Commentant l’importante réforme qui permet au citoyen, au cours d’un procès, d’invoquer l’inconstitutionnalité d’une loi pourtant votée et promulguée, Dominique Schnapper, ancien membre du Conseil Constitutionnel, sociologue et membre du comité de parrainage de la Revue Civique, plaidait déjà, en, 2010, pour une vigoureuse interdiction du cumul des mandats: «avant de faire du participatif, il faudrait déjà mettre un terme aux dysfonctionnements de la République représentative. Nous avons une gérontocratie des hommes blancs de l’ENA, qui sclérose la démocratie française.»
La REVUE CIVIQUE : la réforme du Conseil Constitutionnel, qui donne droit au citoyen de le saisir directement, est un élargissement des droits du citoyen. Vous qui avez siégé récemment au Conseil Constitutionnel, quelles sont les perspectives et les dimensions de cette réforme ?
Dominique SCHNAPPER : le Conseil Constitutionnel a d’abord essentiellement été, dans une première phase de la Vème République, un organe de nature politique, saisi pour les questions relatives à l’organisation ou aux relations des institutions politiques. Sont rôle était à l’origine étroit, notamment tout au long de la période où le général de Gayulle était au pouvoir. Son rôle s’est élargi en 1974, avec la possibilité pour 60 députés ou 60 sénateurs, donc pour un groupe de parlementaires d’opposition, de saisir cette haute instance juridictionnelle pour juger de la constitutionnalité d’une loi avant sa promulgation. Auparavant, en 1971, une décision fondamentale avait intégré les éléments du préambule des Constitutions de 1946 et de 1958, donc la référence à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dans le « bloc de constitutionnalité ». Ainsi les grands principes, qui renvoient aux libertés politiques proclamées en 1789 et aux droits sociaux proclamés en 1946, ont fait partie des textes à partir desquels les membres du Conseil Constitutionnel ont pu se prononcer, quand il leur a été demandé d’apprécier la constitutionnalité d’une loi. Cet élargissement du champ de référence a été une première étape, très importante.
La réforme récente du Conseil Constitutionnel ouvre un large et nouveau champ de saisine aux citoyens, qui peuvent faire appel à lui. Elle reprend l’essentiel d’un projet élaboré par Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, au début des années 1990. Il avait été ensuite repris par le professeur Georges Vedel, quand il a présidé une commission sur la réforme de la Constitution en 1993, puis évoqué par Lionel Jospin en 2001, au moment où il allait entrer en campagne présidentielle. Enfin, grâce aux récents travaux de la Commission présidée par Edouard Balladur sur la réforme de la Constitution, et sur proposition du Président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, cette réforme a été souhaitée par le Président de la République et adoptée par le Parlement.
Le citoyen n’est donc plus exclu des enjeux autour de la constitutionnalité des lois…
En effet, le citoyen peut, au cours d’un procès, arguer de l’inconstitutionnalité d’une loi (pourtant votée et promulguée) qu’on lui applique et demander la saisie du Conseil Constitutionnel. Quand il s’agit d’un contentieux devant une juridiction administrative, la demande du citoyen remonte au Conseil d’Etat, elle remonte à la Cour de Cassation quand il s’agit d’une juridiction civile: les deux Cours suprêmes filtrent les demandes et en apprécient la recevabilité. Ce filtre est utile pour éviter l’encombrement des réclamations, comme c’est le cas par exemple pour la Cour Suprême espagnole, qui est engorgée et donc en situation d’impuissance. Pour la France, après la révolution juridique de 1971 et celle de 1974, nous connaissons une nouvelle révolution juridique, celle de 2010. Même si la saisine est juridiquement conditionnée, c’est une importante ouverture aux droits du citoyen. La saisine du Conseil constitutionnel n’est plus réservée aux politiques.
Ce lien nouveau instauré avec le citoyen aura-t-il des conséquences pour les institutions de la Vème République, leur pratique ?
Juridiquement, la conséquence n’est pas directe. Mais le mouvement d’ouverture aux droits du citoyen est inscrit dans la dynamique démocratique, telle qu’on la voit à l’œuvre dans les autres pays européens. Cette réforme constitue une étape dans le respect de l’Etat de droit. Il est logique que, même à la demande d’un citoyen, si une loi est jugée inconstitutionnelle, cela immédiatement deux conséquences : soit cette loi est censurée, soit il faut procéder à une réforme constitutionnelle. Le changement est que ce ne sont plus seulement les experts de la politique, les parlementaires, qui peuvent donner une impulsion en ce domaine, ce sont aussi, désormais, les citoyens eux-mêmes. Cette ouverture est une manifestation de maturité démocratique.
Un système verrouillé par le cumul
La France, où la tradition monarchique a encore un poids réel, peut elle s’engager vers de nouvelles formes d’expression du citoyen?
Y aura-t-il réforme en profondeur de la démocratie française, je ne sais pas. La tradition, qui provient de l’histoire, a donné à la démocratie représentative, et à la place des assemblées parlementaires, une place prépondérante. Cette tradition a par ailleurs plus ou moins bien cohabité avec une autre tradition française, la centralisation et la personnalisation du pouvoir suprême, qui remonte en effet à la Monarchie et qui a ensuite connu des formes plus ou moins démocratiques, depuis l’époque napoléonienne jusqu’à la Vème République, un régime hybride, mi-parlementaire, mi-présidentiel.
Le Conseil Constitutionnel, dans le cadre de ces traditions politiques, a un rôle d’équilibre démocratique. Ceux qui l’accusent d’intervenir dans le champ politique ne voient pas qu’il apprécie les lois qui lui sont soumises en fonction du droit, et des grands principes du droit. Les débats dont j’ai été à la fois témoin et acteur l’ont montré. L’idée que les lois votées par le Parlement doivent pour le moins respecter la Constitution et les grands principes qui ont fondé la République est conforme à la hiérarchie des normes sur laquelle doit reposer toute société démocratique. La récente réforme est donc un progrès, un renforcement de notre édifice démocratique.
Mais la place du citoyen dans le fonctionnement institutionnel français vous paraît-elle encore suffisante?
Je crois beaucoup en la République représentative, mais il est vrai qu’en France elle connaît un certain nombre de dysfonctionnements. Concernant le cumul des mandats, par exemple, je partage totalement l’analyse de Guy Carcassonne. Le cumul des mandats conduit à avoir un recrutement extrêmement étroit, dans tous les sens du terme d’ailleurs, ce qui a pour résultat d’aboutir à un personnel politique plus âgé qu’ailleurs. C’est frappant quand on le compare par exemple avec le système anglais, lieu de la démocratie représentative par excellence, où la génération des personnalités brillantes de 35-40 ans joue un rôle beaucoup plus moteur qu’en France.
Dans notre régime, où le cumul sévit, nous aboutissons à un système gérontocratique, qui empêche mécaniquement aux nouvelles générations de prendre part aux responsabilités politiques assez tôt. Je pense qu’avant de faire du « participatif », il faudrait déjà mettre un terme aux dysfonctionnements de la République représentative. Nous avons une gérontocratie des hommes blancs de l’ENA qui sclérose la démocratie française. Le personnel politique n’a pas nécessairement à être à l’image de la société – l’élection est une délégation de pouvoirs qui réclame des élus des qualités particulières, donc des différences sociales et culturelles – mais, à l’inverse, il ne faut pas que certains groupes se sentent exclus de la représentation politique. Or, c’est ce que risque le système démocratique français qui est verrouillé par le cumul, par la cooptation dans les modes de recrutement des cadres et des dirigeants politiques, trop souvent issus d’un même moule. Les femmes, les jeunes, les gens qui n’ont pas fait l’ENA et les descendants d’immigrés se sentent exclus du monde de la décision politique, et ils n’ont pas tort. Interdire le cumul des mandats libérerait beaucoup de places d’élus. Ce serait une formidable respiration démocratique.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in La Revue Civique n°4, Automne-Hiver 2010)
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