Pour la première fois, sept Secrétaires généraux de l’Elysée racontent, face caméra, 40 ans de vie politique et le coeur du pouvoir élyséen. « L’homme du Président », film documentaire signé Vincent Martigny et Joseph Beauregard (Siècle Productions; sur France 5, en 1ère diffusion ce dimanche 14 février à 22 h 40), fait lumière sur un rouage essentiel de la République, sur « l’une des fonctions les plus passionnantes de la République, à la croisée entre le pouvoir d’Etat et le monde politique », nous dit Vincent Martigny. Entretien avec ce spécialiste des pouvoirs, professeur à Polytechnique et à l’Université de Nice.
–La Revue Civique : pourquoi avoir choisi ce sujet d’enquête, le Secrétaire général de l’Elysée ? Comment vous est venue l’idée et quel est le sens de ce choix ?
-Vincent MARTIGNY : Mon intérêt pour les Secrétaires généraux est ancien et date de ma première rencontre avec l’un d’entre eux, Hubert Védrine, il y a une dizaine d’années. J’avais alors compris que derrière un titre un peu sibyllin se dissimulait l’une des fonctions les plus passionnantes de la République, à la croisée entre le pouvoir d’Etat et le monde politique.
Par ailleurs, il ne vous aura pas échappé que nous sommes aujourd’hui gouvernés par deux anciens secrétaires généraux-adjoint ! Emmanuel Macron et Jean Castex ont tous deux exercé cette fonction avant d’occuper celle qui est la leur aujourd’hui. Je me suis donc dit que le poste de « SG », comme on les appelle, était un formidable levier de commande pour comprendre les ressorts de l’action publique. J’avais d’abord imaginé écrire un livre sur le sujet, mais progressivement s’est imposée l’évidence d’un film afin de faire parler ces hommes du secret que sont les Secrétaires Généraux, eux qui n’aiment pas témoigner des fonctions dont ils ont eu la charge, même lorsqu’elles appartiennent au passé. Il a donc fallu les convaincre. Le fait qu’ils aient compris que je ne cherchais pas de « scoop » m’a aidé.
Je pense que l’un des problèmes qui expliquent la crise démocratique que nous connaissons tient à la méconnaissance qu’ont les Français des spécificités des « métiers » politiques, méconnaissance qui nourrit tous les fantasmes sur les « hommes de l’ombre » qui nous gouvernent. Mon objectif était par conséquent de faire connaître au grand public les ressorts de leurs missions, et non pas d’effectuer de grandes révélations. Cela les a peut-être mis en confiance.
« J’ai été ému par Pierre-René Lemas ou Frédéric Salat-Baroux, dont la sincérité et l’émotivité à fleur de peau tranche avec l’image un peu ‘passe-muraille’ que l’on se fait de ces haut-fonctionnaires »
-Vous avez longuement questionné sept des Secrétaires généraux de l’Elysée. Sans bien sûr faire une hiérarchie des préférences, lequel ou lesquels vous ont le plus surpris, intéressé dans leur vision du pouvoir suprême et par les confidences ou éclairages qu’ils vous ont réservés ?
-Tout dépend du niveau auquel on se place. J’ai été ému par Pierre-René Lemas ou Frédéric Salat-Baroux, dont la sincérité et l’émotivité à fleur de peau tranche avec l’image un peu « passe-muraille » que l’on se fait de ces haut-fonctionnaires qui dédient leur vie au service de l’Etat. La dignité et la probité de Jacques Wahl ou de Jean-Louis Bianco m’ont impressionné ; Hubert Védrine en impose quant à lui par sa hauteur de vue. Bref, au-delà de leurs différences, ce qui m’a frappé, c’est que tous ces hommes sont des serviteurs passionnés de l’Etat et du service public. Et ils sont par ailleurs d’une loyauté totale à l’égard de celui qui les a nommés, une valeur suffisamment rare en politique pour ne pas y voir un trait d’exception.
Le pouvoir des « SG » est central dans la machine élyséenne mais les meilleurs d’entre eux sont d’une grande humilité quant à leur rôle, renvoyant toujours à la double figure du Président et de l’Etat pour manifester leur statut de simple serviteur d’un pouvoir qu’ils ne revendiquent pas. C’est avant tout cette capacité à briller en restant à leur place qui m’a séduit dans leur parole.
La culture politique française « gaullo-bonapartiste » ? « Son caractère vertical est profondément délétère pour qui perçoit comme moi la démocratie comme un processus de délibération dans le but d’aboutir à des décisions partagées avec les citoyens. »
-Vous avez beaucoup travaillé sur les pouvoirs. La France est l’une des démocraties au monde – et sans doute la démocratie européenne – où les pouvoirs sont les plus concentrés au « sommet ». Cela mérite de longs débats mais cette grande concentration, aux vues de notre histoire et de la culture politique française, très singulière – cette culture pour partie monarcho-gaullo-bonapartiste – vous semble-t-elle plutôt une force ou plutôt une faiblesse pour le pays et l’avenir ?
-La culture gaullo-bonapartiste comme vous la nommez est avant tout une drogue dure qui s’est imposée à l’accoutumance. Ses effets pour le fonctionnement de notre démocratie sont inversement proportionnels à son efficacité. En d’autres termes, parce qu’elle permet au Président de prendre des décisions rapidement, entourés d’un petit nombre de conseillers non élus, elle peut être utile, comme dans la période actuelle, qui implique d’agir vite pour vaincre la pandémie.
Mais son caractère vertical est profondément délétère pour qui perçoit comme moi la démocratie comme un processus de délibération dans le but d’aboutir à des décisions partagées avec les citoyens. Le Secrétaire général de l’Elysée a accompagné le processus de présidentialisation de notre République. Il est notable qu’à partir de 1981, le nombre de « SG » qui se sont engagés dans la politique active après avoir quitté leurs fonctions est devenu exponentiel. Cela signifie que la tentation de basculer dans l’action politique est devenue très forte pour ces conseillers dont le rôle auprès du président n’a cessé de s’affirmer avec le temps. Ce qui ne manque pas de créer des problèmes, dont Claude Guéant a été le symptôme, et d’une certaine manière, la victime lorsqu’il était Secrétaire Général. Devenu le porte-parole de Nicolas Sarkozy, il s’est retrouvé en situation de compétition avec les Ministres du gouvernement, voire avec le Premier Ministre François Fillon.
Une situation durement critiquée par ses prédécesseurs comme par ses successeurs, car disent-ils, « cela fait peser un danger mortel pour notre démocratie ». A l’heure de l’hyperprésidence qu’exerce Emmanuel Macron, il est dès lors plus que jamais nécessaire, et passionnant, de s’intéresser à ces postes et à ces personnages pour les désacraliser et comprendre leur véritable pouvoir.
(13/02/21)