Jean-François Mattei : les mutations de l’humanitaire

Le Président de la Croix-Rouge française dresse, dans cet article, un large panorama de l’action humanitaire et de ses évolutions actuelles. Il décrit une « nouvelle période », qu’il qualifie de « post-moderne », la fin d’une époque où l’interventionnisme occidental et le droit d’ingérence des ONG dominaient. Il analyse l’implication accrue des acteurs locaux, des États aussi. « Les raisons politico-religieuses peuvent porter atteinte au principe d’universalité posé à l’origine », écrit-il, en référence aux cas libanais et syriens. Jean-François Mattei observe aussi la montée en puissance des financements publics. Il en déduit que « l’indépendance des organisations humanitaires est en jeu » : « plus les bailleurs publics interviennent, plus on voit qu’ils souhaitent peser sur les modalités de l’action humanitaire qu’ils jugent trop hétérogène, inégale, peu coordonnée et finalement insuffisamment contrôlée ».

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L’action humanitaire s’efforce de permettre à toute personne humaine de vivre dignement sa vie d’humain, avec la liberté et la responsabilité de ses choix, en toute autonomie. Au fil des siècles, elle a toujours évolué au travers de ruptures radicales liées aux contextes historiques et aux changements des mentalités.

Une histoire faite de ruptures

Le quasi-monopole religieux dans les actions destinées à secourir et à accompagner les personnes les plus démunies est soudainement contesté par les penseurs du siècle des Lumières. Ceux-ci substituent l’idée de philanthropie à celle de charité et introduisent, pour la première fois, le terme d’« humanitaire » pour désigner toute action qui produit un bien pour l’humanité. Ainsi commence la période de « l’humanitaire moderne » qui se concrétise par la création du Mouvement Croix-Rouge en 1864 à l’initiative d’Henry Dunant, bouleversé par sa découverte du champ de bataille de Solférino. Cette première rupture est essentielle car elle dessine les contours des grands principes d’« humanité », d’ « impartialité », de « neutralité » et d’« indépendance », qui fondent encore toute action humanitaire. Elle coïncide aussi avec la perte d’influence de l’Église et l’émergence du concept de « Laïcité ».

À la fin des années 1960 survient une nouvelle rupture à l’occasion de la guerre du Biafra. Devant les horreurs de cette guerre civile, singulièrement la souffrance des enfants victimes de la famine, quelques médecins « humanitaires » décident de s’affranchir de la neutralité et de l’impartialité de la Croix-Rouge. Ils choisissent de rompre le silence et de prendre l’opinion à témoin, par médias interposés, en dénonçant les responsables politiques et militaires. Revendiquant une totale indépendance grâce aux dons reçus des particuliers, ils s’affranchissent des frontières pour agir partout où des besoins humanitaires apparaissent. C’est ainsi que naît Médecins sans frontières (MSF) et plus généralement le « mouvement sans-frontiériste ». Cette période « néo-moderne » se caractérise par la multiplication d’organisations non-gouvernementales (ONG) partageant le même souci d’indépendance. Pendant près de quarante années, l’action humanitaire dans le monde a été dominée par cette pensée et ce mode d’intervention.
Depuis quelques années, une nouvelle rupture s’est produite, assez profonde pour remettre en cause les principaux déterminants du « sans-frontiérisme » et ouvrir une nouvelle période que l’on peut qualifier de « post-moderne ». Parmi les nombreux facteurs qui s’intriquent et s’additionnent, rendant discutable toute analyse trop schématique, certains sont plus significatifs.

La souveraineté des États

Le temps où les acteurs humanitaires prétendaient intervenir dans un pays, au besoin dans la clandestinité, en fonction de leur seule appréciation de la situation, semble s’achever. Certes, la souveraineté des États a toujours existé, mais cinquante ans après l’accession à l’indépendance, celle-ci est revendiquée avec de plus en plus d’exigences. Désormais, sauf exceptions, aucune action humanitaire ne peut se développer dans un État, sans que celui-ci la sollicite ou l’accepte. Nombreux sont les exemples récents d’ONG interdites de pénétrer dans un pays, voire expulsées pour des conduites déplaisant à l’autorité politique. De telles situations sont parfaitement décrites (Éthiopie, Sri-Lanka, Yémen, …) dans un ouvrage édité par Médecins sans frontières1. Il s’agit bien d’une mise en cause du principe initial qui consistait à intervenir, en toute indépendance, partout où des besoins humanitaires étaient identifiés.

Être humanitaire ne protège plus

En outre, eu égard à ce contexte nouveau, si lors d’un conflit civil un État autorise les organisations humanitaires à intervenir auprès des victimes, les acteurs humanitaires ont toute chance d’être considérés par les rebelles comme des alliés objectifs du pouvoir et donc comme des ennemis. Une telle évolution conduit les ONG à s’interdire d’intervenir dans des secteurs jugés trop dangereux. L’insécurité est désormais l’un des facteurs qui portent atteinte à l’indépendance des ONG. Être humanitaire ne protège plus ; les véhicules humanitaires, loin d’être respectés, sont même souvent pris pour cibles. Aujourd’hui, le « métier » d’humanitaire s’avère probablement l’un des plus dangereux qui soit. S’ajoute à cela des luttes d’influence à caractère ethnique et religieux qui accentuent encore la difficulté d’anticiper les risques dans un contexte imprévisible. Dès lors, nombre d’ONG s’appuient de plus en plus sur des acteurs locaux afin de diminuer les risques encourus par leurs volontaires occidentaux.

L’implication accrue des acteurs locaux est d’ailleurs une des revendications de plus en plus pressantes des États où interviennent les humanitaires. Ces États estiment le moment venu d’assumer eux-mêmes les actions humanitaires conduites sur leur propre sol et affirment leur volonté d’agir avec leurs propres organisations humanitaires. On peut y discerner les signes d’une deuxième révolution postcoloniale. Voir quelques humanitaires occidentaux prendre la direction opérationnelle d’équipes locales, souvent pour des actions ne nécessitant pas une expertise particulièrement compliquée, entre désormais dans le champ d’un passé au relent néocolonial. Il est vrai qu’on peut s’interroger sur la nécessaire présence d’humanitaires internationaux pour produire de l’eau potable et la distribuer, construire des latrines, gérer des déchets ou encore distribuer des aliments nutritifs lors de crises alimentaires. Seules resteront concernées, pour un temps encore, des interventions exigeant une forte technicité ajoutée qui fait encore défaut dans les pays, comme certaines médecines et chirurgies spécialisées par exemple. Il faut, évidemment, se réjouir d’une telle évolution plutôt que de la déplorer car cette autonomie nouvellement revendiquée signe le succès de l’action humanitaire qui ne vise jamais la pérennité mais l’acquisition d’une autonomie pleinement assumée. Pour autant, cette évolution est lourde d’enjeux pour les acteurs humanitaires d’aujourd’hui car ils doivent l’intégrer pour anticiper sur la formation des métiers futurs de l’humanitaire, désormais compris davantage comme des conseillers et des experts que comme des opérationnels.

J’ai longtemps cru que le mouvement Croix- Rouge et Croissant-Rouge était à l’écart de telles difficultés. D’abord, parce que le Comité International de la Croix-Rouge garde un rôle majeur dans toutes les zones de conflits, au prix parfois d’une diplomatie persévérante. Mais surtout, parce que la Fédération Internationale Croix-Rouge et Croissant-Rouge fixe pour règle qu’une société nationale – dite partenaire – ne peut intervenir dans un pays qu’à l’initiative de sa société nationale sœur – dite société hôte – qui sollicite sa participation pour une intervention conjointe. Ce fonctionnement constituait, à mon sens, le meilleur rempart vis-à-vis de la critique de comportements néocolonialistes. D’autant que la Fédération Internationale a fixé comme toute première priorité le renforcement des capacités des sociétés nationales des pays en développement, ce qui paraît conforme à l’objectif final d’autonomie. Pourtant, s’il est vrai que ces exigences fédératives évitent nombre d’ornières politiques, il s’avère que des problèmes peuvent néanmoins surgir, comme ailleurs, notamment pour des raisons politico-religieuses et financières.

Les logiques politico-religieuses

Les raisons politico-religieuses peuvent porter atteinte au principe d’universalité posé à l’origine. En effet, des exemples récents tels que le tsunami de 2004 dans le sud-est asiatique, la guerre du Liban en 2006 ou encore le conflit syrien actuel, montrent bien que les organisations humanitaires interviennent souvent selon une logique géopolitique, voire économique et parfois religieuse. De fait, les Sociétés du Croissant-Rouge s’imposent comme acteurs prioritaires, dès lors qu’il s’agit d’intervenir dans un pays où l’islam est la religion dominante ou exclusive en raison, notamment, de la plus grande confiance des populations vis-à-vis de l’emblème Croissant- Rouge. Cette évolution, initiée à la fin de la guerre froide, s’est accentuée au lendemain du 11 septembre, notamment du fait des conflits d’Irak et d’Afghanistan mais aussi de Libye, perçus comme un interventionnisme de plus des Occidentaux pour protéger leurs intérêts.

Cette constatation religieuse se double d’une nouvelle implication humanitaire des États, notamment depuis le tsunami. L’humanitaire d’État s’impose désormais dans presque toutes les situations difficiles pour des raisons évidentes : l’action humanitaire est l’occasion pour le pouvoir politique de redorer son blason dans l’opinion publique en affichant sa générosité et son humanité, mais c’est aussi le moyen de maintenir ou développer des liens privilégiés, politiques et économiques, avec les pays dans lesquels a lieu l’intervention. Un des dangers étant, dans des zones de conflits armés, la confusion entre l’action humanitaire et l’action militaire. Cette problématique a pris davantage d’importance avec les guerres d’Irak et d’Afghanistan et peut devenir une source de tension, voire d’insécurité accrue pour les humanitaires.

Les raisons financières sont aussi faciles à comprendre. Les États souverains qui rechignent devant l’intervention humanitaire d’organisations étrangères ne veulent plus assister à des mouvements de sommes d’argent importantes dépensées chez eux sans qu’ils en aient le contrôle ou y soient simplement intéressés. Ces revendications ont fini par s’imposer au plan multilatéral, notamment avec le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme. Les résultats n’ont, hélas, pas toujours été à la hauteur des attentes en raison d’une relative inexpérience de ces États encore jeunes dans l’accès et la gestion des financements internationaux ainsi que d’une corruption élevée parfois au rang de principe. Mais même pour des sommes de moindre importance confiées à une société Croix-Rouge occidentale pour intervenir dans un pays en développement, les revendications des sociétés sœurs pour un pourcentage qui leur reviendrait en propre se font de plus en plus pressantes. Les bailleurs ne l’entendent pas encore de cette oreille et le système actuel pourrait bien conduire à une impasse si des évolutions ne surviennent dans un proche avenir

Les financements publics et privés

Restent que les questions financières marquent aussi un net changement de période dans l’histoire de l’humanitaire. De la période religieuse au « sans-frontiérisme », la plupart des opérations étaient conduites grâce à la seule générosité des donateurs particuliers. Depuis trente ans, toutes les ONG, à l’exception notable de MSF, jonglent de plus en plus avec des bailleurs institutionnels multiples. La plupart des organisations humanitaires voient, aujourd’hui, la structure de leurs financements évoluer. L’analyse de l’évolution des parts relatives des financements publics et privés montre une tendance au croisement des courbes. S’agissant de l’action humanitaire internationale, la part des financements publics devient de plus en plus importante, souvent majoritaire, voire exclusive pour certaines ONG comme ACTED ou Première Urgence, qui reposent sur le seul financement institutionnel.

Les conséquences d’un financement public prépondérant, gouvernemental, européen ou multinational, sont évidentes. Ce sont évidemment les bailleurs qui choisissent leurs thématiques et leurs opérateurs. Ils imposent aussi leurs procédures et leurs évaluations. C’est donc bien « l’indépendance » des organisations humanitaires qui est en jeu puisqu’elles « dépendent » ou « dépendront » de plus en plus des financeurs publics. Il faut, en outre souligner deux éléments. D’une part, les ONG ont grossi considérablement et pour conserver leur taille économique sont entrées progressivement dans le champ des acteurs légitimistes comme la Croix-Rouge, et non plus contestataires comme elles l’étaient à leurs débuts. D’autre part, elles ne se cantonnent plus aux seuls terrains de conflits jugés insuffisants en termes de « terrain d’action », mais s’impliquent aussi dans les catastrophes naturelles et le développement.

Quoiqu’il en soit, plus les bailleurs publics interviennent, plus on voit qu’ils souhaitent peser sur les modalités de l’action humanitaire qu’ils jugent trop hétérogène, inégale, peu coordonnée et finalement insuffisamment contrôlée. Leur désir d’agir « au plus près » et de la manière la « plus efficace » possible, n’est pas sans provoquer de sérieux remous dans le monde de l’humanitaire. Ainsi en va-til du désir de l’Union européenne, inscrit dans le Traité de Lisbonne, de créer un corps de 10 000 volontaires de l’humanitaire capables d’intervenir, dès 2014, après une formation de qualité et des règles de sécurité bien définies. Ainsi en va-t-il aussi de l’ONU qui, au lendemain du tsunami de 2004, s’est engagée dans une réforme ambitieuse de l’organisation humanitaire. Face à une opposition vigoureuse des ONG, le projet s’est, pour le moment, réduit à l’organisation de « clusters », par champ de compétences, confiés à des organisations choisies pour leur expérience, dont beaucoup s’avèrent, d’ailleurs, être des agences onusiennes. Nul doute que l’ONU reviendra, tôt ou tard, sur le sujet tant les enjeux sont importants. La constatation qui s’impose est que les organisations humanitaires, singulièrement les ONG, ont bien perdu le monopole de l’intervention humanitaire qu’elles ont longtemps maîtrisée. Là encore, il leur faudra nécessairement évoluer pour s’adapter.

En toile de fond, d’autres questions majeures s’inscrivent encore pour souligner la véritable révolution qui s’opère dans le champ de l’humanitaire. D’une part, la définition du champ même de l’action humanitaire entre l’urgence, la post-crise et la réduction des risques avec la notion d’une action humanitaire durable au service du développement humain. D’autre part, des rapprochements devront être opérés entre l’action sociale conduite en France et l’action humanitaire menée à l’international puisque les objectifs poursuivis sont voisins. Enfin, les questions éthiques de l’action humanitaire, trop rarement ou maladroitement abordées, devront s’imposer comme règles de base dans toute action humanitaire. On le voit, le monde de l’humanitaire est en pleine transformation.

Jean-François MATTEI, Président de la Croix-Rouge Française
(in la Revue Civique n°10, Hiver 2012-2013)
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1) « Agir à tout prix », sous la direction de Claire Magone, Fabrice Weissman, Michaël Neuman, Médecins sans frontières, 2011.