Economiste, écrivain, éditorialiste, ancien Conseiller spécial du Président de la République François Mitterrand pendant dix ans, Jacques Attali est aussi le fondateur de quatre institutions internationales : Action contre la faim, Eureka, BERD et Positive Planet. Il était l’invité des « Rencontres de la Fondation EDF » (en juin 2016), événement animé par Olivier Poivre d’Arvor, en partenariat avec France Culture, La Revue Civique et Chantelivre. Thème : « Tout peut-il vraiment changer ? Les hommes, la gouvernance, le monde ». Synthèse de cette conférence ci-dessous, et courte vidéo d’entretien avec Jean-Philippe Moinet, sur les enjeux d’une réforme de la gouvernance, pour servir l’intérêt général sur le long terme.
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Vidéo d’entretien avec J Attali sur la réforme de la gouvernance publique.
Redonner du sens au temps
L’économie et la politique. La diplomatie et la culture. L’écriture et la musique. La France et le monde. Avec un parcours aussi riche, on peut s’interroger sur le rapport au temps de Jacques Attali qui aura su mener de front l’action et la réflexion de long terme. Olivier Poivre d’Arvor, au début du dialogue avec lui, lui rappelle : « Votre œuvre est obsédée par la question du temps ; d’ailleurs, vous êtes à la fois très pressé, par l’action, vous avez créé quatre institutions internationales, et en même temps vous avez de la distance… » Le citoyen Attali nous alerte à ce moment-là sur ce qui pourrait être l’un des maux de notre temps, le fait que « nous sommes dans un monde poussé vers l’instantanéité », « le moi d’abord, le moi tout de suite », une sorte de « narcissisme autiste et suicidaire ». C’est pourquoi, il essaie de « redonner du sens au temps ». La manière ? Celui que l’on connaît comme économiste a également dirigé plusieurs orchestres à travers le monde. La question du rapport au temps revient : « je parle de la musique car elle structure le temps, et le temps structure notre vie » martèle-il.
Si Jacques Attali se conjugue au passé eu égard à son impressionnant parcours, il se conjugue au présent, notamment par son ouvrage « 100 jours pour que la France réussisse » (Fayard), mais aussi au futur car, comme le mentionne Olivier Poivre d’Arvor, « vous êtes passionné non pas par la prophétie mais par l’anticipation. Dans votre livre ‘Peut-on prévoir l’avenir ?’ (Fayard), ajoute-t-il, on retrouve une réflexion sur le rapport entretenu avec la prédiction ». La création de Positive Planète (ancienne PlaNet Finance) s’inscrit également dans ce souci du futur, la structure ayant pour finalité, relève Jacques Attali, « d’aider à améliorer le sort des générations prochaines pour que personne ne dépende de la charité ». Pour cela, il faudrait agir vite et, selon lui, « que les forts soient patients et que les faibles soient impatients ; or, c’est l’inverse que l’on observe aujourd’hui : les faibles sont patients, les forts sont impatients».
La France et le (trop) court débat sur les réformes
L’articulation entre l’action et la réflexion se retrouve lorsque celui qui fut conseiller spécial du Président François Mitterrand évoque la situation de la France, dont il est convaincu qu’elle « est un grand pays et qu’elle doit devenir la plus grande puissance d’Europe ». Comment ? En faisant « d’énormes réformes, en une fois, au lendemain de l’élection présidentielle » préconise t-il. Et des remèdes le docteur Attali en a, comme « passer à 200 députés et 50 sénateurs » (…) réduire le nombre de collectivités territoriales : « nous avons plus de communes en France que tous les autres pays d’Europe réunis ». Réformer oui. Réformer efficacement… à condition « que le Président ne soit pas seul mais que son action résulte du soutien de la majorité parlementaire et de 25 millions de Français ».
« Les Français aimeraient avoir un homme d’Etat et non des hommes politiques ». Autre regret, pour Jacques Attali : le fait que « nous sommes un pays centralisé, nous ne nous réformons que de façon brutale et pas au fil de l’eau comme le font d’autres pays ». Faudrait-il alors une meilleure vision stratégique pour la France ? Pour lui, « sans vision du monde, on ne peut pas avoir de projet. Or, aujourd’hui la seule vision véhiculée est celle du ‘c’était mieux avant’ ; il est regrettable que ce soit implicitement l’idéologie dominante ». Pour lui, la formule ‘Ca va mieux’ (employée par François Hollande) « laisse entendre que c’était mieux avant. Or, si l’on pense que c’était mieux avant, c’est fini ! Car nous ne reviendrons pas à avant ».
Nos atouts, notre mer, notre langue…
A propos de vision et de réformes pour « redresser la France », Olivier Poivre d’Arvor relève « deux sujets que vous avez traité avec beaucoup de vigueur : la francophonie et la mer. Deux sujets de nostalgie… et de perspective ».
Jacques Attali souligne le fait que « notre mer, notre littoral demeure un atout incroyable, nous avons une présence Outre-mer extraordinaire, nos ports pourraient être dans l’avenir des atouts majeurs ». Et de convoquer l’histoire en rappelant que « toutes les villes qui ont jadis dominé étaient des ports, à l’instar notamment de New-York ; c’est là, qu’il faut utiliser les richesses de façon novatrice ».
Autre atout majeur, la langue et la francophonie, « au potentiel extraordinaire » : « nous pouvons appartenir à une communauté francophone forte, en plus de la communauté de l’Union européenne : en plus, et pas à la place ». D’ici à 2050, souligne-t-il, on passera à 2 milliards d’Africains dont la moitié aura moins de 18 ans, et les 4 pays d’Afrique sub-saharienne francophone vont avoir 250 millions d’habitants. « Par conséquent, le développement de l’Afrique et la francophonie, c’est notre intérêt » estime-t-il.
« Dans le livre ‘100 jours pour que la France réussisse’ (Fayard), vous rappelez, poursuit Olivier Poivre d’Arvor dans son dialogue, que la France a à la fois la plus grande communauté juive et la plus grande communauté musulmane d’Europe. Vous faîtes des propositions autour de trois thématiques, ajoute-t-il : oser, rassembler, protéger, tout en insistant fortement sur la thématique de l’éducation »… un livre écrit « pour les Français, pour montrer que la France peut être très ambitieuse ».
« Course de vitesse entre démocraties et dictatures »
Jacques Attali abonde, observant que si l’on « continue d’avoir un excellent système de santé, nous n’avons jamais eu un bon système de formation ». « Notre système éducatif est une machine à produire de l’échec », dit-il. Une majorité des élèves de Polytechnique ont un parent ingénieur ou professeur, « on a une reproduction sociale effrayante ». « Si vous êtes d’un milieu social ayant un capital culturel riche, votre enfant de 5 ans arrive au début du primaire avec l’usage de 1200 mots ; il n’a que 300 mots, quand il est issu d’un milieu défavorisé. Et là tout est joué ».
Pour lui, une réforme majeure à conduire serait « de donner aux enfants des écoles maternelles des quartiers difficiles un taux d’encadrement bien supérieur ». Il évalue cette réforme à un « coût de 3 milliards d’euros », ce qui est pour lui « relativement faible » (c’est « autant que la réforme inutile des rythmes scolaires »). Le problème est que l’impact d’une telle réforme se produirait dans 20 ans, mais « personne ne s’occupe de ce qui se passera dans 20 ans » déplore-t-il.
Pour lancer les réformes d’ampleur dont le pays a besoin, Jacques Attali est favorable, sur le plan institutionnel pour la présidence de la République, à « un mandat non renouvelable » qui permettrait, pour l’élu, « d’agir pour la postérité et non pour sa réélection ». Sur le plan budgétaire, il propose des efforts dans trois domaines : assurer 2% du PIB pour le Ministère de la Défense, car cela est « nécessaire » ; rehausser le budget de la Justice, dont la situation actuelle est « un scandale », en particulier celle des prisons, « qui sont des machines à fabriquer de la violence » ; soutenir l’école, avec un effort particulier pour les écoles maternelles, où tout se joue très vite pour les capacités d’éveil et de transmission des savoirs. Pour le reste, selon lui, « il peut y avoir des restrictions » budgétaires.
Dans le climat actuel en France, avec des tensions, des replis et des craintes de toutes sortes, l’essentiel serait de pouvoir dégager des perspectives, les forces autoritaires étant toujours à l’œuvre dans les moments de crise. « Il y a une course de vitesse entre les démocraties, capables d’intégrer le long terme et les dictatures », estime-t-il d’un point de vue global. Il se réjouit d’une décision de la Ville de Paris, passée relativement inaperçue, qui a remplacé le traditionnel Conseil économique et social de la capitale en un « Conseil des générations futures », fondé précisément sur des perspectives de long terme. Mais de prévenir, alarmiste : « Si on ne fait pas cela (plus systématiquement, et à l’échelle nationale, européenne et internationale), on ouvre la voie à la dictature ».
JPM
(février 2017)