François Bayrou : il faut « sortir de l’impasse »

Pour le Président du Modem, notre système politique est en recomposition et «la forme de parlementarisme que nous connaissons est épuisée». Il le déclarait à la Revue Civique (tout début 2015, juste avant les attentats qui ont frappé Paris) : il approuverait une réforme du mode de scrutin permettant de rapprocher la politique de « la réalité », quitte à ce que le FN « ait sa quote-part de représentation ». Car « si on ne fait rien, alors un jour les lois électorales se renverseront et on aura une représentation pléthorique de cet extrémisme ». Estimant « complètement obsolète » l’idée de « deux blocs opposés », il n’exclut pas des alliances pour contrer l’extrême droite, car « la fatalité, si on baisse les bras, conduit au pire ». Et Nicolas Sarkozy ? Rappelant qu’il l’a combattu « non pas de manière subreptice mais ouvertement », il ajoute : « j’ai le sentiment que ses défauts et ses dérives n’ont pas disparu… » Entretien. 

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La REVUE CIVIQUE : Comment réduire aujourd’hui ce qu’on peut appeler « la fracture civique », à savoir le grand écart qui s’est creusé entre les citoyens et l’ensemble de la classe politique, cette fracture qui alimente l’extrémisme : on voit bien le FN, en particulier, se repaître des défiances actuelles ?

François BAYROU : Ce n’est pas une question de morale, encore moins l’occasion de faire la morale : je pense qu’il y a des causes précises au désarroi civique – expression que je préfère à celle de fracture civique.

Trois grands facteurs expliquent selon moi les difficultés actuelles. Le premier facteur réside dans l’impuissance générale que ressentent les citoyens, qui doutent fortement de la capacité des politiques à changer quoi que ce soit de la réalité. On a l’impression que le monde politique est uniquement dans le verbe, les grandes affirmations assénées et les promesses, sans que jamais la réalité ne change. Ce sentiment provient du décalage de plus en plus important entre l’annonce et la décision, et entre la décision et la réalité. Le discours politique est tellement abstrait, tellement conceptuel et confus, que les citoyens ne s’y retrouvent plus, et que l’incompréhension se transforme en rage sourde.

 « Un dialogue de sourds »

Le deuxième facteur tient au mode de vie ou aux pratiques des politiques. Ces pratiques, codées, tournent en rond sur elles-mêmes et n’aboutissent qu’à une impasse générale. Voyez la vie parlementaire qui n’a plus aucune accroche sur la vie réelle de nos concitoyens. Des centaines d’élus se regardent comme importants, centraux, parlent entre eux, et leur dialogue est devenu un dialogue de sourds.

Par aveuglement idéologique ?

Non, simplement parce que leurs pratiques sont dépassées, comme leurs manières d’être et leur organisation. Le travail en commission parlementaire par exemple, qui se fait entre initiés, dont les acteurs (moins nombreux qu’on ne le dit) affirment qu’il est très important, que l’essentiel de l’œuvre législative se fait là, ce travail produit des dizaines d’heures de débats qui, en réalité, la plupart du temps, ne servent à rien : on a vu ainsi récemment le Sénat discuter de textes pendant des semaines pour simplement les rejeter, sans que cela, au bout du compte, ne change quoi que ce soit…

Les « fourches caudines »

du PS ou de l’UMP

 Le parlementarisme serait-il pour vous dépassé, éculé ?

Je ne dis pas cela, je dis que la forme de parlementarisme que nous connaissons aujourd’hui est épuisée. Le troisième facteur qui aboutit au désarroi civique est que la représentation que nous avons aujourd’hui n’a rien à voir avec la réalité de l’opinion. Si l’on additionne l’extrême gauche, l’extrême droite et le centre, ces trois forces politiques doivent représenter entre 50 et 60 % de l’opinion publique. Or, elles n’ont quasiment aucun représentant, on leur interdit quasiment toute représentation au sein des institutions politiques nationales. En revanche, le Parti socialiste et l’UMP qui représentent, pour l’un moins de 15%, pour l’autre à peine plus de 20%, ils disposent plus de 90% de la représentation nationale ! On ne peut avoir d’élus en France que si l’on accepte de passer sous les fourches caudines, de l’un ou de l’autre, en devenant un allié finalement lié et muet. Nicolas Sarkozy l’a dit récemment : « je veux que le centre soit avec moi le matin, le midi et le soir ! » Traduisons en français : qu’il n’y ait plus pour le centre la moindre indépendance.

Tout cela explique le gouffre qui s’est creusé, la rage qui s’exprime contre le caractère complètement décalé de la vie politique. Il ne faut pas s’étonner de la situation actuelle, elle est la conséquence directe de causes précises et faciles à identifier.

Une réforme substantielle du mode de scrutin serait-elle donc de nature à réduire ce désarroi civique ?

Ce serait en tous cas un vrai changement. Je ne suis pas inquiet, comme certains bons esprits affirment l’être, par le fait que le Front National ait sa quote-part de représentation à la juste part des suffrages qui se portent sur lui. De même pour l’extrême gauche, de même évidemment pour le centre. Au moins, cela rapprocherait la vie politique du réel.

27 pays européens

ont ce scrutin

Bien sûr, il y aurait des débats, au sein de la représentation nationale, qui dépasseraient ce que nous croyons juste et acceptable. Mais, si on ne fait rien, alors un jour les lois électorales se renverseront et on aura une représentation pléthorique de cet extrémisme. Je préfère de loin une juste représentation de la réalité.

Je rappelle que sur les 27 pays d’Europe continentale, tous les pays – sauf la France – ont un système de représentation politique équitable, fondé sur l’idée simple que le nombre de représentants élus est proportionnel au nombre de suffrages exprimés, pourvu que le score dépasse 5% des voix.

On prête au pouvoir politique actuel, en France, de réformer le mode de scrutin pour instaurer, ou instiller de la proportionnelle. Est-ce que vous approuveriez cette initiative, si elle venait de François Hollande et Manuel Valls ?

Sans aucun doute. Je ne change pas d’avis, sur ce sujet comme sur bien d’autres, en fonction des opportunités ou des circonstances. Je pense que la réforme du mode de scrutin est nécessaire en France, encore plus aujourd’hui qu’hier, en raison de la dégradation du désarroi civique que nous avons évoquée. L’Allemagne, par exemple, vit très bien avec un mode de scrutin proportionnel. Les pays scandinaves aussi, l’Espagne et l’Italie vivent très bien, en tous cas politiquement, avec ce mode de scrutin. C’est vraiment le minimum que l’on doive à la dignité et au respect des citoyens. Citoyens de plein exercice, cela doit signifier représentation de plein exercice.

Indépendamment de cette question du mode de représentation, on voit monter en France, depuis quelques années,  ce qu’on peut appeler un « national-populisme », avec des thèses europhobes et xénophobes qui sont désormais affirmées avec beaucoup plus d’aplomb et de virulence qu’auparavant. Je pense notamment au journaliste devenu polémiste, Eric Zemmour, qui porte des thèses racialistes, renvoyant régulièrement aux origines (ou aux religions) des personnes pour faire amalgame sur ce thème. Cette évolution conduit-elle, selon vous, à une recomposition politique, le paysage politique français pouvant, selon certaines analyses, s’organiser en trois blocs (gauche, droite-centre, et FN) ?

Cela est possible et même probable, mais je ne vois pas pourquoi on limite à trois blocs la recomposition en cours. Je suis un ardent défenseur du pluralisme. L’idée que la vie politique doit être organisée autour de deux blocs opposés est une idée complètement obsolète. D’abord, parce que les blocs n’existent plus. Chacun des blocs est coupé au moins en deux. La gauche est coupée en deux, entre la gauche de gouvernement et la gauche radicale. La droite est coupée en deux, avec l’extrême droite. Et l’extrême droite, qui recèle aussi des divisions, est au moins aussi importante que l’addition de l’UMP et de l’UDI… Sans compter l’attente légitime d’un centre indépendant, de pleine souveraineté, qui serait le seul espace de renouvellement disponible en dehors des extrêmes…

Ces obsessions

sur les origines

La situation est telle aujourd’hui que quand un parti dominant l’emporte, il se retrouve avec toutes les oppositions : celles de son propre camp s’ajoutant à toutes les autres… le réduisant, au mieux, à 25 % de l’opinion. Cette situation n’est pas tenable.

Quant à ces idéologies, et ces obsessions qui focalisent sur les origines, elles sont en effet une donnée mais elles sont pour moi non pas une cause mais un symptôme de la dégradation de notre système politique et de l’impuissance dans laquelle la France se trouve à établir un projet de société, en phase avec les évolutions du monde et avec les attentes de notre peuple. Dans des moments de crise, il y a toujours des risques de dérives, on se tourne vers ce qu’il y a de plus archaïque, la race, la couleur de la peau, les origines, la religion… j’ai écrit plusieurs livres sur les guerres de religion, rien n’a changé de ce point de vue là.

Chaque société humaine porte en elle ce que chaque individu porte en soi, c’est-à-dire, ce que Freud appelait eros et thanatos. D’un côté, la très grande envie de haïr, de rejeter, de supprimer l’autre, de créer l’affrontement avec cet ennemi « intérieur », attendu comme une délivrance, et de l’autre, un mouvement également fort quand une société trouve des leaders pour le proposer, une idée positive de la coexistence, une idée attractive du vivre ensemble dans le respect des autres.

Pour le court et moyen terme, êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à la capacité de vivre ensemble en France ?

Je ne suis pas optimiste, je suis résolu ! Je pense qu’il y a de très grands risques dans le monde où nous sommes mais je pense aussi que la fatalité, si on baisse les bras, conduit au pire. J’ai fermement l’intention d’être de ceux qui refusent le pire.

Vous préconisez, dans cette perspective, de larges alliances pour faire barrage à l’extrémisme ?

J’ai toujours défendu l’idée qu’on devait prendre en compte ce qui rassemble plutôt que ce qui divise, quand on est, au fond, d’accord sur l’essentiel. Simplement, quand le système politique exclut l’idée qu’on puisse s’accorder sur l’essentiel, alors il ne faut pas se plaindre.

 Nicolas Sarkozy, par ailleurs, vous intente régulièrement un procès en trahison, revenant sur votre choix de 2012 (vous aviez préféré voter pour son adversaire). Que tenez-vous à lui répondre ?

Je ne polémique pas avec Nicolas Sarkozy. Il faut que tout le monde s’habitue à l’idée selon laquelle chaque citoyen dispose d’un droit de vote libre, qui s’établit en fonction de ce que le citoyen pense être le mieux pour le pays. J’ai combattu Nicolas Sarkozy, non pas de manière subreptice ou dans l’ombre, mais ouvertement et de manière argumentée, en exposant, y compris dans un livre titré « Abus de pouvoir », les griefs que m’inspirait sa manière de gouverner. J’ai le sentiment que ses défauts et ses dérives n’ont pas disparu…

« La triple impasse »

Hollande-Sarkozy-Le Pen

On a l’impression, même si d’autres hypothèses se dessinent, que le retour de Nicolas Sarkozy  n’est pas exclu pour la présidentielle de 2017. N’est-ce pas une hypothèse assez décourageante pour de nombreux citoyens de droite et du centre ?

Pour moi, ce n’est évidemment pas ce que je souhaite pour l’avenir de mon pays. Et je pense que nos concitoyens ont droit à un autre choix que la triple impasse, Hollande-Sarkozy-Le Pen. Ce sera un enjeu très important pour les mois qui viennent. Chacun d’entre nous sera alors devant ses responsabilités.

La participation du citoyen à la vie publique passe désormais, à droite aussi, par l’organisation de primaires, permettant de sélectionner le candidat à la présidentielle. En 2016, devrait avoir lieu une primaire ouverte aux sympathisants de la droite et du centre. Cette étape vous réjouit-elle ?

J’ai beaucoup de réserve à l’égard de cette idée de primaire car elle conduit à bloquer la vie politique entre des « camps », laissant à penser qu’il n’y a que deux « camps » en présence. Les primaires donnent en général la prime au noyau le plus dur, le plus radical, du « camp ». Cette prime est souvent une prime au sectarisme, à l’esprit partisan, à la détestation des courants concurrents, regardés comme des ennemis publics. Cette mécanique, à mes yeux, est très risquée. Elle menace bien plus de fermer la démocratie française que de l’ouvrir. Je pense que ce mécanisme ne correspond pas à la culture française, même si nous aurons tout le temps d’y réfléchir et d’en débattre. J’aurais bien davantage préféré privilégier le rassemblement de personnalités politiques, qui s’estiment compatibles entre elles et essaient de construire plutôt que d’entrer en guerre les unes contre les autres.

Les deux logiques ne sont pas forcément incompatibles : les primaires peuvent se conjuguer avec l’idée d’un rassemblement, et que des personnalités comme Alain Juppé, vous-même, d’autres encore puissent converger à ce moment là pour proposer un projet et une alternative ?

Je le souhaite vivement.

 Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET

(publié avril 2015)