Dans ce grand entretien accordé à la Revue Civique, l’ancien Premier ministre évoquait sa conception de l’action politique, les « grandes priorités » de demain et revenait sur les élections européennes qui venait de se dérouler (en juin 2014) et le score atteint par le FN. Cet entretien réalisé l’été 2014, juste avant sa déclaration de candidature aux primaires de la droite et du centre, Alain Juppé analysait les raisons du score FN : « Au-delà du débat européen, nous déclarait-il, il y a une crispation de l’opinion publique qui s’explique en grande partie par le fait que les Français ont le sentiment d’une impuissance des responsables politiques. C’est cela qui est mortel dans la propagande du FN». Et d’ajouter : « Ce qu’il faut aujourd’hui c’est redonner aux Français une impression de sérieux, de stabilité, de cohérence, de volonté d’atteindre des objectifs clairement identifiés (…) C’est cela notre véritable défi : convaincre les Français qu’il reste bien sûr une capacité d’action pour les hommes politiques et que nous pouvons apporter des réponses qui permettent de résoudre leurs principales angoisses, en particulier la question de la croissance et de l’emploi ». Il explique aussi dans cet entretien que « la poussée du FN est un élément qui peut conduire à une restructuration de notre paysage politique ».
Alain Juppé évoque par ailleurs bien d’autres sujets : l’Europe, le pessimisme français, les institutions, l’équité sociale, « l’identité heureuse » de la France, les perspectives de sa famille politique…. Évoquant la légitime « diversité de sensibilités » en son sein, il observe : « Il y a la ‘droite forte’, populaire, sociale, appelons la comme on voudra, mais il y a aussi les centristes, les humanistes, c’était même le contrat d’origine, et il y a toute une mouvance qui se réclame plus ou moins directement du gaullisme (…) il faut que nous fassions émerger un certain nombre de lignes de force, cohérentes, autour de trois ou quatre grandes idées fortes ». Alain Juppé les précisait déjà pour la Revue Civique.
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La REVUE CIVIQUE : Quelle est votre analyse, à froid, des dernières élections européennes ? Le Front national est arrivé en tête, bien devant l’UMP et, encore plus, devant le PS. Quelles leçons tirez-vous de ce scrutin ?
Alain JUPPÉ : La première leçon est que nous n’avons pas su trouver les mots de nature à convaincre nos concitoyens et à faire passer un message positif sur l’Europe et le monde. Nous étions dans un contexte général où nous n’étions plus audibles dès que nous parlions positivement de la construction européenne. Il s’agit d’une responsabilité collective car nous n’avons sans doute pas trouvé les bons arguments. Nous sommes aussi habitués, en France, à faire porter tous les péchés de la planète à l’Europe.
Il n’est pas de bon ton de critiquer les médias mais la tonalité générale de ce qui s’y est dit sur l’Europe était souvent négative. J’ai en tête un débat sur la négociation du traité de libre-échange avec les États-Unis qui m’avait beaucoup frappé : le journaliste (ou l’économiste) qui s’exprimait a listé toutes les catastrophes qui risquaient de nous tomber dessus en cas de signature du Traité (le poulet à l’eau de javel, le bœuf aux hormones, la disparition de notre industrie culturelle, …) sans jamais dire un mot sur les avantages que l’on peut retirer de cet accord (notamment en terme de stimulation de la croissance et de création d’emplois).
La seconde raison qui a expliqué cette « vague bleu-Marine » provient de la confusion qui a prévalu dans ce vote, motivé aussi, pour une très large part, par le rejet du pouvoir en place. Il y a confusion car, paradoxalement, une majorité de Français considère qu’il ne faut pas sortir de l’Euro, qu’il faut construire une armée européenne et que l’Europe est plutôt quelque chose de positif. En même temps, ils votent pour une liste qui démolit l’Europe. Cela montre que ce vote n’a pas été pour tous un vote d’adhésion aux idées du FN.
« Il reste bien sûr une capacité d’action
et nous pouvons apporter une réponse »
Ce vote FN est-il lié à des raisons circonstancielles ou des raisons profondes, qui feraient que notre paysage politique en est bouleversé, organisé autour d’un tripartisme ?
Je pense que ce sont des raisons assez profondes. Au-delà du débat européen, il y a une crispation de l’opinion publique qui s’explique en grande partie par le fait que les Français ont le sentiment d’une impuissance des responsables politiques. C’est cela qui est mortel dans la propagande du FN. Ce sigle qu’ils ont réussi à créer, « UMPS », renvoie dos à dos l’ancienne majorité et l’actuelle majorité au nom de leur impuissance à répondre aux attentes réelles des Français.
C’est cela notre véritable défi : convaincre les Français qu’il reste bien sûr une capacité d’action pour les hommes politiques et que nous pouvons apporter des réponses qui permettent de résoudre leurs principales angoisses, en particulier la question de la croissance et de l’emploi. C’est là-dessus que le FN prospère, et il faut bien dire que la situation actuelle ne permet pas d’avoir une réponse très convaincante.
Une perspective de reconstruction civique est à tracer pour renouer un lien de confiance entre les citoyens et leurs élites politiques, qu’ils ont tendance à rejeter en bloc. Comment favoriser le retour de la confiance en « la » politique ?
Le peuple français est le plus pessimiste d’Europe, on le voit dans toutes les études. Certes, il y a en France des gens malheureux, des gens au chômage, mais la France est aussi un pays où on vit bien ! Quand on demande aux habitants de nos villes s’ils sont heureux de vivre dans nos villes, nous avons des taux de satisfaction extraordinaires, de l’ordre de 80% ! Mais, au-delà de leur appréciation de leur vie personnelle, dès qu’il leur est demandé une appréciation de l’ensemble du pays, ce qui domine est la morosité, un sentiment de déclin, de sinistrose… Il y a une distorsion à laquelle il faut répondre.
« Apporter lisibilité, stabilité,
et remettre de la perspective »
Alors comment recréer une confiance du citoyen en l’homme politique et en l’avenir ? L’alchimie est difficile à définir, mais je dirais que ce serait d’abord en apportant une lisibilité et une stabilité, en répondant clairement à la question : où est-ce que l’on va ?
Depuis deux ans, les changements de cap permanents ont déboussolé les Français. Cette avalanche de mesures erratiques est dangereuse sur le plan économique car elle crée de l’incertitude, aussi bien chez le consommateur que chez l’investisseur. Il faut aussi apaiser les débats, éviter ceux qui n’ont pas beaucoup d’intérêt ou créent inutilement des affrontements. Le « mariage pour tous » est maintenant engrangé, ne repartons pas sur une loi familiale qui ferait resurgir des divisions !
La façon dont, juste quelques jours avant les élections européennes, des responsables socialistes ont agité le chiffon rouge du vote des étrangers a vraiment été aussi une entreprise de division qui est le contraire de ce qu’il faut faire !
Il faut apaiser, rassembler, remettre de la perspective. Voilà comment on y arrivera en France, avec également un travail technique permettant de crédibiliser un programme de retour à la confiance.
La poussée des protestations et du « national-populisme » ne préfigure-t-elle pas une forme de crise de régime ?
Aujourd’hui – fin juin 2014 – il n’y a pas de crise de régime. Le Président de la République est certes très impopulaire mais, à part quelques franges de l’opinion qui demande son départ, il est légitime, il y a un gouvernement, l’Assemblée, le Sénat, … Tous les éléments du fonctionnement de la démocratie sont là, même si le dialogue social est difficile.
La manie en France de tout ramener à des questions institutionnelles me parait d’ailleurs néfaste. Est-ce qu’il faut passer à une sixième république ? Inventer autre chose ? Dans aucune autre grande démocratie, les problèmes se posent en ces termes : les Américains, quand ils sont en difficulté, ne se précipitent pas pour changer leur Constitution, ni les Anglais, ni les Allemands !
Le problème est dans le rétablissement de la confiance. Peut-être y a-t-il des adaptations institutionnelles à imaginer ; par exemple, nous n’aurions probablement pas de moins bons résultats si nous diminuions, de façon sensible, le nombre de parlementaires pour donner plus d’efficacité à leur travail. Mais fantasmer sur une VIème République, ou un régime présidentiel, est une solution de facilité.
« Légiférons moins et mieux ! »
Au-delà des institutions, les pratiques politiques ne sont-elles pas à faire fortement évoluer pour rétablir la confiance ?
Bien sûr, il faut de la transparence et de l’éthique mais à chaque fois qu’il y a un problème de corruption, une nouvelle loi est faite pour plus de transparence. Cela ne sert à rien ! Appliquons les lois qui existent ! Elles sont suffisamment contraignantes et si nous les appliquions, cela serait déjà très bien !
Un parlementaire, l’autre jour, expliquait les effets néfastes des mesures qui ont été prises pour s’assurer que les parlementaires soient bien présents au Parlement. On les « pointe » maintenant. Donc ils sont tous biens présents, par exemple aux questions du gouvernement (même si certains y dorment…) et, dans les Commissions, on pointe les interventions des parlementaires. Ce député expliquait que, maintenant, des députés interviennent artificiellement, lèvent la main pour dire « je voudrais faire une déclaration : j’approuve le travail remarquable qui a été fait par le rapporteur » ou déposent des amendements sans queue ni tête : voilà les effets pervers de cette manie de légiférer ! Légiférons moins et mieux !
Je me suis infligé le supplice de lire, de bout en bout, la loi qui a été promulguée, en janvier dernier, sur la réforme territoriale des métropoles et de l’intercommunalité. C’est totalement illisible et pas toujours exempt de contradictions. C’est l’un des problèmes de la France : nous légiférons trop, et mal !
Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est redonner aux Français une impression de sérieux, de stabilité, de cohérence, de volonté d’atteindre des objectifs clairement identifiés. Plutôt que rechercher des solutions dans des dispositions institutionnelles. Les problèmes sont ailleurs.
Quels types de réformes vous semblent donc aujourd’hui particulièrement prioritaires en France ? L’Allemagne, pour sortir de la crise, a adopté une attitude de rassemblement en constituant une « grande coalition ». En France, l’heure du rassemblement des modérés n’a-t-elle pas sonnée ?
On peut l’imaginer mais cela suppose une évolution profonde des deux grands partis de gouvernement. On voit émerger une force à l’extrême droite qui, même si elle peut connaitre des hauts et des bas, va devenir une composante de notre système politique dans les prochaines années. L’extrême gauche est atomisée mais existe aussi.
Le problème est le parti socialiste lui-même. Le socialisme français est en complète déroute et faillite : est-ce qu’il est capable de se rénover, de trouver avec une partie de la droite actuelle une base éventuelle de travail, entre le social-libéralisme et la social-démocratie ? C’est un rêve que beaucoup caressent depuis longtemps mais je ne suis pas sûr que les conditions soient encore réunies, ni d’un côté ni de l’autre.
Cependant, cela reste possible parce qu’effectivement la poussée du FN est un élément qui peut conduire à une restructuration de notre paysage politique.
La droite et le centre doivent
« redéfinir une ligne cohérente »
Pour votre propre famille politique d’origine, l’UMP, quel objectif prioritaire est-il, pour vous, important de mettre en perspective pour le moyen et le long terme ?
Redéfinir une ligne cohérente. On a vu que pendant la période de campagne électorale des européennes, nous n’y sommes pas très bien arrivés… Cela ne veut pas dire tous autour du même projet, l’ADN de l’UMP est même une certaine diversité de sensibilités. Il y a la « droite forte », populaire, sociale, appelons la comme on voudra, mais il y a aussi les centristes, les humanistes, c’était même le contrat d’origine, et il y a toute une mouvance qui se réclame plus ou moins directement du gaullisme. C’est cela qui fait la richesse de l’UMP, mais il faut que nous fassions émerger un certain nombre de lignes de force, cohérentes, autour de trois ou quatre grandes idées fortes.
En matière économique, il nous faut très clairement affirmer notre attachement à l’économie de marché et à la libre entreprise, car nous n’avons pas trouvé d’autres systèmes qui soient créateurs de richesse et de croissance. À partir de là, il faut reprendre le chemin d’une nouvelle croissance, plus sobre, moins consommatrice de ressources rares, mais créatrice d’activités et d’emplois.
Ensuite il y a le volet de la protection sociale : nous sommes attachés à un système dans lequel ceux qui ont le plus aident ceux qui ont le moins. Il faut un système social rénové, fondé sur un principe de solidarité mais aussi de responsabilité. Ce qui mine nos systèmes sociaux, ce sont des irresponsabilités qui se généralisent et conduisent à une série de dérives. C’est vrai pour l’indemnisation du chômage, dans le fonctionnement de l’assurance maladie, dans les régimes de retraite…
Le troisième volet est l’invention d’une sorte d’identité heureuse, je suggère de réfléchir à ce concept. On nous parle beaucoup de l’identité malheureuse ou alors on stigmatise l’identité elle-même, sous-prétexte qu’elle serait synonyme de rejet de l’autre. Il est vrai que, qui dit identité, dit « le même », mais ce n’est pas forcément le rejet de l’autre. Comment essayer de construire, autour des valeurs de la République, autour de la Laïcité en particulier, une unité française dans la diversité ? Cela pose évidemment la question de la relation des Français à l’Islam, comment construire l’avenir avec la religion musulmane, qui est l’une des grandes religions de France, dans la mesure où elle accepte les règles du jeu républicain. Et en même temps combattre sans faiblesse tous ceux qui dérivent vers le fanatisme et l’extrémisme.
Voilà quelques uns des grands sujets d’inquiétude des Français : retrouver le chemin de la croissance, réformer notre système social, qui doit concilier solidarité et responsabilité, et inventer une identité heureuse qui permette de faire en sorte que la France soit fidèle à sa capacité d’accueil sans pour autant renoncer à ses principes fondamentaux.
Voilà les grands objectifs. Il faut maintenant travailler à fond, et au fond, pour les traduire en propositions concrètes et opérationnelles.
« S’inspirer du local »
N’y a-t-il pas aussi la nécessité d’ouvrir les partis politiques, et le vôtre en particulier, l’UMP, aux citoyens eux-mêmes ou aux acteurs de la société civile qui s’en sont éloignés ?
Bien sûr, et ce qui se passe au niveau local est, de ce point de vue là aussi, souvent source d’inspiration. C’est pour cela que les maires demeurent les élus les moins impopulaires : ils sont précisément, pour reprendre le vocabulaire d’Alexandre Jardin, des « faiseux » et non pas des « diseux » !
Le sentiment d’impuissance des politiques, qui fait la prospérité du FN, est beaucoup moins présent dans une collectivité territoriale. Parce que des choses sont faites, des villes ont été transformées, des systèmes de transports ont été construits, des logements ont été mis en chantiers, des loisirs ont été rendus accessibles, …
Je pense que tout ce qui peut ramener l’engagement politique à ces réalités-là, et à associer le monde politique à des gens qui ont des idées et des projets concrets, est de nature à réhabiliter la politique, au sens vrai et noble du terme : celui de faire fonctionner la Cité.