9), les déficits ayant achevé de donner le sentiment d’une situation dramatique. Le lien avec l’employeur s’est également fortement fragilisé, notamment dans la fonction publique et dans les grandes entreprises privées : l’équilibre contribution / rétribution s’est détérioré, de plus en plus de salariés estimant que les intérêts des entreprises et des salariés divergent (tableau 10), ce sentiment étant maintenant majoritaire y compris lorsque la question est posée à propos de l’entreprise ou de l’administration dans laquelle travaille l’interviewé.
Enfin, et l’on touche là à une cause essentielle de ce climat général de défiance, les Français sont le peuple qui, de toute l’Union Européenne, se méfie le plus de la mondialisation et y voit massivement une menace pour nos emplois (tableau 11). Corollaire sans doute, 1 français sur 3 craint de tomber dans la pauvreté et 12% (soit plus de 5 millions de personnes) de devenir SDF (tableaux 13 et 14).
Pour autant, une satisfaction de vie personnelle…
Contrairement à certaines allégations, la France ne déprime pas. La dépression est un phénomène précis, qui annihile l’individu dans sa totalité. Or, méfiants et inquiets collectivement, les Français se disent pourtant heureux individuellement (tableau 15). Par rapport aux enquêtes mondiales menées sur le bonheur, ils sont dans une moyenne honorable et se déclarent même un peu plus satisfaits de leur vie que la moyenne des habitants de l’Union Européenne. A cela plusieurs raisons: le sentiment de plus ou moins bien contrôler sa vie, premier facteur de bien-être ou de mal être subjectif, un état de richesse relative qui joue positivement, mais également, un système de protection sociale rassurant et perçu certes comme fragilisé mais encore exceptionnel. Viennent ensuite des facteurs strictement individuels : santé, qualité de la vie en couple, etc. Méfiants et inquiets sur leur avenir collectif, les Français ne le sont donc pas en ce qui concerne leur vie et leur avenir personnel.
Le pessimisme n’est pas exactement la défiance et la défiance ne se superpose pas totalement à l’idée du bonheur ou du bien être subjectif. Ces trois notions sont cependant partiellement liées et en elles se joue un élément central: l’idée de contrôle ou de maîtrise.
Au terme de ce rapide exposé de la défiance française et au-delà de toutes les explications qui peuvent être mobilisées, il nous semble que si les Français sont si pessimistes et méfiants au plan collectif, c’est qu’ils ont le sentiment que la maîtrise de leur destin collectif leur échappe. La question de la mondialisation est de ce point de vue emblématique: elle est ressentie comme totalement subie et comme porteuse d’une perte de souveraineté, au sens précis du terme : ne plus être en capacité de décider de ce que l’on veut faire. Voire les autres vous imposer progressivement leurs choix. Or, on touche là à la question centrale de ce que l’on appelle en psychologie le locus de contrôle : plus le locus interne d’un individu est fort et plus il regarde son avenir avec confiance, ayant le sentiment que ses succès et échecs dépendent de lui. Inversement, on parle de locus externe chez ceux qui estiment que ce qui leur arrive est dû à des raisons externes. La mondialisation est au plan collectif le locus externe des Français.
La non maîtrise des choses, manifeste et tendancielle en politique
Vis-à-vis des acteurs politiques, cette perte de contrôle est identique: normalement, le contrôle s’établit via l’élection et la possibilité donnée à l’électeur de sanctionner ou de reconduire une majorité, selon que celle-ci a respecté ou pas ses engagements et/ou qu’une alternative plus crédible se fait jour. Or, le sentiment dominant est qu’il n’en est rien : 1983 fait voler en éclat le pacte de la campagne de 1981. Le 26 octobre 1995 met fin au thème de la fracture sociale. La rupture promise en 2007 n’a pas lieu – même si l’on ne peut parler ici de renoncement ou de trahison, Nicolas Sarkozy ayant agi à l’opposé de François Mitterrand et de Jacques Chirac sans jamais théoriser « un tournant ».
Depuis 30 ans, d’excellentes raisons sont donc toujours venues dire que finalement, il fallait oublier ce qui avait été scellé. Ce n’est pas forcément affaire de cynisme de la part des hommes politiques ; c’est manifestement qu’eux-mêmes ne maîtrisent plus grand-chose. Comment alors leur faire confiance ? Comment croire encore que le moment de l’élection est un moment de souveraineté, où le citoyen choisit entre des offres et maîtrise par délégation la direction du pays ?
Pour sortir de cette impasse de la défiance et de son coût tant politique qu’économique et humain, il ne suffit pas de faire appel à « des valeurs » ou d’affirmer, comme Kaa dans le livre de la jungle « aies confiance, crois en moi »… La confiance ne se quémande pas, ne se décrète pas et ne se dit pas. Pour survenir, elle suppose une vision de l’avenir et la présentation d’objectifs précis et clairement définis. L’atteinte d’un premier objectif va alors faire augmenter le taux de confiance en créant une expérience positive, où celui qui sollicite ma confiance a servi mes intérêts. Une deuxième expérience réussie va renforcer ce taux de confiance. Une troisième le densifier encore plus. Etc. C’est donc l’expérience concrète, la preuve d’un résultat atteint et qui sert mon intérêt, qui nourrit la confiance à l’égard de l’autre. Dans la sphère politique comme dans la sphère managériale, l’enjeu est donc de redonner cette vision, de tenir des engagements, d’apporter de la preuve et d’orienter le propos et le résultat en fonction de l’intérêt du salarié et de l’électeur tout autant que de la collectivité ou de l’entreprise. L’enjeu est aussi de s’appuyer sur un second pilier de fabrication de la confiance, le développement du locus interne des individus et donc, d’organiser un espace qui leur permettent de contrôler eux-mêmes, au mieux, ce qui leur arrive. Le reste n’est que naïveté.
Brice TEINTURIER, Directeur d’IPSOS-Opinion
(in La Revue Civique n°4, Automne-Hiver 2010)
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