Directrice de l’ENA et auteur de « Choisissez TOUT » (JC Lattès), Nathalie Loiseau était l’invitée d’un petit déjeuner débat, en comité restreint, du club Viavoice. A cette occasion, elle s’est confiée sur deux « moments parmi les plus forts » de sa vie : son expérience de la mort, et sa rencontre avec Mister « gorge profonde » aux Etats-Unis. Avec son regard très aigu, loin des schémas classiques et des idées reçues, elle s’est ensuite exprimée sur la question de l’égalité hommes-femmes, qui est au cœur de son livre et de ses réflexions. Sachant que, dans le monde éducatif ou familial, des différenciations stéréotypées surviennent de plus en plus tôt conduisant, explique-t-elle, à enfermer jeunes filles et jeunes garçons dans des schémas plus que réducteurs: totalement archaïques. Confidences personnelles et analyses fines de cet enjeu très actuel de société.
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« Un des moments les plus forts de ma vie »…
Un moment particulier, qui explique sans doute beaucoup de choses ensuite, est le moment où j’ai failli mourir, quand j’ai donné naissance à deux jumeaux. J’ai eu alors une «near death experience», je suis allé un peu de l’autre côté de la vie normale… J’en suis revenue, j’ai survécu, et surtout j’ai choisi.
Je peux témoigner de ce moment étrange et confus, où il y a une tentation extrême de basculer du côté de la mort, qui était en réalité la tentation de soulager de très grandes souffrances (j’avais contracté à ce moment là une maladie très grave et très douloureuse), d’autant qu’il y avait l’air d’avoir de la lumière au bout… Mais il y a eu quelque chose de plus fort, qui m’a fait revenir. Je me suis dit : la vie, même quand on souffre très fortement, c’est beaucoup mieux !
Quand vous avez vécu cela, c’est un don extraordinaire : vous avez une chance extraordinaire car vous n’avez plus peur de la mort, vous l’avez vue en face, chaque moment de vie est donc un moment de gagné, on vit à fond. Parce qu’on a choisi de vivre, qu’on sait que cela peut s’arrêter n’importe quand et que ce n’est pas si grave. Je n’ai d’ailleurs pas de mérite à cela mais je ne sais pas, après cette expérience, ce qui pourrait me faire peur. Il faut d’ailleurs que je fasse attention à ne pas entraîner les autres dans le fait de ne pas avoir peur, physiquement, par exemple dans des situations de guerre ou de conflit armé… Cela peut être perçu comme de l’inconscience, mais c’est comme cela, et naturellement pas vécu de la même manière par d’autres ; ce que je comprends, bien sûr.
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Un autre moment qui a pu me marquer a été lié à mon activité de diplomate. C’était quand j’étais en poste à l’ambassade de France aux Etats-Unis, comme porte-parole et conseillère presse, pendant la guerre en Irak. Après le 11 septembre, tout était bouleversé et il était important de comprendre comment fonctionnaient les médias américains, leurs relations avec la Maison Blanche et les autres institutions, leurs sources, etc… J’avais un déjeuner avec un grand journaliste américain, Seymour Hersh, qui avait été Prix Pullizer dans les années 60, que j’avais rencontré et avec lequel j’avais noué une relation amicale. Il voulait me voir de manière urgente. Nous nous sommes donc vus et, de sa vieille sacoche, il a sorti des photos de ce qui allait devenir, quelques temps plus tard, le scandale de la prison d’Abou Ghraïb, en Irak, où des militaires américains avait commis de graves violations des droits de l’Homme. Il m’a montré ces photos trois semaines avant qu’elles ne soient publiées.
Bien sûr, j’ai aussitôt prévenu mon gouvernement, pour l’avertir qu’un événement monumental avait eu lieu et allait sans doute être révélé. Ensuite, j’ai eu trois semaines d’angoisse… me demandant si cela n’était pas un montage, même si la source du New Yorker est réputée très sûre, recoupant les faits plutôt dix fois qu’une.
Le déjeuner s’est poursuivi avec ce journaliste qui me livrait les éléments d’un scoop mondial et, dans la même pièce, il y avait, seul dans un coin, un très vieux Monsieur, qui nous fixait. Le journaliste ami m’expliqua que c’était un vieux copain et il me proposa de l’inviter à nous rejoindre, ce que j’acceptais volontiers. Nous avons parlé de beaucoup de choses, parfois un peu anciennes, de manière très courtoise. Et quand ce Monsieur s’est ensuite levé pour nous quitter, cet ami journaliste m’a dit : « tu te souviens du Watergate, tu te souviens de gorge profonde ? Et bien, c’est lui !»
Ce genre de moment est un cadeau de la vie, un des cadeaux de mon métier, qui est de savoir écouter, de savoir que les rencontres les plus inattendues peuvent surgir à tout moment, et qu’il faut les accueillir.
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La question de l’égalité hommes-femmes : utile mise en perspective
Je pense qu’en France en particulier, notre gros sujet est qu’on n’a pas assez envie de changer. On est persuadé qu’on a fait quelque chose d’extraordinaire, une fois pour toute, en 1789, et qu’on est depuis en avance sur le reste de l’humanité… Plutôt que d’avoir envie de progresser, d’évoluer, on est plutôt dans la nostalgie d’un prétendu âge d’or. Depuis qu’on est soit disant « en crise », alors qu’on est en période de transformation profonde, on nous renvoie aux « formidables Trente glorieuses ». Alors que c’était une période où les femmes étaient moins nombreuses qu’en 1900 à travailler, qu’elles n’avaient pas le droit d’avoir un compte en banque ou de faire un chèque sans l’autorisation de leur mari, qu’il n’y avait pas de contraception autorisée… les trente glorieuses ne l’étaient donc pas pour la moitié de la population !
Sur le plan juridique, on est en France plutôt avancé désormais, concernant l’égalité hommes-femmes, bien heureusement. Mais dans les faits, les pratiques culturelles ou sociales, notamment en famille, on voit bien qu’on n’attend pas la même chose d’une petite fille ou d’un petit garçon, et encore moins maintenant, c’est cela qui me choque et que j’évoque dans mon livre. Dans mon enfance, on me considérait d’abord comme un enfant avant de me considérer comme une fille, ce qui était très important pour avoir une liberté, sans trop de déterminisme lié au sexe qui provient souvent des parents. Aujourd’hui, nous assistons à un surinvestissement souvent angoissé sur l’éducation des enfants et une hyper-sexualisation de tout. Il n’y a plus de livres pour enfants, mais des livres pour filles et des livres pour garçons. Pour garçons, c’est pirates, chevaliers, héros… pour les filles, c’est princesses, princesses et encore princesses ! Avec ce que cela comporte comme réduction de l’imaginaire, et de réduction du rôle social futur.
Une différenciation très tôt chez les enfants
Malheureusement dans l’éducation des plus jeunes, on perpétue une différence « naturelle » qu’on observe dans les échanges enfants-adultes dans les familles ou les cercles amicaux. On s’adresse très souvent de manière bien différente (et inconsciente) aux petites filles et aux petits garçons : avec les filles, c’est le registre de la beauté ou de la séduction, de l’apparence et de l’altruisme (« merci, c’est gentil de m’avoir apporté un verre d’eau ») ; avec les garçons, on s’intéresse très vite à leurs jeux ou sports préférés, à leurs activités. Tout cela pose une différenciation, très tôt, chez les enfants, entre l’univers des apparences (les filles) et celui des actions (les garçons).
On pourrait dire que le processus de mixité à l’école vient compenser cette différenciation. Il est vrai que les filles, en proportion, réussissent davantage à l’école que les garçons. Mais on s’aperçoit aussi que si les enseignants s’intéressent plus aux filles et les valorisent, parfois inconsciemment, davantage, c’est qu’elles ont une qualité: par leurs réussites scolaires dans le système éducatif français qui repose sur des normes très particulière (faite d’application et d’exécution en conformité aux consignes), elles sont reposantes ! C’est un peu la même approche qu’en famille. Les filles sont moins remuantes, moins contestataires. A l’école, cela permet de faire son cours tranquille… cela ne veut pas dire qu’on ait un projet pour la petite fille qu’on a en face de soi.
Il faut souligner aussi que les stéréotypes masculins sont tout aussi enfermants, depuis la cour de récréation des petites classes : « même pas peur, même pas mal », le « bread winner », l’homme préhistorique qui sort de sa caverne et qui ramène à manger le soir. Il n’y a aucune raison de penser que les hommes sont plus à l’aise avec ce stéréotype là que les femmes le sont avec les stéréotypes qui les mettent en situation de sujétion.
Dans les tenants du « monde d’avant », il y a d’ailleurs aussi beaucoup de femmes. Dans le monde éducatif, il y a 80% des femmes au niveau du primaire. Le fait qu’on n’interroge pas de la même façon les petites filles et les petits garçons provient aussi de femmes qui reproduisent un certain mode de comportements. Et quand on reproche à des femmes à haute responsabilité professionnelle de ne pas être aux réunions scolaires « à l’heure des Mamans », ce sont souvent des femmes qui émettent sèchement le reproche… La question n’est pas tant celle d’un « complot masculin hostile aux femmes » que celle des résistances archaïques à un monde qui a besoin de se transformer.
Les qualités propres aux femmes ?
Une fille qui a été bonne élève acquiert une forme d’orgueil, pas de modestie, d’avoir été gratifiée dans un espace clos et protégé. Ensuite, dans la vie professionnelle, beaucoup de femmes disent qu’elles n’ont pas envie de candidater, d’entrer en compétition, « parce que cela a l’air trop violent » disent-elles. C’est de l’orgueil, une peur de se voir opposer un refus, d’essuyer un échec, de ne plus être la première de classe. Or, il est indispensable de se mettre en cause, d’écouter, de s’ouvrir, de se frotter à d’autres méthodes ou d’autres univers.
Si les femmes n’ont pas en tant que telles de qualités particulières, elles ont la qualité d’être encore minoritaires, d’être nouvelles venues dans nombre de métiers ou de responsabilités, et donc de questionner ce qu’elles rencontrent, d’apporter une capacité d’étonnement, qui peut être une capacité de progrès. Les entreprises et les institutions qui bougent sont globalement celles qui font entrer plus de diversités que les autres. C’est ce que j’essaie de faire à l’ENA. Il s’agit en fait d’éviter le gâchis, qui conduit à se passer de talents extraordinaires qu’il faut savoir détecter. 60% des diplômés en Master sont des femmes, mais 13% seulement des dirigeants d’entreprise sont des femmes : c’est tout simplement un gâchis de talents, perdus pour la société française. C’est contre cela qu’il faut lutter. Car la question de l’égalité professionnelle est encore largement devant nous.
Nathalie LOISEAU, après avoir fait une carrière de diplomate, est devenue Directrice de l’ENA; elle est l’auteur de « Choisissez TOUT » (JC Lattès).