Jean-Marc Sauvé: ouvrir notre démocratie

Jean-Marc Sauvé

Avant même le « choc » de l’affaire Cahuzac, Jean- Marc Sauvé, premier Vice-président du Conseil d’État, l’une des plus hautes autorités françaises, s’exprimait sur les « futurs possibles » de la démocratie représentative. Il évoquait notamment les devoirs « de chaque représentant » élu : « prendre au sérieux les exigences, notamment de désintéressement, qui s’attachent à son mandat. Cela implique notamment de prévenir les conflits d’intérêts potentiels et de porter les valeurs d’intégrité, d’impartialité et de probité au sommet des principes déontologiques ». Et d’ajouter : « je ne crois pas qu’il soit possible ou souhaitable de lutter contre des aspirations profondes qui traversent la société, comme celle de la transparence ». Jean-Marc Sauvé estime qu’il faut, aujourd’hui, « faire une plus grande place aux mécanismes de démocratie directe » : « il convient, dit-il, de développer des structures et procédures permettant l’épanouissement de mécanismes » de démocratie participative.

Les futurs de la démocratie représentative passent, je le crois, par une clarification du sens de la représentation (I), par une revalorisation de la fonction de représentation (II) et par une juste articulation avec des mécanismes de démocratie directe (III).

I. Clarifier ce que représenter veut dire.
La démocratie représentative suppose, en premier lieu, des représentants. Ceux-ci siègent dans différentes institutions et, d’abord, au Parlement. Intellectuellement – et schématiquement – deux conceptions s’opposent : celle de la souveraineté populaire, incarnée par Rousseau et le « Contrat social », selon laquelle la souveraineté appartient à chacun des citoyens formant le peuple et à l’ensemble d’entre eux ; et celle de la souveraineté nationale, décrite par Sieyès dans « Qu’est-ce que le Tiers-État ? », selon laquelle la souveraineté est du ressort de la Nation, cette entité recouvrant un être collectif qui englobe les générations présentes, passées et futures.

Cette seconde conception est à l’origine de la théorie du mandat représentatif : le représentant ne peut être lié dans ses choix, car il représente la Nation, non ses électeurs. L’analyse de nos Constitutions successives révèle, en France, « une préférence assez continue pour la doctrine de Sieyès ». Le Conseil constitutionnel a aussi souligné, dans plusieurs de ses décisions, que chaque membre du Sénat et de l’Assemblée nationale « représente au Parlement la Nation toute entière et non pas la population de sa circonscription d’élection »(1).

Cette conception est toutefois insuffisante à rendre compte de l’idée de représentation, surtout au regard de la crise de la représentation, idée devenue banale, et aux nouveaux sens, voire à la polysémie, qui s’attachent au mot « représenter ». Le professeur Denquin souligne ainsi qu’en matière politique, « représenter peut signifier trois choses »(2). En premier lieu, « tenir lieu de » : en matière de théorie du mandat politique, le titulaire d’un mandat représentatif « se substitue à celui qu’il représente », puisqu’il n’existe pas de mandat impératif. En second lieu, représenter peut signifier « ressembler » : c’est à ce sens que se rattache, par exemple, l’idée, non de représentation, mais de représentativité d’une institution. La question est alors, par exemple, de savoir si le Parlement est représentatif, en termes notamment de genre et d’origines, de la population française. Enfin, en un troisième sens, représenter peut signifier « être le porte- parole de », ce dernier sens étant sans doute de plus en plus prégnant.

Une crise de l’idée de représentation

Ces différentes significations de la représentation ont tendance à se confondre de nos jours et participent de la crise de la démocratie représentative. En particulier, un représentant du peuple dans les institutions politiques que sont l’Assemblée nationale et le Sénat ne saurait être le porte-parole d’intérêts particuliers. Mais ces effets de miroir hantent la représentation, car « le discours politique veut séduire et personnaliser [chaque citoyen] dans sa précieuse différence »(3). D’autres institutions peuvent pourvoir à cette fonction, qu’elles soient des institutions de la République, comme le Conseil économique, social et environnemental, ou des institutions reconnues par elle, telles que les associations ou les syndicats. La question de la représentativité est également délicate. Certes, on ne peut que se réjouir de voir émerger des assemblées plus illustratives de la diversité de la société française et il faut promouvoir cette hétérogénéité, mais il faut aussi éviter, dans notre modèle représentatif, que cet élément de spécification ne devienne le point nodal dans la prise de décision publique. Pour finir sur ce premier point, je voudrais souligner que la crise de nos institutions représentatives, sur laquelle il est devenu commun d’insister, est peut-être d’abord une crise de l’idée même de représentation. Apporter des réponses à cette crise suppose de revaloriser la fonction de représentation au sein de nos institutions (II) et de donner une juste part à des instruments de démocratie directe (III).

II. Revaloriser la fonction de représentation du Parlement au sein de nos institutions. La revalorisation de la fonction de représentation jouée par le Parlement au sein de nos institutions tient tant au plein exercice qu’au juste exercice de ses fonctions. Le plein exercice de ses fonctions, tout d’abord, n’est possible que si le Parlement, au sein de nos institutions, dispose des moyens d’accomplir les tâches qui lui sont confiées, principalement l’exercice du pouvoir législatif et la fonction de contrôle du Gouvernement. À cet égard, la Ve République a constitué une rupture : la volonté de lutter contre les excès de la souveraineté parlementaire des IIIe et IVe Républiques a en effet conduit à la mise en place de mécanismes draconiens de rationalisation du parlementarisme. Ce « lacis de contraintes », pour reprendre une expression d’Edgar Faure(4), a été renforcé en raison des circonstances politiques particulières ayant marqué les premiers temps de la Ve République, mais aussi de la présidentialisation accrue issue de l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.

Le juste exercice de la représentation

La Constitution de 1958 a eu un mérite, qui procède aussi de la loi électorale, c’est-à-dire du scrutin majoritaire : l’instauration de la stabilité gouvernementale et, par suite, la clarté des choix politiques lors des élections nationales et la possibilité d’une action publique efficace. Les citoyens identifient désormais sans peine qui porte les responsabilités politiques. Mais notre organisation politique est, depuis plusieurs décennies, en quête d’une meilleure balance entre les pouvoirs. L’évolution des rapports entre le Gouvernement et sa majorité et l’émancipation progressive de celle-ci, la reconnaissance lente mais sûre de droits de l’opposition, l’instauration de la session unique en 1995, le contrôle des finances sociales avec, depuis 1996, les lois de financement de la sécurité sociale, le renforcement du rôle budgétaire du Parlement avec les lois organiques sur les lois de finances de 2001 et 2005, tous ces jalons ont constitué des étapes importantes de la recherche d’un meilleur équilibre.

La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a constitué à cet égard une avancée significative dans la pondération des prérogatives, au sein de la procédure législative notamment, du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. Elle a également permis, entre autres, d’accroître les pouvoirs de contrôle du Parlement et de substantiellement renforcer les pouvoirs du juge constitutionnel. Ces mesures sont connues : il n’est pas nécessaire d’y revenir.

Mais le débat sur l’équilibre entre les institutions n’est pas le seul qu’il faille mener. Il me semble que la revalorisation de la fonction de représentation au sein de nos institutions tienne également, et pour beaucoup, à deux autres facteurs : l’efficacité des politiques conduites en moyenne et longue période et l’exemplarité du comportement des représentants. Il faut donc veiller à passer du plein exercice au juste exercice de la représentation.

Les institutions ne peuvent en effet qu’être dévalorisées si l’action publique n’est pas assumée par les dirigeants, comme c’est parfois le cas en matière européenne, si elle n’est pas comprise par les citoyens, si elle n’est pas efficace et ne donne pas les résultats escomptés et/ou si la conduite des dirigeants apparaît comme indigne ou simplement critiquable aux citoyens. Pour que les institutions représentatives soient respectées, il faut qu’elles soient aptes à promouvoir effectivement le bien commun et qu’elles soient en outre respectables. Cela implique de la part de chaque représentant de faire preuve de lucidité dans le diagnostic et de courage dans la prise de décision publique et de prendre au sérieux les exigences, notamment de désintéressement, qui s’attachent à son mandat. Cela implique notamment de prévenir les conflits d’intérêts potentiels et de porter les valeurs d’intégrité, d’impartialité et de probité au sommet des principes déontologiques. Le populisme, que l’on voit périodiquement ressurgir, chez nous comme dans d’autres pays de l’Union européenne, se nourrit certes de la crise économique ; mais il prospère également sur des choix stratégiques erronés et des échecs dans la conduite des politiques publiques, comme sur certaines dérives de la démocratie représentative et les déceptions qu’elle engendre.

Sans parler de comportements pénalement répréhensibles, comme la corruption ou la prise illégale d’intérêts, une déontologie particulière doit guider l’action des représentants du peuple. L’Assemblée nationale comme le Sénat y ont pourvu, sans que les procédures mises en place ne soient toujours exemptes d’interrogations, voire de critiques. L’acuité des questions déontologiques a été renforcée par certains débats récents : comment encadrer efficacement la représentation d’intérêts (le lobbying) ? Sous quelles conditions un parlementaire peut-il être en même temps avocat ? Faut-il limiter le cumul des mandats ?

L’enjeu de la transparence

Il me semble toutefois que ce qui est en cause en matière de cumul de mandats soit moins un potentiel conflit d’intérêts qu’un conflit d’agendas, un mandat parlementaire national, comme la plupart des mandats exécutifs locaux, exigeant chacun une grande disponibilité et apparaissant de plus en plus comme exclusif l’un de l’autre. De surcroît, dans la pureté de la théorie française de la souveraineté nationale, le parlementaire représente la Nation en son ensemble, le Peuple tout entier. Ce mandat s’accorde donc mal avec des ancrages locaux trop marqués.

Enfin, quels que soient les devenirs possibles de la démocratie représentative, ceux-ci feront très certainement place à une plus grande transparence. Je mesure les contraintes que cette exigence est susceptible de faire peser sur les élus. Mais je ne crois pas qu’il soit possible ou souhaitable de lutter – lorsque la vie privée n’est pas en jeu et qu’aucun intérêt public ne s’y oppose – contre des aspirations profondes qui traversent la société, comme celle de la transparence.

La revalorisation de la fonction de représentation tient donc aux équilibres entre institutions, mais également à la capacité des représentants à faire face aux enjeux et défis d’une société et aux comportements, individuels et collectifs, des représentants. Beaucoup a été fait dans ce sens depuis plusieurs années, mais, indéniablement, des progrès restent encore à accomplir. La prochaine loi sur la déontologie de la vie publique devrait permettre de les consacrer au Parlement, comme au sein du pouvoir exécutif, de la justice et de l’administration.

III. Articuler démocratie représentative et mécanismes de démocratie directe.
Si l’idée de représentation elle-même est en crise, revaloriser la fonction de représentation n’apparaît pas comme le seul avenir possible. Car en un temps où, pour reprendre une distinction conceptualisée par la professeure de philosophie politique Hannah Pitkin, la représentation comme acting for, représentation-incarnation de la Nation, cède le pas à une représentation comme standing for, représentation-miroir de ce que pensent les représentés(5), sans doute faut-il faire une plus grande place, à côté de la démocratie représentative, aux mécanismes de démocratie directe. Le postulat sur lequel se fonde cette idée est qu’en permettant une expression directe des citoyens s’estompera la tentation pour les représentants de se faire « miroir des représentés » et, en outre, que s’atténuera l’impression des représentés, de plus en plus communément exprimée, que leur voix ne se retrouve pas, ou pas suffisamment, dans l’expression de leurs représentants. En d’autres termes, à côté des institutions de la démocratie représentative, il convient de développer des structures et procédures permettant l’épanouissement de mécanismes de démocratie directe.

Un « impératif délibératif »

Je ne souhaite pas aller très en avant sur ce point parce que je prendrais le risque d’empiéter sur l’exposé du professeur Manent(6). Mais la question du lien entre la démocratie représentative et la démocratie directe doit évidemment être posée. Aucune réponse simple ne peut y être apportée et ce choix est l’un des dilemmes les plus profonds auxquels ont été et restent confrontés les régimes démocratiques. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est toutefois l’émergence d’un « impératif délibératif »(7), d’un « devoir débattre »(8). Il y a dans cette idée un lien évident avec de nombreux travaux, à commencer par ceux de Jürgen Habermas et du professeur Bernard Manin9. Selon ces auteurs, la « raison procédurale » doit être vue comme une condition essentielle de la légitimité de la décision publique, car le principe de la légitimité démocratique lui-même « doit être recherché dans le processus de formation de la décision collective »(10).

La démocratie ne peut rester immobile

Une fois le principe d’une part de démocratie directe posé, doit être traitée la question de sa mise en œuvre. Le référendum est la forme qui vient le plus naturellement à l’esprit(11). Mais les formes de participation directe, de collaboration des citoyens sont très variées et elles peuvent venir en appui des mécanismes de démocratie représentative. Les différents forums dans lesquels les citoyens peuvent exposer leurs points de vue avant qu’une la loi ou un décret ne soit adopté paraissent ainsi particulièrement adaptés à une bonne articulation entre démocratie représentative et démocratie directe – par exemple les débats publics qui sont menés sur des choix de société ou de grands projets d’aménagement ou encore les consultations, notamment par Internet, qui peuvent être menées sur des projets de texte. Il faut notamment que les potentialités de mobilisation d’Internet et des réseaux sociaux soient exploitées – mais il ne faut pas s’en dissimuler les difficultés et les dangers, dont celui d’un traitement superficiel ou excessivement minoritaire des sujets, qu’il convient de prévenir. La démocratie directe ne doit ainsi venir qu’en  appui, comme la « béquille » d’une démocratie représentative qui doit demeurer le point d’équilibre de notre régime politique.

La démocratie représentative doit aussi se conjuguer avec le dialogue social, pour éviter l’instabilité ou l’inacceptabilité de la norme en matière sociale et pour favoriser sa pertinence. Il faut ainsi veiller à insérer dans la procédure d’élaboration de la loi la concertation avec les partenaires sociaux : la « loi Larcher » du 31 janvier 2007, d’où est issu l’article L.1 du Code du Travail, prévoit ainsi une procédure d’information et, le cas échéant, de négociation entre partenaires sociaux avant le dépôt de tout projet de loi portant sur les relations du travail. Le Gouvernement actuel propose d’ériger au niveau constitutionnel cette règle législative, de telle sorte que l’obligation de dialogue social préalable s’impose juridiquement au Gouvernement et au Parlement.

Les futurs de la démocratie représentative sont donc multiples et les institutions qui l’incarnent seront, nécessairement, amenées à évoluer. On n’imagine pas, au demeurant, qu’un modèle démocratique, quel qu’il soit, puisse demeurer immobile, alors que la société, notamment de l’information, évolue si rapidement et si profondément autour de lui. Ces futurs sont incertains, mais ils passent au moins par une clarification des sens de ce que l’on est en droit d’attendre de la démocratie représentative, par une revalorisation des institutions de cette démocratie et par une juste articulation avec certains instruments de démocratie directe.

Jean-Marc SAUVÉ, premier Vice-président du Conseil d’État
(In La Revue Civique n°11, Printemps-Été 2013)
Se procurer la revue
 

1) Voir CC, décision n° 99-410 DC du 15 mars 1999, csdt 9 ; CC, décision n° 2004-490 DC du 12 février 2004, csdt 14 ; CC, n° 2007-457 DC du 15 février 2007, csdt 10. Pour un point détaillé sur la jurisprudence relative à ce sujet, voir A.-M. Le Pourhiet, op. cit., p. 10 et s.

2) J.-M. Denquin, « Démocratie participative et démocratie semi- directe », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2008, n°23.

3) L. Jaume, « Représentation », in Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003. Spéculaire : qui réfléchit comme un miroir (Petit Robert).

4) E. Faure, Allocution de fin de session, 2e séance du 21 décembre 1977, JOAN, p. 9139.

5) H. Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967 ; voir aussi S. Pierré-Caps, « Représenter la société civile ? », in Représentation et représentativité, op. cit., p. 30-32.

6) Intervention consultable en ligne sur revuecivique.eu

7) L. Blondiaux, Y. Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, 2002, n° 57, p. 17-35.

8) C. Blatrix, « Devoir débattre. Les effets de l’institutionnalisation de la participation sur les formes de l’action collective », Politix, 2002, n° 57, p. 79-102.

9) Voir notamment J. Habermas, Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997 ; B. Manin, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, 1985, n° 1, p. 72-94.

10) B. Manin, « L’idée de démocratie délibérative dans la science poli-tique contemporaine. Introduction, généalogie et éléments critiques », Politix, 2002, n° 57, p. 38.

11) Sur ce point, J.-M. Sauvé, « Référendum et démocratie », colloque Théorie et pratiques du référendum de la SLC du 4 novembre 2011, disponible sur le site du Conseil d’État.