Benjamin Stora : « le risque de la France, la rétractation sur une histoire dépassée »

historien, écrivain et Président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration

L’historien, écrivain (dernier livre : « Les mémoires dangereuses », Albin Michel, 2016), et Président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, Benjamin Stora était l’invité des « Rencontres de la Fondation EDF »  (le 18 janvier 2016), en partenariat avec La Revue Civique. Voici une synthèse de son intervention.

Olivier Poivre d’Arvor, en début de l’entretien avec lui, en vient naturellement au grand fait de 2015 : « Depuis 1945, la France métropolitaine n’a pas connu la guerre. Et voilà la violence soudaine qui surgit ». Et fait le lien avec Benjamin Stora, qui a passé son enfance en Algérie : « toi, tu as connu la guerre…»

« Oui », répond l’historien, Président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI), qui confie que l’actualité du terrorisme en France l’a néanmoins rendu quelque peu « dubitatif » : « Quand on a vécu la guerre, je peux vous dire que ce n’est pas la même chose aujourd’hui. Dans mon enfance, les militaires étaient en bas de chez moi. Il y avait des explosions chaque nuit, chaque jour. L’OAS, les représailles du FLN… Je vivais avec la peur quotidienne de voir mon père assassiné ». Aujourd’hui, la France est en guerre ? « Il faut relativiser les choses, poursuit-il, ce n’est pas ce que j’ai vécu. Ce qui est nouveau, pour la société française, c’est le sentiment de l’incertitude ».

Benjamin Stora prend aussi ses distances avec le débat qui a tourné de longues semaines sur la déchéance de la nationalité, en particulier quand il s’agissait de distinguer les binationaux. « On n’a pas mesuré, selon lui, la force symbolique (que cette mesure pouvait porter) pour des millions de binationaux. Cela a aussi frappé des fractions de la population qui sont dans l’immigration et qui ne sont pas dans la Communauté française ». Et d’interroger : « cette bataille des 3/5èmes » – majorité nécessaire pour réformer la Constitution – « pourquoi n’a-t-elle pas été menée sur le droit de vote des étrangers ? »

« On aime la France à partir de sa propre histoire »

Au fond pour l’historien, qui fait référence à l’histoire des ségrégations aux Etats-Unis, un « sudisme à la française » tend à perpétuer des discriminations et une volonté de domination postcoloniale sur les populations « du Sud » (de la Méditerranée). « Les pratiques de ségrégation aux Etats-Unis ont été une survivance de ce qui a été vécu au Sud des Etats-Unis. L’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin aux discriminations. Après la colonisation, est-ce qu’on a été une République exemplaire ? » Pour Benjamin Stora, « en France, il reste une colonisation persistante dans les têtes ». Et le problème, à ses yeux, provient notamment de ce qui manque de manière flagrante : « bien connaître l’histoire des autres » : « Depuis le 19ème siècle, le monde a changé. La France a à connaître l’histoire, les histoires du Sud. Pendant la France coloniale, on avait plus d’Orientalistes qu’aujourd’hui. Certes, c’était pour dominer. Mais à l’époque, il y avait plus de gens qui connaissaient les autres qu’aujourd’hui. »

Ce sujet de la connaissance est un grand « défi » actuel pour le pays, souligne-t-il, pour « sa place dans le monde ». « Si on ne se donne pas les moyens d’aller à la rencontre – à la connaissance – des autres, on aura des surprises ». Quel est le risque encouru pour la France ? « La rétractation », « le retour sur une histoire dépassée » car « ce n’est pas la grandeur ancienne qui nous assurera la grandeur demain ». Et « si on se replie sur soi, on risque d’être isolés sur la scène internationale ». Et dans ce risque du repli, le Président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, relève le « risque de voir l’immigration, non pas comme une possibilité de s’ouvrir au monde mais comme une population d’ennemis potentiels ».

Benjamin Stora le souligne : « oui, les républicains musulmans » veulent défendre la République française « à partir de leur histoire, pas seulement et même pas du tout à partir d’une histoire fabriquée. On peut bien sûr être de culture musulmane et être républicain, partir d’un point de départ différent pour arriver à la République ». Avec, pour lui, cette certitude : « On aime la France à partir de sa propre histoire ».

L’historien se désole que des lycéennes lui racontent qu’elles n’ont pas appris les épisodes de la Guerre d’Algérie à l’école. Il déplore les variations saisonnières des enseignements : l’histoire de l’immigration est entrée en 2008 dans les programmes scolaires mais elle en est sortie en 2015 », l’objection étant qu’il fallait « éviter le communautarisme », rapporte-t-il. Benjamin Stora regrette ce qu’il nomme « un désarmement culturel et idéologique », qui conduit à la méconnaissance et à la fermeture des esprits sur les réalités de la diversité française. Et de relever, au passage, un symptôme parmi d’autres: « la musique Raï n’est plus du tout diffusée aujourd’hui par les radios et les télévisions françaises ». C’est le versant « rétraction » et « peur de l’autre », de la période contemporaine.

Au seuil d’une nouvelle époque

Néanmoins, Benjamin Stora veut rester optimiste. Pourquoi ? « Car la France est beaucoup plus dans l’altérité que d’autres pays voisins européens » : venant des nombreux jeunes issus de « l’immigration postcoloniale » dit-il, « il y a des poussées » positives, des « poussées culturelles et politiques », de nombreuses personnes ont su passer les obstacles des discriminations et réussir, dans des domaines très variés : économiques, sociaux, culturels et politiques. « On est au seuil d’une nouvelle époque », assure même Benjamin Stora. L’intégration réussie est importante, même si « un refus du passage vers la République » se manifeste à la marge par « une radicalisation délirante ». Pour l’historien, il y a bien un mouvement, d’intégration ou d’assimilation, qui « est en marche » depuis des années même si les minoritaires de la radicalisation et de la séparation agissent comme « une avant-garde meurtrière » par le terrorisme. Ce qui profite, mécaniquement, à l’extrême droite qui prospère aussi sur le terreau de la « mémoire dangereuse » et d’une histoire qui tue. Et de rappeler : « En 1962, les frontières françaises allaient jusqu’au Mali. Il y a peut-être une blessure narcissique du nationalisme, qui s’était fondée sur l’Empire… ».

 Le rôle des médias et « la mise en abîme du spectacle »

« La mémoire dangereuse », explique-t-il, est « celle qui cherche à séparer », « à rendre impossible le vivre ensemble, celle qui prépare à la guerre ». « Mais la société ne veut pas de séparation », c’est ce qui le réconforte et le rend relativement optimiste. Contrairement aux idéologues des radicalités, la société, elle, vit la diversité comme une richesse et ne veut pas « se séparer ». Ce constat ne l’empêche pas, bien au contraire, de s’interroger sur le rôle des médias : « Nous sommes dans une société du spectacle. La recherche du spectaculaire a pris le dessus. Il faut toujours aller dans la rupture, la confrontation, la mise en abîme du spectacle, qui ne s’arrête pas. C’est le problème. Plus personne ne peut plus arrêter cela. Il y a bien quelques interstices, des lieux pour réguler, expliquer… » mais ils ne sont pas si nombreux dans les médias, qui tendent à s’abreuver bien plus des confrontations spectaculaires – donc des violences qui frappent –  que des logiques de constructions apaisées, qui ne peuvent avoir la visibilité recherchée.

La recherche d’explication du public est bien présente : en 2015, « année lourde », celle des attentats et de la montée du FN précise Benjamin Stora, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration a ainsi connu une hausse de la fréquentation de 25 % : « y compris dans les périodes de tensions, beaucoup de gens veulent savoir, veulent connaître. La France n’est pas si simple, elle n’est pas univoque ». Ses réalités sont contrastées. Et c’est bien sûr tant mieux.

Courte interview de Benjamin Stora, sur « Les mémoires dangereuses » (son dernier livre), par Jean-Philippe Moinet :

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