François Miquet-Marty, à l’écoute des « passions françaises »

François Miquet-Marty

Président de l’institut Viavoice, François Miquet-Marty restitue, dans son livre « Les nouvelles passions françaises » (Michalon), ce qu’il a retenu de nombreux entretiens menés avec des citoyens « ordinaires » et d’études d’opinion. Son premier constat : les Français donnent à « la crise » une signification moins économique que sociétale : « la crise actuelle est d’abord une crise des valeurs de société. Elle est le fruit d’une malsociété. »
Deuxième constat : loin des discours politiques et médiatiques, des « passions françaises », peu audibles, apparaissent. Avec cohérence et perspective : « à distance des discours collectifs anxiogènes et défaitistes, à des années-lumière des ‘contraintes’ qui condamneraient la France à l’impasse… ». Propos rare en cette période morose : « un monde nouveau naît sous nos yeux ». Extraits.

 « Quand on laisse le dire se faire (1)… » La fausse évidence de l’approche économique

Il existe une fausse évidence. La crise que subit la France serait appréhendée par le plus grand nombre en termes essentiellement économiques. Leaders politiques, dirigeants d’entreprises, journalistes, salariés et citoyens s’accorderaient peu ou prou sur cette approche même si, bien évidemment, mille clivages, mille divergences de vues prospèrent en son sein. La stagnation du PIB, le chômage, l’endettement, la baisse du pouvoir d’achat appelleraient des perspectives et des interprétations économiques, et la gamme des réponses envisageables se distribuerait dans ce champ : politique d’« austérité », de « rigueur » ou de « sérieux budgétaire » ; devant être orientée « plus à gauche » ou « moins à gauche » ; politique « de l’offre » ou « relance par la demande » ; soutien à la consommation ou aides aux entreprises (…)

Cette approche économique de la crise est une réalité partielle. Elle est celle des politiques, des dirigeants d’entreprise en général, des journalistes, elle irrigue et presque sature la sphère médiatique. Mais est-elle véritablement celle des Français, dans leur plus grand nombre ? Dans le quotidien de nos vies, dans la diversité de nos régions, dans nos conversations avec nos proches, dans nos réflexions personnelles, l’approche économique de la crise est-elle véritablement prépondérante ? Parlerait-on réellement, partout et dans tous les milieux sociaux, de taux de PIB, de courbes du chômage, de niveaux d’endettement ? (…)

De longues conversations

Ces perplexités appelaient une investigation loin des discours politiques, entrepreneuriaux, médiatiques, et auprès d’une grande diversité de citoyens. Bien évidemment pour savoir comment les Français eux-mêmes vivent cette crise, pour apprécier dans quelle mesure leur vision converge ou non avec celle qui est couramment entendue et pour, peut-être, déceler avec eux des « sorties de crise » possibles, mais encore pour exhumer les germes d’autres futurs possibles.

Cette enquête a donc été menée auprès de personnes très différentes, au plus près de leurs vies quotidiennes. Parce que c’est ici que s’anime le cœur de la société, sa réalité. Et parce que c’est ici que se donnent à voir, éventuellement, des mutations par ailleurs silencieuses (2). Ce portrait des opinions françaises s’est nourri d’une écoute, de longues conversations avec des personnes de tous horizons, de tous milieux sociaux, de toutes générations. Pendant un an, j’ai sillonné des régions de France pour entendre, au domicile de chacun, une quarantaine de personnes. Sans enregistrement, avec une simple prise de notes et un dialogue sans contrainte et prolongé, visant à faire émerger, en encourageant la parole des interlocuteurs, l’expression de leurs convictions profondes, de leurs perceptions intimes (…) L’ensemble reflétant la diversité de la société française. Avec cette même interrogation initiale, simple : « Quels sont tous les éléments qui vous préoccupent vraiment ? »

Les rencontres ont duré une heure, deux heures ou parfois trois. Ces centaines d’heures de dialogue cumulées ont été complétées par des enquêtes d’opinion quantitatives, des données chiffrées au plan national permettant de prendre la mesure des tendances nouvelles.

La signification sociétale de la crise : la malsociété

Cette démarche conduit à mettre à jour une interprétation de la crise et des aspirations de « sortie de crise » qui ignorent singulièrement les débats économiques couramment entendus. Les Français, pour la plupart, décernent à « la crise » une signification moins économique que sociétale. C’est fondamentalement la société tout entière qui serait dévoyée et, avec elle, les valeurs qui l’animent. Ce seraient les relations entre les personnes qui seraient inappropriées, et les principes qui les sous-tendent. Et les deux registres sont dépendants. Il n’y aurait pas d’une part une crise économique et d’autre part, sur un autre registre, une crise sociétale : la crise économique constitue la traduction, la conséquence, l’émanation de la crise sociétale. La crise actuelle est d’abord une crise des valeurs de société. Elle est le fruit d’une malsociété.

Il s’agit de « refaire société »

Ce changement total d’approche est décisif. Non seulement il décerne une autre signification à la crise, mais il autorise également, effectivement, des solutions de « sortie de crise » radicalement différentes. Pour « sortir de la crise », il ne s’agit plus de raisonner en « politique de l’offre ou de la demande », il ne s’agit plus de déplacer le curseur sur l’axe de l’austérité ou de la dépense publique, etc. Il s’agit, en un mot, de « refaire société », de réinventer, de recomposer et de réinstituer une société, de développer de nouvelles relations entre les gens, en rupture avec les références jusqu’ici dominantes. De quitter la malsociété pour mettre le cap vers une société meilleure. (…)

Aux yeux des Français, la « crise » que traverse la France est fondamentalement une crise des valeurs de société : la pathologie est donc bien plus lourde que ne le laissent entendre les discours économiques qui raisonnent en termes d’aménagements ou de réformes.

La méconnaissance de cette lecture sociétale de la crise tient à la faiblesse de ses évocations au sein du discours médiatique. Très répandue dans le quotidien de nos vies, particulièrement au sein des catégories modestes ou des classes moyennes, elle est faiblement portée par les dirigeants politiques et économiques, par les journalistes qui s’expriment au plan national. Sous « la France » connue et préoccupée d’économie, livrée par les médias, s’épanouissent en réalité « mille France ». Mille idées, mille mutations des comportements, mille tentatives de régénération. Sous la noirceur permanente de la « crise économique », des chemins se dessinent, ici ou là, dans nos esprits, dans nos aspirations et nos imaginaires, dans le quotidien de nos vies. Mille voies qui, toutes ensembles, composent un portrait nouveau de la France. Mille voies qui, toutes ensembles, altèrent la réalité de la « crise » pour souhaiter une métamorphose de notre société.

Quels sont ces chemins ? Quel tableau d’ensemble engendrent-ils ? Quelles sont leurs lignes de force et leurs contradictions, leurs tensions éventuelles ? (…) Aujourd’hui, ce qui se donne à voir sont les tâtonnements, les expériences et les cheminements en quête de ces mondes nouveaux.

Les « valeurs de société » ne sont ni réactionnaires ni consuméristes

Cette volonté de recomposition procède d’un attachement à des « valeurs de société », dont les traductions concrètes se déploient sur plusieurs registres. Ici, là, ailleurs, beaucoup agissent avec leurs proches, auprès de leur entourage, pour, à leur manière, influer, peser, infléchir le cours des choses. Beaucoup réinventent des mondes nouveaux, par la force de ces convictions. Sans grandiloquence, sans mobilisations politiques, sans effervescences médiatiques. Mais dans le silence de leurs vies, avec la puissance de leurs visions. D’autres, développant une approche plus globale, plaident en faveur de démarches permettant d’améliorer la société française tout entière, et pas uniquement le quotidien de proximité.

Des passions d’avenir

Ainsi ces « valeurs » ne s’entendent pas au sens restreint de références de politesse, de postures convenues et obligées de la distinction sociale ; ce ne sont pas des valeurs de courtoisie ou de bienséance ; en elles-mêmes elles ne sont pas assimilées, par ceux qui les promeuvent, aux univers réactionnaires. Elles ne se confondent pas, non plus, avec les valeurs consuméristes, matérialistes, marchandes ; précisément, elles entendent le plus souvent s’en distinguer et se déployer contre elles. Les « valeurs de société » dont il est ici question sont des références humaines, elles définissent nos attitudes, nos comportements et nos vies, dans le lien que nous entretenons avec les autres.

Et plus encore, ces valeurs de société constituent à ce titre des passions collectives. Des « passions » au sens individuel du terme, à savoir des engouements, des attachements profonds, non négociables, assurés, forgeurs de convictions intimes ; mais également et surtout des « passions » au sens plus collectif, sociétal, recouvrant les grands moteurs des sociétés, ceux qui font avancer l’histoire, à la manière de la « passion égalitaire » française née avec la Révolution de 1789. Il s’agit ici des références majeures qui emportent un peuple tout entier, l’animent dans ses certitudes profondes et l’entraînent dans ses actions collectives.

Ces passions, cette société des passions qui se dessine, ces attitudes, ces comportements sont porteurs d’avenir. L’avenir que l’on estimait perdu renaît ici. À distance des discours collectifs anxiogènes et défaitistes, à des années-lumière des « contraintes » qui condamneraient la France à l’impasse, à l’opposé de l’image d’une France à bout de souffle, achevant son histoire sans parvenir à en imaginer une nouvelle, un monde nouveau naît sous nos yeux. Des chemins qui autorisent, chacun à sa manière, un avenir que l’on croyait destitué, compromis.

À cet égard, cette volonté affirmée de réinvention du sociétal est singulièrement forte. Elle rappelle, sous une ambition bien évidemment totalement différente, le projet des Révolutionnaires de 1789 visant à réinstituer la société, à substituer une société de citoyens à l’ancienne société de corps. Elle fait écho à l’idéal, si puissant à cette époque révolutionnaire de radicalité et d’imagination absolue, d’un « homme régénéré (3) ». Même si la philosophie et les traductions possibles – nous le verrons (dans ce livre) – en sont désormais très éloignées.

Les nouvelles passions françaisesFrançois MIQUET-MARTY,
Président de Viavoice, auteur du livre
« Les nouvelles passions françaises » (Michalon)


(1) Marguerite Duras, « L’amant » (Minuit, 1984, p. 55).

(2) L’expression est inspirée du beau livre de François Jullien, « Les transformations silencieuses » (Grasset, 2009).

(3) Mona Ozouf, « L’homme régénéré : essai sur la Révolution française«  (Gallimard, 1989).

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