La place des femmes dans les lieux de pouvoir, l’organisation d’un « État stratège », le nécessaire retour d’une vision politique de moyen terme pour le pays et l’Europe, la manière de contrer le pessimisme français et de valoriser les atouts de la France dans la bataille de la mondialisation… entretien avec Anne Lauvergeon, auteur de « La femme qui résiste » (Plon).
La REVUE CIVIQUE : est-il vraiment plus dur pour les femmes d’accéder aux lieux de pouvoir ? L’avez-vous vous-même constaté et, si oui, quelle est la raison de cette difficulté ?
Anne LAUVERGEON : Oui, je l’ai constaté, empiriquement. Elles ont généralement plus à prouver. La barre du potentiel à franchir est généralement plus élevée pour les femmes que pour les hommes. Un certain nombre de mécanismes, de réseaux de pouvoirs – qui sont généralement masculins – se mettent en oeuvre et font généralement obstacle aux femmes. En même temps, je pense qu’il ne faut pas se présenter comme des victimes. Car il y a aussi des avantages à être une femme dans un monde d’hommes. Vous êtes aussi plus visibles, plus facilement repérables. On se dit que pour être arrivé à ce niveau de responsabilité, c’est que vous avez vraiment une force particulière, une puissance de travail plus élevée. Et j’ai toujours considéré dans mes expériences professionnelles à la tête de grandes entreprises, que ce soit dans le secteur des télécommunications ou dans celui de l’énergie, qu’il y a avait même un avantage commercial, car pour les clients, vous êtes repérable, vous n’êtes pas comme les autres. C’est vrai, même dans des pays assez – ou très – machos !
Pourquoi cette valeur ajoutée n’est-elle pas reconnue comme telle ?
Parce qu’en France, la dimension internationale et commerciale n’est pas toujours très reconnue. Les raisonnements ne se font souvent, malheureusement, qu’à l’échelle de l’échiquier français. Nous n’avons pas assez intégré la projection, réelle et potentielle, de nos actions en dehors de France.
Alors comment faire évoluer la situation, corriger cette « masculinité » des lieux de pouvoirs ?
On a beaucoup insisté sur le changement que constituait l’instauration de quotas de femmes dans les conseils d’administration. Pour moi, les quotas sont la dernières des solutions quand tout le reste a échoué. Le problème avec les quotas, c’est qu’on ne sait jamais vraiment si la nomination relève des capacités propres de la personne nommée ou si elle s’explique simplement par le fait de remplir un quota. Ce qui peut être humiliant pour les femmes concernées. Le vrai pouvoir n’est pas dans les conseils d’administration, il est dans les comités exécutifs, là où les décisions opérationnelles se prennent vraiment. Je pense donc qu’il serait plus utile d’instituer un indicateur dans les entreprises d’une certaine taille, actualisé régulièrement dans les rapports et noté par les agences, permettant de mesurer le nombre de femmes dans les cinquante premiers postes de direction de l’entreprise.
Le risque de régression
La mixité est importante. Non pas que les femmes soient meilleures que les hommes, je ne le crois pas du tout. La mixité est importante parce qu’il est bien plus agréable de travailler dans la mixité et que cela est plus intelligent pour les entreprises elles-mêmes. Quand vous êtes dans un système où les produits ou les services sont conçus par des hommes, élaborés et vendus par des hommes, vous passez par définition à côté de 50 % de l’humanité, et donc du marché. Si vous êtes dans un système mixte – hommes/femmes, mais mixte aussi sur le plan des origines sociales, culturelles, ethniques – vous avez une bien plus grande capacité à intégrer différentes données et finalement à concevoir des produits ou des processus qui auront beaucoup plus de succès. Selon moi, la mixité, c’est un élément clé de la réussite.
Au niveau du CAC 40, aucune femme ne préside aux destinées des entreprises. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce un phénomène culturel français ?
En France comme ailleurs, nous venons d’un monde qui a été dominé par les hommes, où les femmes ont été très longtemps réduites aux travaux d’intérieur et à la sphère de la vie familiale. Il faut faire évoluer les choses, mais je trouve qu’elles évoluent lentement… Quand je suis arrivée sur le marché du travail, il y a 25 ans, je pensais que la génération des femmes qui nous avaient précédées avait réglé le problème, que les portes étaient en tout cas ouvertes. Je constate que les portes ne sont pas ouvertes. Les entreprises restent un bastion masculin, c’est là où le pouvoir est concentré.
Il y a donc stagnation dans l’évolution des droits des femmes ?
Oui, il y a même risque de régression, quand on regarde certains indicateurs, comme le niveau de responsabilité des femmes dans certains secteurs ou leur niveau de rémunération.
Le secteur public et politique connaît-il, selon vous, le même syndrome de la domination masculine ?
Oui, les évolutions y sont très lentes également. Les vrais centres de pouvoir – par exemple les grandes directions du Ministère des Finances, les grands départements du Quai d’Orsay – restent des bastions masculins. Il faut d’ailleurs que les femmes ne se résignent pas. Des femmes des jeunes générations sont d’ailleurs parfois ambivalentes sur le sujet. Avec un phénomène d’autocensure : « à quoi ça sert de se battre, je n’y arriverai pas ».
On le constate chez les publics discriminés, avec des formes d’acceptation résignée de leur propre discrimination.
Oui, c’est terrible. Il ne faut jamais accepter les discriminations. Il n’est pas moins vrai que quand j’ai un problème avec quelqu’un, je ne dis pas que c’est parce qu’il est macho. Peut-être que c’est un misogyne. Mais je ne focalise pas le problème sur cet aspect. Il faut à la fois être réaliste, et se dire bon, il faut y aller, prendre son destin en main en franchissant les obstacles.
Concernant l’État et la politique, vous dénoncez dans votre dernier livre l’emprise de l’hyper court-termisme et le manque de perspectives longues des récents responsables de l’État. Dans un monde médiatique et un monde financier où les urgences semblent permanentes, comment faire en sorte d’imposer un temps long au politique ?
Il est urgent de retrouver un Etat stratège. Nous sommes entourés d’États stratèges. Regardez la Chine, les États du Moyen-Orient, la Russie, les États-Unis… Pour certains d’entre eux, ce sont des États stratèges dotés de beaucoup de moyens financiers, ce que nous n’avons plus vraiment.
Nous avons des atouts, des entreprises leaders par exemple dans le domaine du spatial, les télécommunications, le nucléaire, le TGV, l’aéronautique… parce que, pendant 40 ans, ces secteurs ont bénéficié d’un État stratège, capable de concevoir et de soutenir le développement dans la longue durée. Ce qui m’a désespéré ces dernières années dans le domaine nucléaire, c’est de voir comment nous avons pu perdre le fil. Un magazine anglo-saxon, il y a quelques années, m’avait interrogé sur deux points, cela m’avait marqué : comment cette filière, dans un pays aussi versatile que la France, a-t-il pu avoir le soutien constant de l’État pendant 40 ans ? Et comment un pays si machiste a-t-il pu mettre une femme à la tête de cette industrie ?
Quelle est la vision à 5 ans ?
Mais on a été finalement dissout dans l’idée que l’État n’avait plus à jouer de rôle dans l’économie, le libéralisme à l’état brut a miné le concept même d’État stratège. La deuxième raison de l’affaiblissement est liée à l’idée, qui a longtemps prévalu dans certains esprits, que l’industrie n’est pas la priorité et que les services – le tertiaire – c’est l’avenir et infiniment mieux. Grosse erreur d’appréciation, là encore. Troisième raison : des intérêts privés se sont fait jour un peu partout et ont tiré à hue et à dia. On en a perdu le sens des orientations stratégiques et de la durée dans l’action publique.
Les grands succès industriels ne peuvent d’ailleurs plus reposer sur un seul État. Il faut sans doute opérer des rapprochements, entre grandes entreprises et quelques grands États, sur des axes de développement majeur. Mais pour cela, il faut une perspective et un cadre, qui nous a cruellement manqué ces dernières années. Un important dirigeant chinois me disait récemment : « en Chine, ça ne va pas très bien, car nous n’avons plus de vision au-delà de 5 ans ». J’avais envie de lui dire, mais nous en France, quelle est la vision à 5 ans ? !
L’État doit redevenir stratège en matière de régulation, dans le domaine financier, des télécoms, de l’énergie, etc. Alors qu’il a intériorisé, à force de désengagements, qu’il n’était plus légitime. C’est un peu comme pour l’Europe, on a arrêté de construire. On a même dilué, donc au final déconstruit. Il faut prendre le chemin inverse, et reconstruire : à la fois un État stratège, et l’Europe, pour qu’elle retrouve une puissance réelle. Dans le domaine que je connais bien, l’énergie, cela a été en France la foire d’empoigne, avec des changements de stratégie tous les six mois…
L’enjeu industriel est essentiel pour notre pays. Il n’y a pas d’avenir français, pas d’avenir européen, sans un avenir industriel. L’idée qu’il fallait concevoir ici (la matière grise), produire très loin et que cela n’était pas bien grave car on allait quand même vendre, cette idée était totalement illusoire. Parce que ceux qui construisent finissent par concevoir et vendre.
Au plus haut niveau de l’État, quel type de décision faut-il donc prendre pour changer la donne ?
Ces dernières années, on a supprimé tout ce qui est de nature à réfléchir et à agir à moyen terme. On a supprimé le Commissariat général au Plan. Vous imaginez une entreprise qui n’aurait pas de plan stratégique ? Les autres États ont des plans stratégiques très structurés. Nous ne sommes pas dans un monde de « bisounours », où on nous attend gentiment parce qu’on est Français, qu’on a eu Louis XIV et Napoléon ! Il nous faut un projet, une perspective stratégique, un plan d’action projectif. Nous ne sommes plus à l’époque, où la France dominait l’Europe et le monde. Nous ne sommes plus à l’époque de l’Empire colonial. Au milieu du siècle dernier, la décolonisation a eu lieu et je ne suis pas sûr que la France en ait fait vraiment son deuil. Le général de Gaulle a ensuite dit de ne pas s’en faire : l’Europe serait faite à notre image… sauf que l’Europe n’est évidemment pas une France qui se démultiplie en un certain nombre d’États. En outre, l’élargissement à 27 États a été une erreur historique : on a élargi sans approfondir les fondations de l’Europe. Elle n’a donc pas su trouver les moyens de s’engager fortement, et de manière cohérente, sur de grandes actions structurantes. Et, aujourd’hui, la résorption de la dette publique ne peut pas être le seul projet européen d’avenir.
Le problème en Europe est que nous sommes au milieu d’un gué pas très confortable : nous n’avons pas les outils institutionnels et politiques de l’action commune, stratégique et opérationnelle, tout en ayant les inconvénients d’un multilatéralisme laborieux et illisible à 27 États…
Absolument. Il faudrait dépasser la simple gestion comptable – qui relève surtout de l’approche allemande – de l’Europe. Il faut pour cela des leaders qui aient une vision stratégique pour agir ensemble, pour transcender les égoïsmes nationaux. Il faut pour cela des leaders qui sortent des tranches d’info-réalité au quotidien…
En attendant cet élan, français et européen, on voit qu’il y a des tentations, bien partagées en France, au repli national. Tentations alimentées par des peurs en tous genres, par un pessimisme aussi qui atteint des records… Oui, comme on ne se projette pas vers d’autres horizons, on se replie, dans une morosité effrayante. Les Français sont plus pessimistes que les Afghans : on touche le fond ! Quand on sait ce qui est arrivé aux Afghans ces 40 dernières années, et ce qui les menace avec les talibans… et ils arrivent à être moins pessimistes que les Français !
Il faut que nous reprenions conscience de ce qu’on est, des atouts de la France. Il y a, là encore, un discours politique à tenir. Certes nous avons du travail, mais nous avons des atouts fantastiques, nous ne partons pas perdants. Or, trop souvent dans les esprits en France, nous partons perdants.
Redonner de la fierté collective
Dans un pays où près du tiers de l’électorat comprend, à la gauche de la gauche, les tenants de la révolution sociale, et à la droite de la droite, les tenants de la révolution nationale, comment en temps de crise, où des efforts seront à faire, mobiliser pour une action collective ouverte au monde, tel qu’il est ?
Je pense qu’il faut que l’on redonne de la fierté collective. Fondée non pas sur l’illusion mais sur la lucidité. Nous avons de grands atouts, par exemple sur le plan de la démographie, nous avons des pôles d’excellence dans certains domaines économiques et scientifiques, nous avons de la créativité. A écouter certains en France, rien ne marche, tout fout le camp, nous serions en poly-crise permanente et en phase terminale !
Michel Serres explique très bien le sentiment de poly-crise : de l’âge de Neandertal aux années 50, peu de choses ont réellement changé dans la vie des habitants d’un pays comme le nôtre. Et, depuis les années 50, tout a été bouleversé, qu’il s’agisse de l’environnement, devenu très majoritairement et massivement urbain, de l’espérance de vie, des modes de vie, de la mobilité, physique et professionnelle, de la circulation des informations, des modes de communications, de la rapidité des échanges, commerciaux, financiers… Après des siècles de permanence, tout a changé, dans un laps de temps très bref, en deux générations.
Or, nos systèmes de représentation, eux, n’ont pas changé. Nous avons le même système de l’école, de l’hôpital, de la sécurité sociale, du mariage… Il n’est donc pas anormal qu’il y ait des adaptations difficiles et que, compte tenu de la rapidité et de l’ampleur des évolutions, nous soyons un peu perdus dans les repères et les systèmes de représentation, avec l’apparition de craintes, qui peuvent prendre une importance démesurée.
Ce que est certain, c’est que cette poly-crise ne peut pas être traitée par le zapping médiatique permanent, elle doit être résolue en profondeur par une analyse collective et par une attitude politique, au sens large du terme, qui permette de reprendre de la hauteur et de tracer des perspectives. Il y a aussi sans doute en France un énorme de travail de psychologie collective à faire.
La gauche française est-elle en mesure de prendre en compte les enjeux de la mondialisation ?
Ce que j’observe, d’un point de vue général, au-delà des différences gauche-droite, c’est que le parcours des responsables politiques français n’a pas souvent intégré la dimension internationale. Il faudrait que cette dimension soit plus présente tout en gardant un enracinement fort dans notre culture française. Ce n’est d’ailleurs pas paradoxal. L’enracinement dans une culture, dans une histoire, n’est pas opposable, bien au contraire, à la capacité à se projeter vers des espaces nouveaux, ceux de la mondialisation. C’est précisément cette articulation positive qu’il faut rechercher et développer dans – et pour – notre pays.
Il faut aussi que nous prenions conscience que des rapports de force sont engagés à l’échelle de la planète, que nous avons des forces et qu’il faut en jouer. En 1944, et plus encore en 1940, on ne peut pas dire que le rapport de forces ait été en faveur du général de Gaulle. Pourtant, cela ne l’a pas empêché de relever de très grands défis, et finalement d’entraîner dans la bonne direction. La France aujourd’hui doit pouvoir reprendre espoir, en ayant conscience de l’intensité des rapports de force et qu’elle peut faire du judo, avec des prises gagnantes. Car nous avons face à nous des pays qui ont des stratégies très sophistiquées. C’est cette attitude dynamique et combative que notre pays doit à l’avenir retrouver.
Propos recueillis par Jean-Philippe MOINET
(in La Revue Civique 8, printemps-été 2012)
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