L’engagement des jeunes : une question de reconnaissance

Au-delà des défiances apparentes
Engagement des jeunes: une question de reconnaissance

Par Anne Muxel,  Directrice de recherches au CEVIPOF, Centre de Recherches Politiques de Sciences Po

La politologue Anne Muxel analyse pour la Revue Civique et européenne le rapport des jeunes à la représentation du politique et la place qu’ils peuvent (ou non) avoir dans le champ politique et social. «Si le temps de la jeunesse se marque par un certain retrait de la participation électorale, explique cette spécialiste des jeunes, il ne se caractérise pas par une dépolitisation. Les jeunes sont bien présents sur la scène collective et font preuve d’une grande réactivité politique, mais qui se déporte des organisations et institutions politiques traditionnelles» explique cette directrice de recherche au CEVIPOF, le centre d’études de la vie politique française.

La jeunesse suscite des préoccupations récurrentes et fondées. Elle fait l’objet de mesures et de multiples dispositifs d’intervention dans nombre de secteurs, l’éducation, l’emploi, la culture, la santé, le sport et même la politique. Et c’est tant mieux. Elle est pensée au travers d’interventions sectorisées qu’il ne s’agit pas ici de juger. Mais elle n’occupe que peu les esprits ou les discours politiques lorsqu’il s’agit de la penser dans un avenir, de lui proposer un projet de société, et donc une espérance politique. Parce qu’elle dérange ou embarrasse trop souvent, parce qu’elle peut être jugée menaçante, la jeunesse est plutôt un sujet d’évitement de la part des politiques. Parce qu’elle représente non seulement le présent d’une société mais surtout son futur, elle oblige ceux-ci à un discours de vérité souvent difficile à assumer. D’où l’esquive, l’évitement sur le fond, et la commodité de la considérer à partir d’une série de symptômes à prévenir ou à traiter, et de la découper en secteurs d’intervention à mener.
Car on s’occupe de la jeunesse d’abord au travers de ses dérapages et des risques qu’elle peut représenter  non seulement pour elle-même mais aussi pour le reste de la société. On s’en occupe à partir de ce qu’elle renvoie de négatif, de menaçant. Il y a des raisons à cela. Elle donne à voir comme dans un miroir grossissant nombre de dysfonctionnements propres à la France d’aujourd’hui (chômage endémique, intégration grippée, pouvoir d’achat en baisse, autonomie restreinte, système de formation défaillant…)  Mais on oublie qu’il faut aussi renvoyer à la jeunesse une autre image d’elle-même.  La jeunesse n’est que rarement évoquée pour des raisons positives. On la considère plus pour les symptômes et les dysfonctionnements auxquels elle est associée que pour ses qualités et le potentiel d’avenir qu’elle peut incarner. A terme cette situation est source d’anxiété, de malaise et d’une crise de confiance généralisée empêchant non seulement le dialogue entre les générations mais aussi de penser la société dans ce que peut lui apporter sa jeunesse.
Au-delà du plaidoyer un peu facile, il me semble qu’il y a une défaillance des politiques qu’il ne s’agit pas de condamner mais auquel il serait urgent de remédier.

La relève des générations ne va jamais de soi. Elle se fait dans la concurrence et dans la rivalité. Et les plus jeunes sont depuis toujours l’objet d’une suspicion généralisée de n’être pas à la hauteur de leurs aînés. Depuis toujours, ils se rebellent plus facilement, provoquant des ruptures dans l’histoire des mentalités et de profonds changements politiques. Les révolutions ont été parfois entraînées par la jeunesse. A de nombreuses reprises les jeunes sont venus bousculer et contester l’ordre établi par les anciens.
Aujourd’hui, si le conflit reste bien un ressort décisif du processus de socialisation des jeunes générations, il est néanmoins fortement concurrencé par une situation d’anomie et de blocage, rendant plus problématique toute perspective de transmission et de passation. Cette situation est d’autant plus critique qu’elle est entretenue par un certain brouillage des rôles comme des repères.

Depuis les années soixante, alors que la culture jeune est omniprésente, imposant des normes, des codes et des goûts culturels qui se sont diffusés à l’ensemble d’une société obsédée par une obligation de jeunisme, la reconnaissance des jeunes en tant que sujets autonomes est loin d’aller de soi. L’accès des jeunes à un statut social adulte est de plus en plus tardif. Les moyens nécessaires à leur émancipation ne leur sont pas donnés. La jeunesse reste cantonnée à un univers de représentations et de pratiques conforme à la demande de jeunisme de la société. Mais, plus grave encore, elle souffre d’un déficit de confiance particulièrement élevé en France comparé à ce qui se passe dans d’autres pays européens. Le pessimisme y sévit dans toutes les catégories d’âge. Les trois quarts des Français considèrent que leurs enfants réussiront moins bien qu’eux et qu’ils connaîtront un avenir plus difficile que le leur. Depuis une dizaine d’années un sentiment de précarisation a progressivement gagné toutes les couches de la société, atteignant même les plus favorisées ainsi que les jeunes les plus diplômés. La distorsion entre les promesses de la scolarisation et la réalité du monde du travail est source d’un malaise diffus et partagé socialement mais aussi générationnellement. La solidarité de l’opinion  qui s’était exprimée à l’occasion de la mobilisation des jeunes contre le CPE en mars 2006 est emblématique de cet état de fait.

L’horizon paraît barré. Ascenseur social en panne, peur du déclassement, processus d’exclusion. La jeunesse dans toutes ses composantes, certes à des degrés divers, souffre d’un manque de reconnaissance dans le présent comme d’une incapacité à envisager la place qui pourrait être la sienne dans la France de demain. Les aînés paraissent démunis non seulement pour lui donner sa place mais aussi pour donner un sens à cette place. C’est une situation à laquelle il faut remédier dans les faits ; les questions du chômage, de la formation, mais aussi de l’intégration doivent être une priorité des politiques à mettre en œuvre dans notre société, non seulement en direction de la jeunesse, mais plus globalement pour l’ensemble des catégories de la population qui font la France d’aujourd’hui. Mais il faut aussi y remédier au niveau des représentations, des discours, des symboles comme des repères. Il y a urgence à inventer et à fixer un discours sur la jeunesse, pour la jeunesse, et par là-même retissant du lien social et du lien entre les générations. Urgence aussi à rapprocher les intérêts communs que peuvent partager les générations plutôt qu’à les opposer.

Bon nombre de paradoxes sont révélateurs de ce « grippage » dans la chaîne des générations.
Et l’on en trouve les effets sur les attitudes et les comportements politiques qui caractérisent les jeunes français aujourd’hui.
Alors qu’ils sont plutôt en attente de changements et de réformes, et alors même qu’ils en sont plutôt demandeurs, ils contrecarrent et bloquent toute initiative dans ce domaine. Toute réforme touchant le système éducatif (lycée et université), tout dispositif portant sur l’articulation du système de formation et de l’emploi (CPE), qu’ils émanent de gouvernements de gauche ou de droite, suscitent réticences et oppositions. L’ampleur des mobilisations lycéennes et étudiantes depuis une vingtaine d’années sont à la hauteur de l’anxiété d’une jeunesse en mal d’avenir. Ils signent l’expression d’une  politisation qui se fait plus au travers du refus que de l’adhésion.
Les fractures sociales qui traversent la jeunesse se traduisent par des fractures politiques significatives. La jeunesse scolarisée et la jeunesse non scolarisée n’ont pas le même rapport à la politique. La première vote et conteste davantage. La seconde est plus en retrait de toute forme de participation politique. Mais l’une et l’autre partagent néanmoins une même communauté de destin fortement affectée par le sentiment d’une précarisation croissante de leurs conditions de vie et d’avenir. La mobilisation contre le CPE a été l’expression d’une forme de solidarité intragénérationnelle.
Si le temps de la jeunesse se marque par un certain retrait de la participation électorale, par un moratoire, en revanche il ne se caractérise pas par une dépolitisation. Les jeunes sont bien présents sur la scène collective et font preuve d’une grande réactivité politique, mais qui se déporte des organisations et institutions politiques traditionnelles.
Si les jeunes sont critiques et plutôt défiants à l’égard du personnel politique, des partis et de la politique politicienne, ils sont aussi en demande de politique. Pragmatisme, efficacité et autonomisation sont les maîtres mots d’une action politique plus expérimentale que par le passé, car sans cesse à renégocier et à réajuster.
Enfin, les jeunes ont une grande capacité d’intervention sur des enjeux relevant de préoccupations et  d’identifications de proximité et de problèmes internationaux. C’est cette mobilisation relevant d’une « proximité globalisée » qui caractérise le rapport des jeunes générations à la politique aujourd’hui.

Dans la perspective d’une politique redonnant une place à la jeunesse, mais surtout permettant de penser cette place dans le dispositif d’ensemble des liens sociaux, affectifs et symboliques qui peuvent se nouer entre les générations, je propose trois recommandations.
La première est qu’il faut s’efforcer de penser les générations ensemble plutôt que séparées. Les politiques mises en œuvre, mais aussi nombre de discours « savants » n’ont que trop tendance à exacerber les raisons de les opposer. Les liens intergénérationnels et les solidarités existent bien dans la sphère privée, il faut les relayer dans la sphère publique. Il faut permettre aux générations de se penser dans ce qui les lie plutôt que dans ce qui les oppose. Pour cela il faut non seulement favoriser toutes les initiatives qui vont dans ce sens, mais aussi changer les discours qui sont tenus.
La seconde rappelle l’urgence qu’il y a de répondre à cette double nécessité requise par la jeunesse : l’intégration et l’autonomie. Cela doit se traduire par des moyens, par des mesures concrètes, mais aussi par des marques symboliques, par des repères. Il y a là à inventer et à se montrer imaginatif, avec un premier objectif en apparence évident mais qui est loin d’aller de soi : redonner aux jeunes le sentiment qu’ils ont une utilité sociale. Il n’y a en effet rien de plus angoissant que de penser que l’on n’est utile à rien dans une société.
La troisième incite à développer les représentations de l’avenir  non seulement pour les jeunes, mais aussi pour l’ensemble de la société. Les politiques ne parlent pas assez d’avenir. Il faut pourtant donner du sens à l’ensemble d’une politique, aux réformes qui sont portées. Permettre aux jeunes de se projeter non seulement dans leur avenir, mais dans l’avenir d’une société, tel est bien l’enjeu d’un projet politique.

Anne MUXEL (printemps 2009).

 

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