Lors d’un « café civique », organisé par la Revue Civique fin mai dernier au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po), Jeannette Bougrab est revenue sur son livre « Ma République se meurt » (Grasset) et s’est confiée, fortement, sans détour. Sur ses combats pour la cause des femmes issues de l’immigration, victimes de violences et d’injustices, sur sa lutte contre l’obscurantisme des islamistes radicaux, sur les difficultés traversées, les menaces et insultes dont elle a fait l’objet. « À ceux qui, en France, posent la question de l’avènement espéré d’un « Islam éclairé », je réponds bien sûr qu’il peut être espéré, que toutes les croyances sont naturellement compatibles avec la République, mais que la question aujourd’hui est plutôt celle d’avoir une République ferme et forte », a-t-elle notamment affirmé, lors de cette rencontre. Extraits.
« Le sujet sur lequel j’ai commencé à travailler, en particulier quand j’étais membre du Haut Conseil à l’Intégration, concernait le travail et le droit des femmes immigrées. Nous avions abordé la question des femmes de nationalité étrangère, venues en France dans le cadre du regroupement familial. Je me suis rapidement rendue compte qu’il était politiquement très incorrect de parler d’un certain nombre de sujets, y compris quand il s’agissait d’améliorer la condition des femmes immigrées, ces figures invisibles. Invisibles car, quand on parle d’immigration et d’intégration, est très souvent mise en avant la figure masculine du travailleur immigré, venu sur les chaines de montage des constructeurs automobiles. Dans ce schéma, on ne voit pas les femmes, cantonnées à la maison.
Quand je me suis penchée sur ces questions, il était assez facile pour les hommes d’avoir une forme de domination sur leur femme, en procédant à un chantage aux papiers. Car il suffit que l’homme décide de répudier, y compris dans le pays d’origine, pour que la femme se retrouve en situation irrégulière. On a constaté de telles situations, où des hommes allaient au pays pour répudier leur femme. Et comme il y a une période transitoire où le titre de séjour est lié à la communauté de vie, ces femmes se retrouvaient extrêmement fragilisées. Elles étaient aussi mère, ainsi mises en situation d’être expulsées du territoire national.
Il me semblait pour le moins étrange qu’en France, pays où l’on inscrit au fronton des bâtiments publics « Liberté, Égalité, Fraternité », on puisse aussi aisément reproduire les effets de règles issues de la loi coranique, adoptée dans d’autres pays.
L’idée était donc de savoir de quelle manière on pouvait réfléchir à la situation de ces femmes, sachant que dans la plupart des études, les femmes n’étaient jamais étudiées en tant que telles. J’ai avancé dans cette direction et évoqué un certain nombre de sujets, comme celui de l’excision. Les gens pensent souvent que la question est réglée en France, mais ce n’est malheureusement pas le cas. Des flux migratoires importants concernent par exemple le Mali, pays où près de 100 % des jeunes femmes sont excisées. Et c’est la même chose en Égypte, tout comme en Indonésie…
Le sujet de l’excision,
et des mariages forcés
Finalement, il s’agit d’une pratique qui n’a rien à voir avec la religion, mais il existait malgré tout une sorte de chape de plomb sur le sujet. Parce que condamner clairement l’excision, même si effectivement nul ne peut ignorer la barbarie d’une telle pratique, pour certains c’était en quelque sorte critiquer une coutume et porter un jugement de valeur sur la culture de l’Autre. Cet Autre, qu’on a colonisé, nous rappelaient les mêmes, cet Autre avec lequel on avait déjà été si « méchant » qu’on ne pouvait être en mesure de juger ces pratiques, sauf à verser dans le fameux « occidentalo-centrisme »…
Il y a aussi, dans les sujets difficiles et souvent tabous, la question des mariages forcés : dans les pays d’origine mais aussi en France. Il y a en effet des mariages civils prononcés en France, avec de jeunes femmes la plupart du temps en larmes, qui ne parlent pas le français et se retrouvent devant un Maire ou un adjoint, qui ne comprend pas très bien ce qui se passe et ne demande pas son avis à la jeune femme. Le mariage est vite prononcé… Il est trop souvent arrivé que des maires ou des maires-adjoints ferment les yeux sur de telles situations.
Il y a ce qu’on appelle les mariages arrangés, dits « coutumiers », qui concernent de très jeunes femmes, adolescentes, qui se marient par arrangement vers 13 ou 14 ans et même parfois avant ! Nous avons réussi, il y a quelques années, grâce à une action déterminée, à faire en sorte que les femmes ne puissent plus se marier en France avant l’âge de 18 ans, et non dès 15 ans comme cela était possible jusqu’en 2004.
Nous avons évidemment travaillé aussi sur la polygamie, qui était un problème soi-disant réglé. En apparence seulement ! Je rappellerais simplement qu’à Mayotte la polygamie était légale jusqu’en 2004 et qu’avant la départementalisation de l’île, les femmes étaient exclues de la magistrature !
La France schizophrène
Sur tous ces sujets, la France m’apparaît, en fait, schizophrène. Après tout, notre pays a toujours su déroger aux principes qui paraissent pourtant si forts et importants : si on prend l’exemple d’un département comme l’Algérie pendant la période coloniale, on y a rémunéré les imams et, de fait, on estimait que les indigènes, les gens comme mes parents, n’étaient pas totalement dignes des principes que la France défendait. C’est un problème général, si l’on pense par exemple à Jules Ferry : tout le monde en retient sa face de lumière, sa promotion de l’école laïque pour tous, et on oublie ses discours sur l’inégalité des races. Le discours ambitieux sur l’école laïque n’était, semble-t-il, pas totalement applicable aux départements comme l’Algérie. Il est donc facile au communautarisme de prospérer en France parce que, au fond, la République a été faible et a toujours dérogé aux principes qui sont les siens. Les premières condamnations pénales, avec des peines de prison ferme, appliquées en France en matière d’excision ne remontent qu’au début des années 90 ! Et encore, elles ont été appliquées parce que la petite fille était décédée…
Nous avons par ailleurs dénoncé la convention que la France avait signé avec le Maroc dans les années 1982-1983, et qui avait conduit la France à accepter l’application de lois marocaines notamment en matière de répudiation, de polygamie et de droits (totalement inégalitaires) de successions. Ceci en contrepartie d’une coopération des autorités marocaines pour intervenir dans les cas de kidnappings d’enfants, qui concernaient souvent des femmes seules qui ne revoyaient jamais leurs enfants une fois que les hommes les enlevaient et les plaçaient dans leur famille…
Nous avons aussi fait reconnaître le droit d’asile en France pour les femmes qui fuyaient leur pays pour protéger leur(s) enfant(s). Certains remarquaient que de telles mesures risquaient de stigmatiser les immigrés. J’étais, la plupart du temps, assez dépitée et découragée, voire même en colère. Car quand on souhaite empêcher une femme de porter la burqa, on peut passer pour d’horribles liberticides ! Même chose si je refuse de débattre avec quelqu’un qui propose un moratoire pour la lapidation des femmes, comme Tariq Ramadan. Songez qu’il y a encore un an, on lapidait au Mali ! Je suis libre de débattre avec qui je veux, c’est cela aussi la liberté d’expression et de pensée. Et si on m’accuse de stigmatiser l’Islam, alors on ne doit pas tout à fait avoir la même définition de l’Islam et de la dignité humaine.
L’Islam qui arrive aujourd’hui dans les quartiers n’est pas l’Islam que mes parents ont connu et vivent, ni celui de mes grands-parents. Je fais référence ici à l’importation de ce fondamentalisme, influencé par le wahhabisme, saoudien, qatari, etc. On peut ainsi voir des gamines totalement couvertes, de la tête aux pieds, des gamins qui se convertissent et qui sont les plus radicaux. C’est un phénomène qui n’a d’ailleurs rien à voir avec l’immigration en tant que telle. On m’accuse à longueur de temps de stigmatiser l’Islam. Mais quand je parle d’une gamine de 14 ans qui, au Pakistan, s’est prise une balle dans la tête sur décision des fondamentalistes, je n’ai pas le sentiment de stigmatiser l’Islam ! Au contraire, je montre que des jeunes filles qui n’ont pourtant pas accès aux études sont capables de comprendre, mieux que n’importe qui en France, les méfaits et la tragédie de l’obscurantisme.
Tragédie de l’obscurantisme
La vigilance doit être désormais quotidienne : parce que de l’autre côté de la Méditerranée, en Tunisie, un avocat est assassiné parce qu’il est laïc et se revendique comme tel ; parce que de l’autre côté de la Méditerranée, une gamine a préféré avaler de la mort aux rats, et mourir dans d’atroces souffrances, plutôt que de rester mariée avec son violeur ; parce qu’au Maroc, où tout le monde va passer ses vacances, on oublie que, dans le code pénal, quand un violeur épouse sa victime, il échappe à la prison. Au Maroc d’ailleurs, des gens ont créé un mouvement, qui s’appelle « Pique-nique au Maroc » : ils veulent tout simplement manger pendant le ramadan.
Dans notre pays, quand on parle de la centaine de djihadistes français qui combattent en Syrie, on est encore trop souvent accusé de stigmatiser l’Islam. Si l’on parle de ce jeune fondamentaliste qui a voulu tuer un militaire, on stigmatise l’Islam ! Que l’on parle de ces convertis qui ont massacré à coups de machettes un soldat britannique, on stigmatise l’Islam ! Et quand la maman (voilée) du soldat français d’origine marocaine qui a été tué par Mohamed Merah va dans les quartiers pour expliquer la folie de l’intégrisme, là encore, on stigmatise l’Islam !
Le vrai sujet de l’école
Je suis frappée par l’incohérence de ceux qui pensent encore que le modèle multiculturaliste peut représenter une solution, alors que les deniers attentats violents ont justement eu lieu au Royaume-Uni et à Boston, au nom du rejet de la société occidentale. Il y a quand même, là, un paradoxe. Je ne comprends même pas qu’on continue à en parler. On peut penser aussi à Theo Van Gogh, assassiné à cause de son film, « Soumission », sur l’Islam : à Amsterdam, capitale d’un pays au multiculturalisme longtemps affiché, il a été assassiné en pleine rue, en 2004. Pensons aussi à Ayaan Hirsi Ali, cette députée néerlandaise d’origine somalienne, amie de Théo Van Gogh et en rébellion contre le poids de l’Islam, qui a dû se réfugier aux États-Unis, notamment parce que les Pays-Bas n’ont pas été capable de la protéger et que la France n’a pas voulu ou su l’accueillir.
À ceux qui, en France, posent la question de l’avènement espéré d’un « Islam éclairé », je réponds bien sûr qu’il peut être espéré, que toutes les croyances sont naturellement compatibles avec la République, mais que la question aujourd’hui est plutôt celle d’avoir une République ferme et forte. Ainsi, quand la mairie du Havre jette des dizaines de kilos de mousse au chocolat, parce qu’elle anticipe la présence de gélatine de porc au moment de l’ouverture de la campagne des Restos du Coeur, partant aussi du principe que les parents allaient scruter le moindre repas servi dans les cantines scolaires, on a beau espérer tout l’Islam des Lumières que l’on veut, c’est de la bêtise !
En France, nous avons toujours eu tendance à privilégier la liberté de culte et nous pensons qu’en prévoyant un programme de construction de mosquées, nous allons résoudre le problème de la montée du fondamentalisme dans les quartiers. Le vrai sujet, pour moi, c’est l’école, l’éducation, à réaffirmer et à promouvoir dans les quartiers. On veut construire une mosquée dans le grand Est parisien, comme si cela allait résoudre les problèmes sociaux et culturels, qui sont d’abord liés à la formation, à l’éducation, au fait d’acquérir un sens critique, une distance vis-à-vis des dogmes.
Je perds espoir…
Quand la seule proposition qu’on fait dans les prisons est de mettre à la disposition des jeunes délinquants des imams, au lieu de dire qu’on va leur faire passer des diplômes, les former, leur apprendre à lire et à écrire (puisque beaucoup ont arrêté l’école précocement), je m’inquiète. Les gamins vivent au milieu des rats, sont entassés dans une prison et on leur dit, en substance : « Ne vous inquiétez surtout pas, on vous envoie Dieu, tout va être résolu, votre rédemption ne viendra pas de la compréhension que vous avez de la loi et des principes de la société ». Si on pense que c’est en envoyant des imams et en construisant des mosquées qu’on va résoudre le problème du chômage dans les quartiers, celui de la déscolarisation, du désœuvrement, c’est que la France a un problème !
Je perds peu à peu espoir, je dois l’avouer… Je rappelle au passage que 30 % des Tunisiens de France ont voté pour le mouvement Ennahda, c’est-à-dire pour les islamistes. Cela veut dire que des gens qui n’ont pas été de l’autre côté de la Méditerranée, qui n’ont pas vécu l’oppression du pouvoir de Ben Ali, votent pour les intégristes ! Ils sont en France, ont grandi en France, ont été à l’école de la République et pensent que le summum de la démocratie, ceux qui peuvent tourner la page Ben Ali, ce sont les Frères musulmans…
Aussi quand je vois qu’une Ministre de la République se voile au Maroc, je m’en étrangle ! Si elles se voilent au Maroc, mais qu’est-ce que ça va être ailleurs ? Alors que nous nous battons pour qu’il n’y ait pas de voile dans les crèches, les établissements publics, d’autres portent le voile au Maroc, nous plantant ainsi véritablement un couteau dans le dos !
Je reste fermement attachée à ce principe de Laïcité, je continue à porter la bonne parole devant beaucoup d’associations et d’organisations… mais j’ai parfois la tentation de fuir, et de laisser ce combat à d’autres. Les gens me disent « mais ce n’est pas possible de fuir ». Mais qu’ils essaient de vivre ce que je vis au quotidien, je suis une femme seule, avec ma fille adoptive, je dois essuyer des menaces, des insultes, je me fais cracher dessus, on ennuie même parfois mes parents… Il faut que je sois viscéralement attachée aux valeurs de Laïcité pour continuer inlassablement à faire entendre ma voix sur le sujet ! »
Jeannette BOUGRAB, ancienne Secrétaire d’État, ancienne Présidente de la HALDE, universitaire, auteur de «Ma République se meurt »
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013 / Repris sur Rue89 le 17/12/2013)
► Se procurer la revue