Universitaire, Maître de conférence à Paris-Saclay, Morgane Tiret analyse, dans Le Point, ce que « cristallise » de haines le réalisateur Roman Polanski: « On savait que certaines mouvances du néo-féminisme étaient victimaires, les voici désormais complotistes et un brin paranoïaques ». Le phénomène, observe-t-elle, dépasse largement le cinéma: « le refus d’écouter toute voix divergente se fait plus net. C’est là une situation grave, dès lors que le dialogue et l’échange des idées sont le cœur battant de la démocratie (…)
l’incommunicabilité est aujourd’hui à son comble, et la haine grandit. Quand une société en est là, elle tombe en décomposition. »
« Est-il encore possible de s’exprimer librement à propos de cinéma, en France, sans prendre le risque d’être lynché sur les réseaux sociaux ? Est-il possible de dire son estime pour le talent de réalisateur de Roman Polanski ou les qualités d’acteur de Jean Dujardin sans être taxé de « complicité de pédophilie » ? Est-il possible de refuser le confusionnisme de Virginie Despentes – qui, dans une tribune contre les « prédateurs », amalgame la « réforme des retraites », le « 49.3 », les « exactions » de la police et la cérémonie des César – sans être immédiatement relégué dans le « camp du Mâle » ? Se pourrait-il enfin que la libération de la parole des femmes – que nous sommes si nombreuses à vouloir depuis longtemps – ne se fasse pas au prix de la condamnation de toute pensée divergente ?
Choisir la voie de l’Etat de droit, ou son dévoiement dans une logique punitive fondée sur la haine, de préférence en meute ?
Il y a 100 ans, c’était de l’affaire Dreyfus dont il n’était pas possible de débattre. C’est, aujourd’hui, de cinéma. Le mouvement #MeToo est une révolution planétaire au service de la libération des femmes, de leur parole, de leur corps, de leur dignité. Une révolution salutaire qui doit tant à celles – dont Adèle Haenel – qui ont osé briser la « loi du silence ». Grâce à elles, plus rien ne sera comme avant. Comme toute révolution, cette révolution connaît des hésitations, des crispations, des accès de fièvre, hésitant entre des trajectoires opposées : la continuation de la lutte dans le cadre de l’Etat de droit ou son dévoiement dans une logique punitive, fondée sur la haine, le simplisme, la vengeance, de préférence en meute.
La dernière cérémonie des César illustre, hélas, les périls de ce dévoiement : une maîtresse de cérémonie dans le rôle d’accusatrice publique, les réseaux sociaux dans le rôle du tribunal populaire, et un accusé absent dont il ne fallait pas prononcer le nom. Avant la cérémonie, le ministre de la Culture, sortant de sa réserve, avait averti qu’un césar de meilleur réalisateur pour Polanski « serait un symbole mauvais », appelant « chacun et chacune des votants » à « prendre ses responsabilités ». Toute récompense attribuée au réalisateur honni, devenu violeur universel, revenait, selon Adèle Haenel, à « cracher au visage de toutes les victimes ».
Dans cet élan vengeur, le témoignage de la victime – cette femme dont la souffrance est invoquée par la foule pour réclamer justice – est étrangement ignoré. « Une victime a le droit de laisser le passé derrière elle, et un agresseur a aussi le droit de se réhabiliter », n’a cessé de répéter Samantha Geimer (violée par Polanski, en 1977). Il faut dire que cette victime ne se comporte pas en victime « modèle » : « Je n’ai jamais pu comprendre que tant de gens aient souhaité me voir aller mal. Comme s’il fallait que je sois détruite pour que leur colère et leur indignation aient un sens. […] Avoir besoin qu’une victime ait mal pour sa propre satisfaction, son propre bénéfice, c’est une violence qui n’a rien à envier à une agression. ».
La distinction entre l’œuvre et la personne (de l’auteur) est plus facile à comprendre que beaucoup veulent le dire.
Il est incontestable que Polanski a commis un viol, qu’il a été condamné par la justice américaine il y a plus de quarante ans et qu’il n’a effectué qu’une partie de sa peine. Il se trouve que la cérémonie des César n’est pas un tribunal. Cette cérémonie doit rester, avant tout, une fête du cinéma, récompensant des artistes pour les qualités esthétiques et cinématographiques de leurs œuvres. Cette distinction est plus facile à comprendre que beaucoup veulent le dire. Que Ladj Ly, réalisateur du magnifique film Les Misérables, récompensé par le césar du meilleur film, ait été condamné à trois ans de prison, dont un avec sursis, pour complicité d’enlèvement et de séquestration d’un homme qui avait couché avec la sœur d’un de ses proches n’eut l’heur d’embarrasser personne, lors de cette cérémonie transformée en règlement de comptes.
Adèle Haenel, qui confessait naguère que Louis-Ferdinand Céline était son écrivain préféré, semble également capable de faire la différence entre Céline, le romancier, et Céline, l’antisémite pro-hitlérien. Seul Polanski, érigé en bourreau universel de toutes les femmes victimes, ferait exception à la règle, justifiant que des foules, aussi haineuses qu’anonymes, pourchassent sur les réseaux sociaux le moindre témoignage de sympathie à l’égard des acteurs de J’accuse.
À l’ère #MeToo, l’attribution d’un césar à Roman Polanski – son cinquième en tant que meilleur réalisateur – a réactivé la haine. La tribune de Virginie Despentes publiée dans Libération, « Désormais on se lève et on se barre », est emblématique de la cristallisation des tensions autour de ce débat. Dans la confusion la plus complète, on doit comprendre que les « boss » maniant le « 49.3 » sont les « riches » et les « violeurs » ; face à eux, les « femmes » appartiennent toutes à la même catégorie, celle des « dominées » et des « victimes ». À lire Despentes, le film J’accuse ne serait donc qu’un vaste stratagème à la main des « boss », des « gros bonnets », ceux qui manient le « 49.3 », pour servir un seul homme, Polanski, et lui permettre de faire un film à sa gloire, sur le parallèle de sa vie avec celle de Dreyfus : « Vingt-cinq millions pour ce parallèle. Superbe », écrit-elle sans feindre de dissimuler ces accents complotistes.
Comment ne pas voir qu’à force de tant de simplisme et de raccourcis, toute nuance et toute pensée complexe devient impossible ? Est-il vision de la société plus manichéenne ? Seuls existeraient deux camps : le Bien (les « dominées ») et le Mal (les « boss »). Est-ce là la représentation du féminisme que l’on souhaite promouvoir en France ? On savait que certaines mouvances du néo-féminisme étaient victimaires, les voici désormais complotistes et un brin paranoïaques. Nous vivons peut-être un tournant du mouvement #MeToo, où le débat risque d’être confisqué, en plus d’être simplifié à l’extrême.
Si le débat persiste à prendre des formes aussi violentes, il est à craindre que le mouvement #MeToo se solde par la défaite de toutes et de tous.
En réaction à l’attribution du césar de meilleur réalisateur à Roman Polanski, le ton est durci, le refus d’écouter toute voix divergente se fait plus net. C’est là une situation grave, dès lors que le dialogue et l’échange des idées sont le cœur battant de la démocratie. Si le débat persiste à revêtir des formes aussi violentes, il est à craindre que le mouvement #MeToo, pour ce qui concerne notre pays au moins, se solde par la défaite de toutes et de tous. S’il est un autre phénomène éclatant depuis la cérémonie des César, c’est que le lynchage médiatique en cours n’est plus seulement celui d’un homme ; c’est un lynchage généralisé contre toute personne osant soutenir cet homme. Il apparaît ainsi que l’idée de « complicité », en vogue sur les réseaux sociaux, est en décalage total avec son sens juridique.
Ces derniers jours ont montré que le lynchage populaire tend à croître de façon exponentielle, jusqu’à s’étendre désormais à qui ose témoigner la moindre estime à Roman Polanski ou la moindre sympathie à l’une des personnes qui l’ont soutenu. Il n’est qu’à voir le sort fait sur les réseaux sociaux aux comédiens Jean Dujardin, Fanny Ardant ou même Isabelle Huppert, qui n’a pourtant fait que citer Faulkner – « Le lynchage est une forme de pornographie. » Jusqu’au comédien Gilles Lellouche, qui a déploré publiquement avoir reçu de nombreux messages de haine, via les réseaux sociaux, l’accusant d’être « complice de viol » ou de « cautionner la pédophilie » pour avoir osé défendre son ami Jean Dujardin.
Cette dénonciation de faux « complices » participe de cette logique globalisante et simpliste, qui rend impossible tout dialogue : tous ceux qui ne sont pas avec moi sont avec l’ennemi ! Certains voient ainsi une complicité de viol dans le seul fait d’être allé voir J’accuse au cinéma. L’idée pourrait prêter à rire et n’aurait même pas mérité que l’on s’en préoccupe s’il ne fallait pas constater que de tels raccourcis rencontrent un réel succès sur les réseaux sociaux.
En définitive, si l’on refuse la guerre de toutes contre tous au nom d’un certain féminisme, nous n’avons d’autre choix que d’appeler à un retour au dialogue, au débat d’idées et à la pensée complexe. Dans une démocratie, la fin poursuivie – si juste soit-elle – ne justifie pas de confisquer le débat en ostracisant tout discours divergent. Pas davantage, la « fin juste » ne saurait justifier que l’on empêche ce débat en réduisant la diversité des opinions à deux « camps », dont l’un serait la vertu et l’autre le vice.
Les déferlements de haine n’a rien à voir avec le droit.
Le féminisme est une grande idée, une lutte de tous les jours pour construire un monde meilleur où les femmes auront toute leur place et tous leurs droits. Les déferlements de haine aveugle qui traversent aujourd’hui certaines franges du mouvement féministe mais également des pans entiers de la population n’ont rien à voir avec le droit. Ils ont tout à voir avec la vengeance, avec ces pulsions archaïques que l’on aimerait excuser au nom de souffrances millénaires, mais qui font tant de mal à notre État de droit.
Cette généralisation de la haine, que Polanski cristallise, n’est pas propre au cinéma. Elle s’étend depuis plusieurs années à tous les pans de la société. En dépit des espoirs qu’ont fait naître les réseaux sociaux, l’incommunicabilité est aujourd’hui à son comble, et la haine grandit. Quand une société en est là, elle tombe en décomposition. »
Morgane TIRET, universitaire (dans Le Point).
(mars 2020)