Entretien avec Michel Rocard

Michel Rocard et l’art délicat de la réforme

Michel Rocard est l’un des premiers hommes politiques français à avoir placé en tête de l’agenda la question de l’emploi des seniors et du financement des retraites.  Convaincu de l’importance de cet enjeu et, en général, de la nécessité de réformer dans la durée, il avait initié, lorsqu’il était Premier ministre, le célèbre Livre blanc des retraites qui apparaît aujourd’hui encore comme le point de départ d’un mouvement largement inachevé. Dans cet entretien avec Serge Guérin, auteur de «L’invention des seniors» et membre du conseil éditorial de la Revue civique, l’ancien Premier ministre évoque en détail les méthodes utiles selon lui pour amorcer efficacement «un travail de pédagogie  débouchant sur un consensus partagé», il évoque aussi les blocages de la société et les syndicats qui, en France, «sont à la fois faibles, nombreux, fortement divisés et en concurrence permanente». Il revient sur son projet de réforme des retraites – sujet toujours en cours… – bloqué aussi, relève-t-il au passage, par les décisions de celle qui lui avait succédé à Matignon, Edith Cresson. Il aborde également la question de la «société de défiance», qui tend à freiner les évolutions en France.

 – Serge GUÉRIN, pour la Revue Civique: vous avez mis sur le devant de la scène la question du financement des retraites, il y a près de 20 ans déjà. Depuis, les choses n’ont pas beaucoup évolué (ou par étapes très progressives et limitées) et le taux d’activité des seniors reste dramatiquement bas. Pourriez-vous revenir sur votre démarche initiée à l’époque ?
– Michel ROCARD : Je savais que la question du financement futur des retraites était l’un des sujets majeurs pour l’avenir du pays. J’avais rencontré beaucoup d’économistes et de prospectivistes, mais aussi des associations de seniors actifs, intervenant pas exemple dans le domaine humanitaire. Pour mettre sur le devant de la scène la question des retraites et donc de l’emploi des seniors, il était nécessaire que l’opinion en prenne conscience. On ne peut pas reformer contre la volonté du pays. Il faut faire en amont un travail de pédagogie pour arriver à un diagnostic partagé, seul moyen de permettre une véritable négociation. C’était l’objectif du Livre blanc sur les retraites.

– Vous avez toujours donné une grande importance aux travaux sociologiques, comme ceux de Michel Crozier, qui montrent la difficulté de faire évoluer le dialogue social en France. Cela a dû influencer votre approche ?
– Michel ROCARD: Oui, j’ai lu et relu avec une grande joie intellectuelle Le phénomène bureaucratique de Crozier. Et, en effet, je crois être l’un des rares hommes politiques à prendre très au sérieux la sociologie et à essayer de me comporter en fonction des enseignements que cette discipline nous apporte. La plupart des femmes et des hommes politiques s’inscrivent dans une logique de primauté de l’Etat et de la Loi. La grande majorité du personnel politique provient d’ailleurs de la fonction publique, ou a exercé comme avocat ou médecin. Le tropisme vers la Loi et la contrainte au nom d’une compétence ou d’une légitimité étatique ne souffrant pas la discussion est assez fort…
Par ailleurs, la France se distingue malheureusement par un dialogue social dramatiquement faible. Cela s’explique d’abord par le fait que longtemps la culture dominante du syndicalisme était uniquement centrée sur une posture protestataire et anarchiste, dont la CGT était le fer de lance. De ce point de vue, les choses ont un peu évolué. En outre, nous sommes dans une situation où les syndicats sont à la fois faibles, très nombreux, fortement divisés et en concurrence permanente. Le système qui permet qu’un accord soit validé dès lors qu’un syndicat est signataire permet aussi à certains de rester sur une position «tribunicienne» sans avoir à prendre leurs responsabilités…

– A votre arrivée à Matignon comme chef du Gouvernement (en 1988), vous décidez d’affronter la réforme des retraites en recherchant un consensus préalable, c’est votre axiome qui tend à privilégier la recherche du consensus, même si cela prend du temps, plutôt que de passer par la Loi. Or, il faut bien avouer que dans le domaine de la retraite, le politique a privilégié, et continue de le faire, la décision législative. Avec parfois, comme en 1995, un retour de bâton des plus rudes et finalement contreproductif?
– Si vous voulez faire évoluer les choses, il faut éviter d’annoncer théâtralement les réformes et les Lois car chacun imagine ce qu’il va perdre sans que vous ayez le temps de montrer à la collectivité l’avantage des mesures prises. Dans une négociation, il faut magnifier la valeur de la contrepartie ! Pour réformer, il est nécessaire de bien définir l’objectif, de rendre la discussion très technique et très professionnelle pour «désymboliser» (au sens de dédramatiser) les enjeux.

« Il faut faire en amont un travail de pédagogie
pour arriver à un diagnostic partagé,
seul moyen de permettre une véritable négociation »

– Cette démarche nécessite de construire préalablement un consensus sur le diagnostic ?
– Oui. C’est un préalable. Si les partenaires sociaux s’accordent déjà sur le diagnostic, la moitié du chemin est accomplie. Je savais que la question du financement des retraites représentait un sujet effrayant pour la société dans son ensemble. C’est pour cela que ma formule sur le risque de «faire sauter plusieurs gouvernements» a autant marqué les esprits. Le Livre blanc était donc une façon de créer les conditions d’un consensus sur le diagnostic. J’ai donc d’abord obtenu l’accord des partenaires sociaux sur le fait d’établir un diagnostic. La prise de conscience de l’augmentation de l’espérance de vie a été une donnée forte et incontestable. Il apparaissait clair aussi que les syndicats, et plus largement l’opinion publique se refusait à deux approches : l’augmentation des cotisations ou la diminution des pensions. L’allongement de la durée de cotisation apparaissait comme le levier le plus acceptable par le corps social.
Une fois que le texte a été rédigé et vérifié par les experts, je l’ai soumis à chaque partenaire social pour qu’il soit épuré de toute charge symbolique contre-productive. Il s’agissait de rencontrer les syndicats en bilatérale pour éviter des phénomènes de concurrence entre eux. La conférence de presse que j’ai tenue ensuite a permis de confirmer l’accord de tous sur le diagnostic, appelé «Livre blanc».
J’ai ensuite lancé, au moment même de la publication, le deuxième étage de la fusée: une «Mission de dialogue sur les retraites». C’était pour moi la clef du dispositif. Je voulais qu’un groupe, piloté par Robert Cottave, ancien patron de la Fédération des cadres FO, se mette en place pour multiplier les débats en France, dans les régions et dans les entreprises, avec l’ensemble des partenaires sociaux. Le choix de la personne avait bien sur beaucoup d’importance mais il fallait aussi que ce soit le représentant d’un syndicat qui ne soit ni trop réformiste, comme la CFDT, ni trop tribunicien, comme la CGT. Je pensais qu’il fallait compter au moins deux ans pour que le corps social maîtrise les enjeux et fasse éclore des pistes de solution. Après seulement, il y aurait eu une négociation à trois, entre les organisations patronales, les syndicats de salariés et l’Etat. Une Loi aurait été votée par la suite si nécessaire.

– Cette Mission me semble être un point original de votre démarche et se rapprocher des habitudes nordiques, où la recherche de consensus entre tous les acteurs prend du temps mais permet de faire ensuite des réformes structurantes soutenues par l’ensemble de la société. Or, cette Mission n’a pas eu de traduction concrète. Pour quelles raisons ?
– Après mon départ de Matignon, Edith Cresson n’a pas cru nécessaire de poursuivre sur cette voie. Elle ne croyait pas à la méthode et n’était pas intéressée par l’enjeu des retraites. Elle a mis fin à la Mission du dialogue sur les retraites. Heureusement, l’essentiel du travail d’information pédagogique des cadres sociaux du pays était fait. On a ensuite perdu beaucoup de temps… La conséquence aura été aussi qu’Edouard Balladur a décidé de façon unilatérale et sans adhésion réelle de la société, alors que les partenaires sociaux étaient mûrs pour une négociation au sens strict c’est-à-dire pour aborder le problème par la voie contractuelle. On a privilégié la contrainte et, avec Alain Juppé, cette logique a été poussée avec fracas. Le dernier épisode sur les retraites des «régimes spéciaux», montre que l’on continue à traiter des mesures sociales prioritairement par le recours à la Loi sans passage par le compromis et la discussion. Or, le contrat sera toujours plus fécond que le décret et le décret vaudra toujours mieux qu’une Loi. La Loi devrait juste entériner le contrat passé entre les acteurs.

« Or, le contrat sera toujours plus fécond que le décret
et le décret vaudra toujours mieux qu’une Loi.
La Loi devrait juste entériner le contrat passé entre les acteurs. »

– La notion de contrat nous renvoie à la notion d’engagements réciproques, de négociation, de «grain à moudre» pour reprendre une ancienne formule d’André Bergeron. Mais, en même temps, il faut quand bien avouer que la question des retraites date de plus de 15 ans et que le corps social a progressivement pris conscience des conséquences de l’allongement de la vie, dont il faut tout de même rappeler que cela constitue une belle nouvelle pour nous tous ! Il me semble que cette prise de conscience devenue majoritaire a beaucoup joué dans l’échec dans l’appel de certains syndicats à la mobilisation des salariés bénéficiant des «régimes spéciaux». Le temps de la réforme, sur ce point, était arrivé.
– C’est vrai. Mais je crois qu’il aurait été plus efficace et plus respectueux des acteurs sociaux de négocier secteur par secteur, en commençant par la RATP, et de donner plus de temps à la négociation et à la recherche d’un consensus. Le Président de la République, Nicolas Sarkozy, a cherché la symbolique de l’épreuve de force pour témoigner de sa volonté de réforme, mais je crois qu’il prend le risque d’une crispation future des partenaires syndicaux. Il aurait été possible d’éviter ces grèves, ces pertes de croissance pour le pays, cet affrontement négatif entre différents salariés.

– Mais on dit souvent qu’il est, au fond, «impossible de réformer en France». Qu’en pensez-vous ?
– Je ne suis pas d’accord. La réforme est difficile et demande du temps. J’insiste sur cela: il ne faut pas afficher un calendrier car du coup on se met au pied du mur. Il faut accepter de prendre le temps et de préparer les esprits. Prenons l’exemple d’Air France: lorsque j’ai été nommé Premier Ministre, les experts disaient que dans cinq ans l’entreprise allait à la faillite. Discrètement, j’ai pris des contacts, et en quatre mois j’ai convaincu Jérôme Seydoux de vendre UTA à Air France. Quel était l’objectif ? UTA disposait de lignes rentables dans le Sud-est et d’une participation dans Air Inter. En reprenant UTA, Air France se renforçait, devenait majoritaire dans Air Inter et atteignait la taille critique. Il a finalement fallu une Loi qui mettait en cause le «ni-ni» de Mitterrand (ni privatisation, ni nationalisation). Mais au bout du compte, nous avions, sans oppositions frontales de l’opinion ou des salariés, une entreprise qui pouvait s’appuyer sur le marché intérieur, comme la Lufthansa par exemple. Avec la très bonne gestion de sa direction, sous Christian Blanc puis Jean-Cyril Spinetta, le groupe poursuit aujourd’hui son développement et a évité tout risque de disparition. Il est au premier rang mondial. Je pourrais aussi vous citer l’exemple de Renault ou de l’évolution de la Poste et des Telecom…

« La réforme est difficile et demande du temps. »

– J’ai aussi le souvenir d’une réforme de l’éducation dans le secteur agricole, à l’époque où vous étiez Ministre de l’agriculture, et qui s’était autrement mieux passée que celle de l’Education nationale qui avait conduit à la mobilisation de près d’un million de personnes dans la rue…
– C’est exact. Le secteur agricole doit beaucoup à un grand personnage, Edgar Pisani, qui avait créé les conditions d’une forme de co-gestion avec le monde agricole du secteur. Pour la question de la réforme de l’enseignement, j’ai aussi joué sur la négociation avec l’ensemble des partenaires, y compris secrètement le Grand Orient de France ! Il y a eu deux lois, à la demande du syndicat majoritaire de l’époque, la FEN. Ces deux lois ont été votées à l’unanimité. Cela n’est jamais arrivé au Parlement français sur l’enseignement depuis 1871, même pour la Loi sur les Universités d’Edgar Faure en 1968 !

– Revenons à la question des régimes spéciaux pour les retraites et à votre idée selon laquelle il faut gouverner et négocier, aussi en se protégeant des médias. Si l’on prend l’exemple de la réforme du régime des salariés de la Banque de France, qui est rentrée dans la sphère commune des 40 années de cotisation, il semble que votre théorie avait dans ce cas fort bien fonctionné ! Vous pouvez nous préciser les choses ?
– Le régime de retraite des salariés de la Banque de France a, en effet, été réformé sans que l’on en parle beaucoup. Les médias ne parlent de ces sujets que lorsqu’il y a des conflits… Il faut donc chercher à régler les questions à l’abri des médias et en déminant les enjeux.
Lorsque Christian Noyer, le gouverneur de la Banque de France, a débuté les négociations, la CGT a déposé pour avertissement un préavis de grève et la presse a commencé à parler de la question. Puis, des discussions ont eu lieu de façon décentralisée et avec chaque syndicat. Un consensus s’est dégagé progressivement au sein du Groupe, sans que les médias ne s’intéressent au sujet puisqu’il n’y avait rien de croustillant à en dire. Finalement, l’ensemble des syndicats, hormis la CGT, a signé l’accord. Et le succès fut obtenu sans conflit.Et croyez vous que les médias se soient emparés du sujet pour montrer un cas exemplaire de réussite du dialogue social ? Bien sûr que non… Silence absolu sur cette réforme, parce qu’elle a marché ! Ce comportement des médias est socialement dangereux.

– Pour conclure cet entretien, pouvez-vous nous parler de la notion de confiance. La France ne se caractérise-t-elle pas par un niveau de défiance interne, qui fait que le contrat est faible, que la réforme apparaît toujours comme la volonté des uns de prendre avantage sur les autres ? Le coût de la méfiance me semble énorme tant sur le plan quantitatif, que sur celui du dialogue et de la capacité à vivre et à construire ensemble. Alain Peyrefitte avait mis en avant l’importance de la confiance dans la performance d’une société. Une société de confiance fait l’économie du soupçon et de nombreuses rigidités. Pourquoi multiplier les règlements et les bureaucraties, si les parties partent d’un a priori de confiance et cherchent par nature le consensus ? L’étude World Values Survey, montre que les Français sont parmi les plus soupçonneux du monde, très loin des citoyens nordiques, dont les performances économiques, sociétales et citoyennes sont sans commune mesure avec les nôtres.
– C’est un sujet très intéressant, qui a naturellement des liens d’ailleurs avec la question du civisme et de la citoyenneté. Des travaux ont été menés qui montrent, à travers l’analyse d’études menées depuis le début du XXème siècle, que jusqu’en juin 1940, les Français ne se distinguaient pas des autres européens. Depuis, il y a toujours eu une forme de défiance vis-à-vis de tout, et même vis-à-vis de nos voisins, défiance supérieure en France à celle des autres pays. Comme si le traumatisme de la défaite n’avait jamais été surmonté. Du coup, l’Etat a remplacé la confiance par la règle. Sauf que notre Etat a perdu de sa légitimité en raison de sa perte d’efficacité et du développement de la précarité et des difficultés de financement des amortisseurs sociaux. C’est donc bien aussi d’une réforme de la vision de concevoir l’Etat et son fonctionnement qui est à l’ordre du jour.

Propos recueillis par Serge GUÉRIN (printemps 2008).
Photo: (C) Michel Grangeaud