Le Sursaut : les démocraties face à l’islamisme

Début avril se tenait au Théâtre Déjazet à Paris, en présence d’un millier de personnes, la journée d’échanges et de débat, baptisée « Le Sursaut », à l’initiative notamment d’AJC Europe, de la Fondation pour l’Innovation Politique (Fondapol), de la Fondation Jean-Jaurès et de l’Association française des victimes du terrorisme (AfVT). De nombreuses personnalités, intellectuelles, artistiques et politiques, sont intervenues dans ce forum citoyen organisé pour tous ceux qui souhaitaient rappeler leur attachement aux valeurs républicaines, leur refus de l’idéologie et de la violence djihadiste, ainsi que leur hostilité à la récupération populiste des peurs. La Revue Civique était présente à cet événement. Voici une sélection de témoignages.


 ……………………………………………………………………………………………………………….

Beaucoup de sujets ont été évoqués à cette occasion : le terrorisme et le djihadisme bien sûr, la politique française et européenne en matière de Défense, les identités individuelles et collectives, la religion et la laïcité. L’un des sujets les plus récurrents de la journée a été la construction et la perte d’identité face à la mondialisation et au libéralisme économique, qui serait à la source de nombreuses tensions sociales et de l’actuelle crise sécuritaire et politique.

Ecrire un récit commun face à des identités multiples

Le Sursaut a permis d’évoquer la question de la tolérance face à la différence et de la place que les citoyens donnent à l’altérité en démocratie. Delphine Horvilleur, femme rabbin et auteure française, a expliqué qu’elle n’était pas, elle-même, le résultat d’une seule identité ou doctrine, mais plutôt la somme de plusieurs traditions superposées. Le problème aujourd’hui, constate-t-elle, c’est que l’on peine à faire de la place à l’autre dans nos vies alors qu’il est indispensable. Ceci est, selon elle, le mal des religions, car par définition elles se considèrent vraies et pures. Or, il est urgent qu’elles invalident ce discours : « nos sociétés sont impures ; nos identités, même religieuses, sont contaminées, voire fertilisées continuellement ». Et elle a cité comme exemple le judaïsme, une confession profondément marquée par ses rencontres avec l’altérité. Le nier, avertit-elle, est mortifère. « Nous devrions être fiers de nos identités et aller à la rencontre de l’autre », a-t-elle conclu.

Nous avons tous des caractéristiques différentes ; or il est nécessaire de construire un récit qui soit partagé par nous tous pour arriver à vivre en harmonie avec les autres. Dominique Schnapper, sociologue, experte de la notion du « commun », a commencé en soulignant qu’elle n’était pas sûre que l’on puisse affirmer que les identités soient bien plus complexes aujourd’hui qu’auparavant : « la diversité de l’identité fait partie de la nature humaine et tant mieux ». L’histoire commune que les membres d’une communauté, française par exemple, ont dû se raconter pour vivre ensemble a été, jusqu’à présent, l’histoire nationale. La nation a su encadrer, aussi bien dans le passé qu’aujourd’hui, la notion de « nation civique », cherchant à favoriser l’idée de transcendance de toutes les différentes dimensions (religieuses, ethniques, etc.) des identités particulières sans que cela implique leur disparition. Cet équilibre a toujours été assuré, affirme-t-elle, par le récit national : le risque se manifeste, signale Schnapper, quand ces récits particuliers prennent le pas et marginalisent le récit commun.

Dominique Schnapper

Dominique Schnapper

Les valeurs, cependant, ne suffissent pas : Schnapper s’est dit frappée lorsqu’elle a découvert que, pendant la deuxième guerre mondiale, les soldats américains ne se battaient pas pour des principes démocratiques en tant que tels, mais plutôt parce qu’ils étaient animés par le sentiment patriotique. Voici pourquoi il est essentiel de garder un récit commun de nature nationale, afin que nous puissions nous retrouver dans les différences. Elle souligne que la « nation » ne signifie naturellement pas « nationalisme excluant ». Bien au contraire, elle souhaiterait qu’un jour une citoyenneté européenne qui soit bien comprise puisse prendre les devants.

Raphaël Enthoven

Raphaël Enthoven

En tout cas, la construction d’un récit national ne peut pas se faire par la simple acceptation d’une histoire ou de valeurs données. Pour Raphaël Enthoven, philosophe que l’on retrouve notamment sur Arte et Europe1, la condition préalable de la configuration d’un récit commun est la capacité à penser par soi-même mais surtout « contre soi-même ». La pondération, selon lui, est un faux allié et masque une certaine pusillanimité parce qu’aucune communauté ne résulte de la simple juxtaposition d’opinions : il faut jeter de l’huile sur le feu, se confronter dans un vrai débat collectif. On ne rédige un récit commun, selon lui, que par la confrontation des idées, en transformant la propre opinion en arguments face à ceux des autres, en donnant la possibilité à l’autre, s’il faut, d’emporter le débat quand il a de meilleurs arguments.

Irshad Manji : l’engagement civique au sein de l’Islam

Il va de soi que les musulmans français sont aussi appelés à confronter leurs idées dans ce débat collectif. Irshad Manji est une écrivaine canadienne de culture musulmane, journaliste et militante féministe. Elle est une ardente avocate de la libre-pensée et remet en question un grand nombre d’interprétations historiques du Coran. Face au scepticisme de la salle quand elle a parlé de réforme de l’Islam et du besoin que nous soyons tous, musulmans et non musulmans, dans cette bataille contre les extrémismes, elle a acquiescé : les Français ont raison de se méfier, en ajoutant que, dans l’Islam, personne n’a le droit de se considérer Dieu et de jouer avec la vie des autres. Aucune écriture, insiste-t-elle, ne remet en question la liberté humaine.

Irshad Manji

Irshad Manji

Elle est allée plus loin : « personne n’a le droit d’estimer que son interprétation de l’Islam est la bonne car personne n’est Dieu sur la Terre ». Elle préconise une communauté musulmane composée d’individus libres capables de garder à tout moment un esprit critique et de faire leurs propres choix. Au cours des quinze dernières années, où elle a été militante active, elle a travaillé à côté de nombreux musulmans qui se battent pour ce « droit à être en désaccord » dans une société ouverte, qui vise un objectif démocratique et de solidarité sociale.

C’est en défendant la libre-pensée que Manji a critiqué l’autosatisfaction des gouvernements occidentaux, qu’elle juge trop hypocrites. D’après elle, l’une des raisons de la montée des populismes en France ou dans d’autres pays comme la Suède, peut être lié à un sentiment de frustration des citoyens qui votent pour des partis xénophobes sans être racistes, simplement à cause d’un « ras-le-bol » exprimé contre ce qui est considéré comme une incapacité des dirigeants à protéger la liberté et les autres valeurs républicaines.

David Vallat : l’expérience d’un ancien djihadiste

Nos valeurs sont la source des attaques que nous avons vécues dans notre propre chair, et il est essentiel de bien cibler notre adversaire : « il faut arriver à se poser les bonnes questions », commençait David Vallat, lyonnais, employé dans l’industrie, ancien djihadiste condamné pour terrorisme dans les années 1990. « On ne gagne une bataille que lorsqu’on repère la vraie menace », ajoute-t-il, faute de quoi aucune stratégie ne peut être tracée. À Le Sursaut son intention était de contribuer à la rédaction collective de l’énoncé du problème auquel nous nous confrontons.

Notre ennemi n’est pas l’Islam, affirme David Vallat : ce sont les Wahhabites, les Salafistes et les Frères Musulmans. Ce qui est en face de nous, a-t-il expliqué, est « une idéologie, une lecture profonde du monde portée par ces trois collectifs ». Concrètement, il a cité « les Saoudiens et les Qataris ». La diffusion des idées n’est pas menée par ces États en tant que tels, mais par les imams et « penseurs » de la région. Vallat estime que ces trois groupes sont d’accord sur les objectifs finaux même s’ils différent dans les moyens pour y parvenir : alors que les deux premiers sont plus enclins à la subversion et à la violence, les Frères Musulmans jouent le jeu de la démocratie pour miner ses fondements. Leur pari est le relativisme de la pensée occidentale, terrain fertile au radicalisme. Ils souhaitent que les Occidentaux aient des doutes sur leurs valeurs. Pourtant, soutient Vallat, les Occidentaux, et parmi eux les Français, doivent être animés d’une conviction : que « la nôtre est la seule idéologie bien fondée car elle permet à tous de vivre dans des collectivités libres » ; voilà pourquoi « il ne faut pas qu’on se fracture sur la laïcité », un terrain de liberté et de tolérance.

David Vallat

David Vallat

Ensuite David Vallat a déroulé les axes de la stratégie djihadiste qui vise, en France, à créer chez les musulmans français un sentiment de ségrégation, voire d’exclusion. Le stratagème se compose de plusieurs étapes :

L’éducation. Décrédibiliser l’école, c’est la priorité ; non pas sur le fond parce qu’elle propose un accès au savoir, mais sur la forme. L’école républicaine et laïque forme des citoyens capables de réfléchir par eux-mêmes ; donc il est essentiel de faire en sorte que les étudiants récusent leur formation dans sa globalité. Quand le problème s’est posé en 1990, a expliqué Vallat, « l’État a délégué auprès des directeurs d’établissement sa gestion, alors qu’il aurait fallu que ce soit une réponse venant d’en haut, ferme, claire et définitive, s’agissant de ne pas accepter ce prosélytisme religieux ». C’est le principal terrain de bataille car « rien n’est plus plaisant pour un prélat que d’avoir quelqu’un qui n’a pas les moyens d’une autocritique et d’une lecture du monde ; et qui se soit fâché contre l’école ». C’est le moyen le plus direct de capter de nouveaux adeptes.

L’alimentation. « Rien n’est perçu comme plus insultant pour un français que de se voir décliner une invitation à manger parce que sa nourriture est impropre à la consommation, parce qu’elle est impure ». L’invention du postulat de la viande halal, « prétendue telle mais qui n’est qu’un gros business », « c’est un inacceptable racisme autour de l’assiette », affirme Vallat. « Je vous invite à appeler l’imam de Constantine ou de Marrakech pour leur demander si en France en dehors du porc toutes les viandes ne sont permises : tous vous diront que oui ». Il s’agit bien, selon lui, de l’auto-stigmatisation d’une communauté qui ne partage pas son repas avec l’ensemble de la communauté nationale : « les musulmans qui s’attachent à manger cette viande ne mangent plus avec leurs voisins, ils sont séparés à la cantine et à l’école », une ségrégation de fait. Recherchée.

La politique. Le propos semble simpliste mais il est exprimé ainsi : « dans les cités et dans nos quartiers on dit à nos jeunes que d’aller voter c’est péché parce que quand on va voter pour un État tel que l’État français ou pour un système tel que le nôtre on cautionne finalement le mariage gay ». Pourtant, explique Vallat, ce qui est important c’est de comprendre qu’un jeune qui se fait exploser à vingt ans ne le fait pas seulement pour des raisons sociales, psychologiques ou politiques, mais parce que derrière il y a une idéologie wahhabite saoudienne « ultra-rigoriste et ultra-passéiste » qui combat ce que nous sommes, qui déteste ce que nous représentons : une société qui préconise la liberté de la femme, la liberté religieuse et l’acceptation de la diversité d’orientation sexuelle.

Face à ces trois groupes radicaux, continue David Vallat, la réponse française doit être de ne rien lâcher : « il faut riposter à la moindre imposture, au moindre langage, au moindre propos bizarre », en revenant à l’état d’esprit des rédacteurs de la Déclaration des Droits de l’Homme, car c’est un combat quotidien qu’il faut mener. Il est essentiel que nous soyons à la hauteur de notre idéal, sinon ils gagneront, craint-il. Pourtant, il ne s’agit pas d’être dans l’adversité, d’être belliqueux, signalait-il, mais « il faut tout de même que nous soyons sûrs que notre projet de société est bien fondé et que nous avons les bonnes valeurs » : la laïcité, conclut-il, est le seul moyen pour que tous vivions dans le respect et sur un pied d’égalité.  

Rafael Guillermo LÓPEZ JUÁREZ

(avril 2016)

 

Pour aller plus loin :

►Vidéo de l’intervention de David Vallat au Sursaut 

►Reformer l’Islam ? Un débat entre Irshad Manji et Mehdi Hasan sur la chaîne Al Jazzera (en anglais) 

►L’Europe et sa sécurité, tribune de Jean-Dominique Giuliani sur La Revue Civique 

►« Not in my name » : le précédent GB d’une mobilisation musulmane contre le djihadisme, sur La Revue Civique