Claude Imbert: « Attention aux emballements ! » (extraits)

Claude Imbert: « Attention aux emballements »

Le fondateur de l’hebdomadaire Le Point fait le lien, pour la Revue Civique, entre la crise financière globale et « l’affaire Wikileaks ». Dans les deux cas, dit-il, à partir de bonnes intentions, le «virtuel» a permis de «chevaucher dans le vide», provoquant un «désordre d’intensité» qui, par une sorte « d’hystérie, au sens littéral du terme », pousse le système à «s’auto-détruire». Entretien sur les emballements contemporains par lesquels, dit ce grand professionnel d’expérience, «tout à coup la raison s’égare».

 

– La Revue Civique : Dans votre analyse de la mondialisation, vous faites un rapprochement entre la crise financière et ce que vous appelez « la crise de la transparence », représentée par l’affaire Wikileaks avec son flot d’« informations » porté par les médias. Quelle est la nature de ce rapprochement ?

– Claude IMBERT : Entre la crise financière globale (bancaire) et la crise de la transparence absolue (Wikileaks) il y a de commun un dangereux phénomène d’emballement immaîtrisé. Ce phénomène est servi dans les deux cas par les nouvelles technologies et le « virtuel », qui permettent de chevaucher dans le vide, dans chacun des cas au nom de valeurs considérées comme parfaitement estimables. Dans le premier cas, c’est la recherche, qui n’est pas scandaleuse en soi, du profit. Dans le second, c’est la recherche de la transparence, au nom du droit démocratique à la vérité. Par l’excès, par l’hystérie au sens littéral du terme, intervient une sorte de désordre d’intensité telle que le système tend à s’auto-détruire. C’est le principe d’entropie.

Ainsi, en partant d’une construction qui paraît légitime, avec la promotion du progrès que ces valeurs représentent – le profit, quand il s’agit des financiers ; la transparence, comme principe de vérité pour protéger les citoyens – il est intéressant d’observer que, l’une et l’autre de ces valeurs, dans le maquis des hautes technologies où restent beaucoup de secteurs hors la loi, s’amorce un emballement par lequel on atteint un point limite, celui où tout à coup la raison s’égare, où le sens commun fout le camp. On ne sait d’ailleurs plus très bien à quel moment le décrochage s’est produit.

Pour la crise financière, on voit bien que c’est l’attribution insensée, par enchaînement, de crédits insolvables dégageant des crédits toxiques, que le dysfonctionnement produit la crise. A un certain moment, plus personne ne maîtrise ni le nombre, ni l’intensité, ni la projection des effets dans le temps. Dans le cas de la crise de la transparence, on se sert d’une sorte de cambriolage à l’intérieur du Net pour dire que, finalement, c’est bien le droit de tout citoyen, dans l’espace démocratique d’accéder à toute information. L’attitude des cinq journaux – qui ont fait accord avec Wikileaks – est très intéressante. C’est là qu’on a vu le mécanisme de l’enchaînement qui n’est plus maîtrisé.

 

« La libre expression a couvert le recel »

 

Les journaux qui se sont accordés avec Wikileaks ont obtenu un lot d’informations, sous certaines conditions de tri sélectif pour en fait écarter simplement de la divulgation ce qui peut porter dommage à des personnes physiques impliquées dans les révélations. Pour le reste, tout le monde semble avoir trouvé normal d’opérer une divulgation en bloc. Personne n’a mis réellement en question ces éléments pour se demander si ces « secrets » ont été ou non recueillis après une enquête contradictoire, par un recoupement de sources différentes, bref par un authentique travail d’investigation. Il s’agit d’un vol, pur et simple. Le droit à la libre expression a couvert le recel. Ces journaux sont comme des « DJ » : en mixant et tripatouillant des disques dérobés aux droits d’auteur, ils fabriquent leur propre musique pour leur propre prestige.

 

– En quoi ces mécanismes vous inquiètent-ils ?

– Oui, ils m’inquiètent beaucoup car il s’agit de systèmes fatigués, poussés au point limite par la vitesse et l’emballement. Les Grecs et les Anciens considéraient que le vice principal dans les actions humaines était ce qu’ils appelaient «Ubris», un mot difficile à traduire mais qui renvoie à la démesure, à la perte du sens commun. Dans les traductions de textes, on a tendance à réduire le mot « ubris » aux violences personnelles, quand quelqu’un perd son contrôle et verse dans la violence, criminelle par exemple.

(…)

– Il y a donc une vertu du secret, même dans la durée ?

– C’est le début de la barbarie quand deux collectivités en conflit ne peuvent plus se parler. La diplomatie, ce n’est jamais que cela. Mettre en relation des parties à intérêts différents, voire souvent opposés, donc virtuellement toujours en conflit. Je parle de la diplomatie au sens large, qui n’est pas dévolue aux seuls diplomates. C’est pourquoi, l’absolue transparence est le début de la tyrannie.


– Dans le monde d’Internet, qui induit deux rétrécissements, celui des espaces et celui du temps, comment à la fois maîtriser dans la durée l’application d’une série de décisions publiques  et comment assurer, un minimum, une hiérarchie des normes, source de civilisation ?

– A chaque technologie nouvelle, à chaque savoir et outil nouveau, la nécessité survient de savoir ce que cela apporte de positif et, éventuellement, de négatif ou même de nocif. La nécessité oblige aussi d’établir des règles, elles-mêmes nouvelles, des normes adaptées qui permettant de maîtriser les évolutions. Quand il s’agit d’un phénomène nouveau ou récent, il faut naturellement un délai pour que les normes appropriées s’établissent. Et ce sont souvent les crises, précisément, qui favorisent dans l’histoire l’établissement de normes pour les éviter. Les effractions qui sévissent sur le Net, par le biais des « hackers », je ne vois pas qu’on puisse considérer que ce soit un grand progrès de l’humanité ! (…)

 

Entretien réalisé par Jean-Philippe Moinet (Printemps 2011)

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