Eric Delannoy, vice-Président du cabinet Weave et associé de la Revue Civique, a eu une rencontre, à la fois intéressante et troublante, avec le Mufti de Tripoli (Liban) sur l’islam tolérant. Il lui adresse une « lettre ouverte » pour avoir des réponses aux passages, violents, du Coran : « il est clair pour moi que, sans action de relecture, d’exégèse, et d’explication, et de volonté, le quidam qui se plonge dans le Coran peut très facilement, sans qu’il puisse être taxé d’ignorance, y trouver une justification à l’insupportable et se mettre au service d’une politique expansionniste de l’intolérance : l’islamisme ». Voici le texte de cette précise « lettre ouverte ». Nous publierons volontiers dans notre prochain numéro, le cas échéant, la réponse du Mufti de Tripoli.
Cher Monsieur,
Je vous remercie de m’avoir accordé de votre temps pour évoquer avec vous les questions que me pose l’image de l’islam dans le monde occidental en général et en France en particulier. Alors que la société française a été profondément meurtrie par l’épopée sanglante de Mohamed Merah dont le blog était rempli de références précises aux versets du Coran, alors que l’actualité internationale nous fournit chaque jour la démonstration de la barbarie islamiste, ou même de l’incapacité du monde musulman à promouvoir la démocratie et l’émancipation des femmes, je goûte encore le plaisir de vous avoir entendu prêcher pour un islam de respect et de tolérance.
J’ai retenu trois idées clé de notre discussion : l’islam respecte la liberté individuelle et la liberté de conscience. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle il n’existe pas de clergé, chacun étant libre de son interprétation du Coran. L’islam est une religion tolérante qui édicte les principes d’une vie saine pour ceux qui souhaitent trouver le salut. Enfin, les religieux, qui font du Coran une lecture violente et intolérante, sont ignorants, ou détournent les textes sacrés à des fins politiques et de manipulation des peuples peu éduqués. Selon vous, le meilleur rempart contre l’islamisme est à la fois d’éviter de mêler religion et politique et d’éduquer le peuple.
Un certain malaise
À l’issue de notre entretien, qui m’a fait chaud au cœur, je ne vous cache pas avoir ressenti un certain malaise, comme si quelque chose au fond de moi ne parvenait pas à mettre une réalité derrière vos propos. Je me suis du coup plongé dans le Coran, en prenant garde de choisir une version dont la qualité de traduction n’était pas en cause, pour une lecture partielle, et somme toute limitée, histoire de me forger une première impression. Il ne m’a malheureusement pas fallu beaucoup de temps pour constater effectivement un décalage important entre votre discours, ouvert et humaniste, et la réalité crue de certains versets emprunts, au premier abord, d’une grande violence.
C’est la raison pour laquelle je me permets de vous écrire cette lettre ouverte. Ne souhaitant pas rester au niveau des généralités communément entendues, je souhaiterais avoir votre regard éclairé sur la réalité de certains versets, afin de savoir comment à partir d’un texte effectivement violent voire par certains aspects irrespectueux de la personne humaine (comme l’est d’une certaine manière l’Ancien Testament), vous pouvez véhiculer, avec une telle conviction et une telle foi, une religion de paix et du respect de son prochain. Car il est clair pour moi que, sans action de relecture, d’exégèse, et d’explication, et de volonté, le quidam qui se plonge dans le Coran peut très facilement, sans qu’il puisse être taxé d’ignorance, y trouver une justification à l’insupportable et se mettre au service d’une politique expansionniste de l’intolérance : l’islamisme.
Les nouveaux barbares
Voici donc quelques exemples qui appellent un commentaire de votre part. Même si j’ai bien conscience que le fait d’isoler certains versets risque d’en détourner le sens global (du fait de les sortir de leur contexte), vous ne pouvez pas empêcher les détracteurs de l’islam de le faire, ni les nouveaux barbares d’y trouver une légitimation de leurs convictions les plus dures.
Dans toute la sourate consacrée à la femme, celle-ci reste sous la tutelle de l’homme et n’est pas considérée comme l’égal de l’homme. En particulier, que penser du respect de la femme à la lecture du verset 34, sourate 4 (s4, v34) ?
Des exemples précis
Concernant la liberté de conscience, dont vous avez fait l’éloge, comment lire les versets suivants qui font état d’une grande violence à l’égard de ceux qui ne croient pas : « Allah est l’ennemi des infidèles » (s2, v98) :
s2 v24, 89, 90, 98, 104, 161
s4 v89
s8 v13, 14
Le Coran évoque beaucoup de châtiments, particulièrement violents :
s4 v56
s8 v12
Enfin, vous avez évoqué avec beaucoup de conviction la tolérance de l’islam envers les autres religions. Comment réconcilier votre discours humaniste avec les nombreux versets qui stigmatisent explicitement les Juifs et les Chrétiens et en font des ennemis : beaucoup de versets s’inscrivent dans une opposition haineuse et destructrice, et non dans un respect de l’autre (non croyant ou croyant d’une autre religion) :
s2 v120 s4 v46
s5 v51,63,64,65,70,80,81,82
s9 v30
Je vous saurai gré donc de m’éclairer sur ces quelques exemples précis, ayant très envie de vous suivre dans votre interprétation ouverte de votre religion, mais que ces exemples contredisent de prime abord. Cela permettrait de répondre aux questions soulevées par ma démarche et ma propre lecture :
- Comment replacer la lecture de certains versets dans leur contexte pour le dépasser et en faire une interprétation moderne ? Il ne fait pas de doute, pour moi, que le contexte géopolitique de l’époque durant laquelle le Coran a été écrit a influencé considérablement la dureté du texte : l’islam étant la dernière grande religion monothéiste ayant le même référentiel que les deux autres, elle n’a pu trouver sa place qu’en installant des oppositions voire en faisant la promotion de la lutte intercommunautaire.
- Comment faire en sorte de crédibiliser la parole de l’islam ouvert et tolérant par rapport à une lecture dure qui monopolise les écrans, notamment du fait de sa forte imbrication avec la politique, servie par un texte d’où la violence n’est objectivement pas absente ?
Faire réemerger
une philosophie humaniste
- Comment faire en sorte d’éduquer les religieux pour promouvoir l’islam ouvert et tolérant et non prosélyte et conquérant ?
- Y a-t-il un moyen de faire réémerger ou connaître une philosophie humaniste fondée sur l’islam, comme elle semble avoir commencé à se développer au 12ème siècle avec Averroes ou Omar Kayyam et avant eux Avicenne ?
- Ne faut-il pas que les musulmans qui souhaitent faire la promotion d’un islam ouvert affichent et portent haut et fort un regard critique objectif de l’islam instrumentalisé par le politique et de ses conséquences ?
- Malgré la volonté de laisser libre l’interprétation des textes dont vous êtes un fervent partisan, la chasse à l’obscurantisme ne trouverait-il pas son efficacité dans l’émergence d’un clergé organisé, permettant de transmettre et de promouvoir ce qu’il y a de meilleur ?
J’espère, cher Monsieur, que vous ne verrez dans ma démarche que la volonté d’un humaniste laïque de trouver des voies de réconciliation des hommes entre eux, au-delà de leurs croyances et convictions religieuses, et de trouver des moyens concrets de lutter contre l’incompréhension et la barbarie, qui continuent de nous éloigner toujours plus de ce qui nous fait Homme.
Eric DELANNOY, Vice-président du cabinet Weave, Associé et co-fondateur de la Revue Civique
(In La Revue Civique n°12, Automne 2013)
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