« Contre-société » et multi-trafics : fortes inquiétudes des habitants de Seine-Saint-Denis (aussi). Débat à Drancy.

La Revue Civique a été partenaire d’une étude d’opinion Viavoice sur la « contre-société », mesurant la perception par les habitants de Seine-Saint-Denis et du Nord de Paris des activités non déclarées : marché noir, trafics, contrebandes, travail au noir… (cf le lien vers les résultats complets du sondage, en bas d’article). Les habitants de Seine-Saint-Denis et du Nord de Paris s’inquiètent de l’émergence d’une « contre-société » : 74 % pensent que les activités non-déclarées sont un phénomène « de plus en plus fréquent », 67 % ont une image négative de ces trafics, 45 % considèrent que ce phénomène s’est aggravé depuis deux ou trois ans, 55 % depuis plus longtemps, et qu’il concerne tous les secteurs économiques.

Sur la base de cette étude, deux tables rondes ont été organisées à la Mairie de Drancy (Seine-Saint-Denis) sur le thème, « Contre-société et multi-trafics : constat et solutions » (6 juin 2016), où divers acteurs concernés se sont exprimés. Animées par Jean-Philippe Moinet, fondateur de la Revue Civique, et Frédéric Encel, géopolitologue et écrivain, ces tables rondes réunissaient notamment : Jean-Christophe Lagarde, Député Maire de Drancy, François Miquet-Marty, président de l’institut Viavoice, Jean-Louis Bruguière, ancien premier vice-Président de la section d’instruction « lutte anti-terroriste » du Tribunal de Grande Instance de Paris, Sébastian Roché, universitaire, directeur de recherche au CNRS, docteur en Sciences Politiques, auteur notamment de « La police de proximité » (Seuil), spécialiste de la délinquance des jeunes, Hervé Pierre, ancien Commissaire de Police, directeur d’un Blog sur « l’économie criminelle » (économie sous-terraine), Jean-Charles Antoine, docteur en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique (Paris 8) et expert en trafic d’armes légères et en matière de lutte contre la criminalité organisée, Faycal Douhane, Sous-Préfet, secrétaire général adjoint de la Préfecture de Seine-Saint-Denis, Anthony Mangin, Premier adjoint au Maire de Drancy, Président de l’Office public d’HLM, Chantal Dardelet, Directrice du pôle Egalité des chances de l’ESSEC, coordinatrice du cercle des Grandes Ecoles du Ministère de l’Education Nationale, Pierre-Marie Bourniquel, ancien Directeur territorial de la Sécurité publique (Police nationale) des Bouches-du-Rhône/Marseille, et Guillaume de Tilière, Professeur associé à l’institut français de l’urbanisme, Université de Paris-Est, Directeur du laboratoire Ville-Mobilité-Transport. Extraits et interviews en vidéo.

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Jean-Christophe Lagarde, député Maire de Drancy :

« La contre-société est une problématique qui couvre des sujets différents (…) On observe des développements qui peuvent être inquiétants (…) En outre, le monde digital ouvre un champ énorme à la dissimulation (…) Un petit trafic sur l’économie numérique peut devenir un grand business, avec le monde entier comme clientèle potentielle (…) Avec ces trafics sont générés des échanges économiques qui peuvent devenir une activité majeure pour une personne. Quand vous dissimulez une partie de l’activité économique traditionnelle en amplifiant une économie dissimulée, vous déstabilisez l’ensemble de la société. Dans certains territoires, la contre-société est devenue majoritaire : si elle n’y est pas majoritaire financièrement, elle y est majoritaire culturellement (…) on crée un contexte où la norme a perdu de son importance».

Le juge Jean-Louis Bruguiere, ancien premier vice-président de la section d’instruction « lutte anti-terroriste » du Tribunal de Grande Instance de Paris :

« Il faut analyser ces comportements liés à la contre-société : le lien criminalité-terrorisme est un phénomène ancien. La délinquance n’est pas nécessairement focalisée dans certaines zones car on la retrouve partout. Ce lien ancien est complexe, polymorphe, très circonstanciel, impalpable, mutant et très opportuniste. On ne peut en fait le saisir que de façon ponctuelle (…) Il y a une vraie connivence et interpénétration entre tissu criminel et terrorisme. Ce sont les trajectoires des personnes qui vont créer ces liens (…) Il y a différentes formes de criminalité et de trafics, bien sûr : des armes lourdes jusqu’à d’autres activités illicites, plus lucratives car répétitives et moins oppressantes socialement, qui laisse peu ou pas de traces, comme le micro financement. Les plus lucratives ont parfois une valeur de communication très faible. Exemple : le trafic de faux papiers, la clandestinité exigeant d’avoir de faux documents. Il y a aussi le trafic de faux médicaments : estimé à 200 millions $ générés à l’échelle mondiale ».

Sébastien Roché, universitaire, directeur de recherche au CNRS, docteur en Sciences Politiques, auteur notamment de « La police de proximité » (Seuil) :

« 24% des adolescents sont des acheteurs ‘illicites’ : cela est considérable car ce sont des habitudes qui vont ensuite se perpétuer. Nous sommes en présence d’une modification de la culture légale chez ce public. Le fait d’être socialisé dans l’économie parallèle fait que l’on peut être susceptible, aussi, de s’opposer à la police. On constate la même défiance vis-à-vis des institutions scolaires et publiques. Il faut donc fortement sensibiliser sur les effets de ces comportements, avec une approche locale et multi-produits, car les produits de trafics sont liés entre eux. Cela nécessite un travail de coordination, qu’on ne doit pas laisser au seul juge ou policier».

Hervé Pierre, ancien Commissaire de Police, directeur d’un Blog sur « l’économie criminelle » :

« Les zones de droits sont là, nous n’en sommes plus au stade où nous nous demandions si elles existaient. Dans ces zones se sont installées d’autres normes et pratiques. Les commissariats y sont parfois délabrés et on perçoit un abandon du terrain. C’est bien là-dessus que s’est construite l’économie parallèle. Ce sont des circuits qui sont courts, qui ne respectent pas la norme légale, et sont donc très performants. Taxes, normes et réglementations ont un poids sur l’économie réelle, qui n’apparaît plus performante, contrairement à l’économie criminelle. Cette dernière est donc performante: les personnes en difficulté veulent en profiter et cela se repend de façon virale. Les femmes le vivent en victime beaucoup plus que les hommes (…) Il y a aussi un risque dans l’équilibre des quartiers, car les gens quittent ces territoires touchés par les trafics en tous genres. Quelles solutions doit-on envisager ? Que les acteurs travaillent ensemble et notamment au niveau municipal, celui de la proximité ; et que la sanction redevienne efficace, sinon les gens s’habituent aux agissements délictuels ».

Pierre-Marie Bourniquel, ancien Directeur territorial de la Sécurité publique (Police nationale) des Bouches-du-Rhône/Marseille :

« Marseille c’est 80 cités, dont 60 où l’on constate du deal… Si l’on oppose souvent Marseille sud et Marseille nord, il faut dire que ces cités sont souvent situées dans le centre, comme Felix Pyat. Il ne faut pas non plus oublier que Marseille est la première ville de France sur les personnes bénéficiant du RSA. Chaque cité a entre 3, 4, 5 points de deal, en sachant qu’un point de deal représente 10 000 euros de revenu par jour. La Cité de La Castellane (16ème arrondissement) représente 40 à 50 000 euros par jour ! Là aussi il faut une politique durable et globale avec une nouvelle façon d’intervenir. L’approche globale, c’est une présence dans les cités en plusieurs phases : répression/dissuasion et amélioration du cadre de vie (services publics qui y reviennent, enlèvement des épaves, redonner un autre aspect aux quartiers) ».

Jean-Charles Antoine, docteur en géopolitique de l’Institut Français de Géopolitique (Paris 8) et expert en trafic mondial d’armes légères :

« Le trafic d’armes peut être considéré comme un thermomètre de stabilisation ou de déstabilisation des territoires (…) Au niveau du ‘9-3’ (la Seine-Saint-Denis), il faut prendre en compte trois dimensions : la spécificité géographique et territoriale du département, les rivalités et les enjeux. Le 9-3 se situe à proximité de Paris Nord, qui est en réalité un nœud de transports humains et de marchandises où les armes peuvent circuler. C’est un territoire qui a accueilli beaucoup de populations étrangères et de rivalités qui ont été véhiculées, sans oublier un certain enfermement communautaire. Il y a toujours eu des clans divers dans le 9-3, ces armes sont donc le fruit de filières différentes. On a aussi assisté à un inversement géographique : certains territoires, qui étaient la base arrière du Nord de Paris, développent aujourd’hui des pratiques criminelles.

La personnification du département donne l’impression d’un danger plus important dans l’esprit et l’imaginaire : il y a certes des relais djihadistes, mais on ne peut pas dire que ce soit le cas pour le 9-3 dans son ensemble bien sûr, ce n’est le cas que pour certains territoires, quartiers, en particulier (…) Il y a une perte de crédibilité des politiques publiques si elles sont sans cesse changeantes. Le risque est aussi dans la fin du monopole (par la puissance publique) de la violence légitime (…) Il faut donc penser global pour agir local ».

Anthony Mangin, Premier adjoint au Maire de Drancy, Président de l’Office public d’HLM :

« Dans les quartiers qui bénéficient de rénovation urbaine, on avait précédemment des populations qui étaient arrivées à bout. Ces phénomènes (de trafics) finissent par se normaliser dans certains quartiers, surtout quand le bâti est d’un autre temps. La rénovation urbaine pense à la dignité des personnes.  Le logement social (construit à l’époque des constructions d’après-guerre à partir d’exigences pour se loger dans des délais courts) ne doit plus être autant concentré dans des cités déjà enfermées sur elles même, et où s’organise la débrouille et des trafics (…) Les phénomènes se répandent car, on le voit à Drancy comme ailleurs, on ne veut pas être considéré comme un dénonciateur du voisin dans sa cité (…) L’ANRU (agence nationale de rénovation urbaine) avec les acteurs locaux veulent naturellement aller vers des espaces de vie plus humains. Les espaces qui étaient concentrés doivent être dispersés. On accompagne aussi socialement la population. Nous avons besoin d’une mobilisation de l’ensemble des acteurs et un besoin de transversalité. Pour que la norme légal retrouve toute sa force».

François Miquet-Marty, président de Viavoice :

« On entend une petite musique selon laquelle les activités non déclarées (travail au noir, marché noir, contrebandes…) progressent : deux tiers des personnes sondées (en Seine-Saint-Denis et Nord de Paris) estiment que ces activités sont anormales, 74% répondent que ces activités sont en progression. Plus les personnes sont modestes, plus elles estiment que les activités non déclarées progressent (…) Apparaissent plusieurs contre-sociétés, une économie se construit, à distance de l’économie officielle (…) Deux tiers des personnes interrogées estiment que ces activités doivent être perçues comme négatives. Les jeunes et les plus modestes ont plus de bienveillance à l’égard des activités non déclarées. Et on observe une corrélation entre acceptation de ces activités et votes protestataires : le pourcentage du vote FN est plus fort chez les personnes acceptant ces activités. Deux solutions sont attendues face à l’étendue des activités non déclarées et des trafics : la fermeté (à 34%) et un besoin d’information, de pédagogie et de dissuasion (45%) ».

Chantal Dardelet, Directrice du pôle Egalité des Chances de l’ESSEC, coordinatrice du cercle des Grandes Ecoles du Ministère de l’Education Nationale :

« Nous avons un tutorat entre des étudiants de l’ESSEC et des élèves de collèges et lycées de Drancy : ce sont des rencontres, échanges, discussions avec les jeunes. On échange sur les regards qu’ils ont sur la société, pour leur apprendre à construire un esprit critique et nous faisons des débats pour que chaque jeune trouve sa voie et puisse mieux se connaître. Pour leur donner une ouverture et un espoir, pour leur faire prendre conscience qu’ils sont acteurs de la société. Les jeunes deviennent acteurs à part entière de leur avenir. L’éducation est un champ de prévention d’un certain nombre de dérives. Il faut travailler en réseau d’acteurs, associations, entreprises, élus… Ce qui se joue c’est le lien social et il faut lutter contre l’entre soi (…) Nous proposons des mots plutôt que des maux (…) Il y a une opportunité de changer la donne aussi grâce à la révolution numérique ».

Guillaume de Tilière, Professeur associé à l’institut français de l’urbanisme:

« Des villes périphériques comme Drancy ont été délaissées au niveau du développement territorial et des transports. On assiste parfois à des phénomènes de paupérisation des quartiers et de ghettoïsation, car les réseaux de transports inter-quartiers manquent. Il y a donc un travail à mener entre urbanisme, transport et aménagement du territoire. L’un des problèmes clés, même si le logement est là, est celui de l’accessibilité. Les temps de transport (entre habitat et travail) ont été tendanciellement allongés, il faut donc chercher à loger les gens plus près de leur lieu de travail. En matière de transport, on travaille à une meilleure inter-modalité pour un réseau plus performant. Il faut aussi mixer les emplois avec l’habitat, le commerce, afin d’avoir des zones à usages multiples et une bonne accessibilité ».

Les résultats de l’étude « La contre-société et les habitants de Seine-Saint-Denis et du Nord-Paris »

L’article de Libération sur l’étude d’opinion

L’interview de Sébastian Roché et de François Miquet-Marty, sur Atlantico

Jean-Philippe Moinet – Bruno Cammalleri

juin 2016